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Vicente MARTIN Y SOLER (1754-1806)

La Capricciosa corretta
ossia La scuola dei maritati (1795)

Opera buffa en 2 actes 
Livret de Lorenzo da Ponte
Edition critique : Christophe Rousset

DISTRIBUTION

Donna Ciprigna, soprano : Marguerite KRULL
Isabella, soprano : Katia VELLETAZ
Cilia, soprano : Raffaella MILANESI
Bonario, baryton : Enrique BAREQUIZO
Valerio, ténor : Emilio GONZALEZ-TORO
Lelio, ténor : Yves SAELENS
Don Giglio, baryton : Carlos MARIN
Fiuta, baryton : Josep Miquel RAMON

Les Talens Lyriques 
Christophe ROUSSET
 

Coffret de 2 CD Naïve
N° E 8887 - 2003 - 2004
Durée totale : 2 h 15



SOUVENT FEMME VARIE...
 

Poursuivant sa courageuse et intelligente exploration d'un répertoire oublié - il dirige pour trois représentations, à partir du 22 juin prochain, la rare Antigona de Traetta au Théâtre du Châtelet - Christophe Rousset nous propose cette fois un bijou malicieux dont le livret, de la main du célèbre Abbé da Ponte, laissait d'ores et déjà augurer bien des bonheurs.

Plaisir jubilatoire, en effet, que celui procuré par l'écoute de cette Capricieuse corrigée ou l'École des Époux, dont le sous-titre rappelle, certes, celui de Così fan Tutte, la Scuola degli Amanti, ultime joyau de la fameuse "trilogie", et dont l'action a lieu aussi à Naples, au pied du Vésuve.

Cependant, l'intrigue, qui se déroule en une seule journée, lorgne plutôt, par sa complexité et sa liberté de ton, du côté de la première perle de la couronne, à savoir Le Nozze di Figaro ou la Folle journée justement et ce malgré le recours, à l'acte II, de quelques "turqueries"Ö

L'argument a pour épicentre un étonnant personnage, celui de Ciprigna (littéralement, "la princesse de Chypre", ou plus comiquement "l'aigrie") tout droit issu de l'univers de Goldoni, sorte de "femme de tête" pétrie d'idées de grandeur et qui entend mener à la baguette toute la maisonnée, aussi bien son mari, Bonario, vieux barbon épousé en secondes noces, que les enfants de celui-ci, Valerio et Isabella, sans oublier les domestiques Fiuta et Cilia, exaspérés par ses extravagances. Quand on saura que Ciprigna est flanquée d'un chevalier-servant un peu imposteur et pique-assiette, Don Giglio, qui vient la courtiser à domicile, mais que très rapidement elle se détourne de lui pour s'intéresser au jeune comte Lelio, lequel est amoureux d'Isabella, sa belle-fille, on comprendra que les choses vont s'embrouiller et tourner au vinaigre. Fort heureusement, tout finira par s'arranger, grâce à la miraculeuse intervention d'un prétendu "ambassadeur oriental" (en fait, le valet Fiuta déguisé), qui ramènera à la raison la "capricciosa".

Le rôle de Ciprigna qui, on s'en doute, demande un abattage hors du commun, fut écrit sur mesure pour une célèbre cantatrice de l'époque, Anna Bosello Morichelli (1760-1800) à laquelle l'oeuvre est d'ailleurs dédiée. Cette artiste, réputée pour ses dons d'actrice exceptionnels, avait par ailleurs créé à Paris le rôle-titre de Nina Pazza per Amore de Paisiello.

La Capricciosa corretta fut créée à Londres au King's Theater de Haymarket le 26 mai 1795 avec un succès retentissant qu'elle rencontra également en Italie, à Venise, Florence, Gênes, Pise et Naples, où la Morichelli continua à triompher dans le rôle-titre. Une reprise parisienne eut même lieu en 1819.

Excepté les références aux Noces et à Così, l'oeuvre est très marquée, sur le plan dramatique, par le théâtre de Goldoni : le personnage de Ciprignia n'est pas sans évoquer celui de Mirandoline dans La Locandiera (1753), quant à Don Giglio, le prétendant pique-assiette, flatteur et menteur, un personnage similaire, prénommé Ferdinando, figurait déjà dans la Trilogie de la Villégiature (1761). Musicalement, l'influence mozartienne, celle des oeuvres de jeunesse, est omniprésente, en particulier La Finta Giardiniera (1775), dont on sait qu'elle contenait la genèse des Noces. Ciprigna semble à elle seule la synthèse de la Marchesina Violante Onesti et d'Arminda, le comte Lelio rappelle le Contino Belfiore, Fiuta, le valet Roberto, Cilia, la servante Serpetta, Valerio, don Ramiro, Bonario et Don Giglio réunis sont comme un condensé de Don Anchise, le Podesta. La vivacité juvénile de La Capricciosa évoque aussi Cimarosa (Il Matrimonio Segreto, 1792) et préfigure parfois le jeune Rossini.

Empreints de virtuosité, de raffinement et de véhémence, les airs de Ciprigna sont tous remarquables, en particulier "Son pur folli e vanarelli" et surtout "Guardami un poco". Ceux de Lelio sont caractérisés par un grand lyrisme et une certaine difficulté vocale comme "Senza il mio caro tesoro", qui rappelle le "Il mio tesoro intanto" de Don Ottavio dans Don Giovanni. Quasiment tous les personnages ont leur "air de bravoure", comme le récit truculent de Bonario, narrant la nuit de noces rocambolesque au cours de laquelle sa "tendre moitié", Ciprigna, va le provoquer en duel.

Comme nous l'écrivions à propos du concert donné au TCE le 23 avril 2003 par Christophe Rousset, les Talens Lyriques et Maria Bayo ("Airs de Zarzuelas du XVIIIème siècle"), à cette époque, les musiciens voyageaient beaucoup à travers toute l'Europe et se complaisaient à se plagier les uns les autres sans états d'âme.

Vicente Martin y Soler, qui abandonna l'Espagne pour l'Italie où il se fit connaître sous le nom de "Martini il Spagnuolo" n'échappe pas à la règle. Certes, il manque sans doute à ces pages divertissantes, remplies de fraîcheur et d'humour, la touche de génie du maître de Salzbourg. Mais il n'empêche qu'on passe un moment fort agréable en leur compagnie.

Cet enregistrement a été réalisé dans la foulée des représentations données à l'Opéra de Lausanne, dans le cadre d'une co-production avec l'Opéra de Bordeaux et le Théâtre de la Zarzuela à Madrid. L'initiative en revient à Christophe Rousset qui avait retrouvé le manuscrit à la bibliothèque de l'Academia Chigiana de Sienne et qui a d'ailleurs établi l'édition critique utilisée ici.

Avec des circonstances aussi favorables, il va de soi que la théâtralité, la joie de vivre et de chanter qui explosent dans ces pages hautes en couleurs, confèrent à l'interprétation livrée par ces artistes un relief extraordinaire.

Dans cette équipe très homogène, tous mériteraient d'être cités. On peut cependant saluer au passage la Ciprigna de Marguerite Krull, dont le timbre corsé et fruité fait plus penser à une Dugazon alla Berganza, qu'à un soprano, la Cilia de Raffaella Milanesi et le Lelio d'Yves Saelens.

Remercions donc Christophe Rousset et son plateau de nous avoir donné à entendre cette oeuvre revigorante, remède imparable à la grisaille et à la mélancolie. Espérons qu'un directeur de théâtre, de France ou de Navarre, fasse un jour preuve d'imagination et monte cette "Capricciosa" dans laquelle une artiste de la dimension de Cecilia Bartoli pourrait faire merveille.
 
 

Juliette BUCH


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