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Michaël Lévinas (né en 1949)

LES NEGRES

Opéra en 3 actes (2004) sur un livret du compositeur
d’après la pièce éponyme de Jean Genet (Gallimard, 1958)

La Reine : Wendy Waller
Félicité : Bonita Hyman
Village : Hans Voschezang
Le Valet : Colenton Freeman
Vertu : Maureen Brathwaite
Djouf : Fabricio di Falco
Neige : Timuke Olafimihan
Le Missionnaire : Mark Coles
Bobo Lori Brown : Mirabal
Archibald : Herbert Perry
Le Juge : Brian Green
Le Gouverneur : David Lee Brewer
Ville de Saint Nazaire : Jean-Richard Fleurençois

Réalisation informatique IRCAM Gilbert Nouno
Orchestre de la Suisse Romande, dir. Bernard Kontarsky

Sisyphe 009
Enregistré à Genève en avril et mai 2004 – Durée : 108’33






« Mais qu’est-ce que c’est donc qu’un noir ? Et d’abord, c’est de quelle couleur ? »
Jean Genet


Lyon, Genève et l’IRCAM ont joint leurs forces pour commander un nouvel opéra à Michaël Lévinas après son Go-Gol (Strasbourg 1996). Les disques Sisyphe publient aujourd’hui en un coffret de deux CDs un écho fidèle des représentations genevoises de ces Nègres, dirigés par un Bernhard Kontarsky des grands jours. La vie, la cohérence que le chef allemand sait insuffler à cette partition sont en tous points remarquables. Certes, on peut difficilement trouver artiste pour lequel la création contemporaine est un élément à ce point connaturel (il a en effet dirigé pour la seule saison dernière la création mondiale de L’Autre côté de Bruno Mantovani à l’Opéra du Rhin et celle du Faust de Philippe Fénelon à Toulouse, pour ne citer que les productions les plus représentatives). Par-delà l’exigence et la précision, Bernhard Kontarsky parvient à donner l’impression à l’auditeur que ces pages sont déjà classiques, qu’elles coulent de source – en un mot : que cet opéra lui (et nous) est déjà familier…

Langages pluriels

Qu’on ne s’y trompe pas : nous ne voulons pas dire par là que la musique composée par Michaël Lévinas est une musique familière au sens simpliste du terme. Au contraire même : la seule Ouverture, page magistrale d’efficacité dramatique, mais redoutable d’intrication (le texte de présentation nous parle d’une écriture à soixante parties réelles !), pose d’emblée l’atmosphère sonore de l’ouvrage : multiplication des points d’ancrages, des langages, des références, des univers sonores (IRCAM aidant, les voix elles aussi sont « modifiées en temps réel »). L’auditeur le moins averti n’aura d’ailleurs aucun mal à déceler çà et là des allusions très claires à des genres aussi différents que l’opérette (via Offenbach) ou le jazz et la musique de films. La mise en place purement factuelle de tout ce monde relève de la prestidigitation. Le résultat ici obtenu par le chef est à la hauteur.

Nègres cosmopolites

On ne peut pas en dire autant de tous les interprètes. On sait la difficulté de distribuer les ouvrages contemporains dont la composition n’est souvent pas encore terminée au moment où les théâtres doivent engager les artistes. On s’étonnera toutefois ici du cosmopolitisme de la distribution, dont le français n’est pas le point fort. Certes, vocalement parlant, chacun est ici tout à fait à sa place, depuis le haute-contre sidérant de Fabricio di Falco (Diouf) pour son rôle mi homme–mi femme (l’habituel fantasme cher à Genêt du curé qui se transforme en femme) jusqu’à la colorature stratosphérique de Wendy Waller (La Reine). Mention spéciale au baryton-basse Herbert Perry, d’une humanité déroutante. Pour soutenir la tension dans ce drame de l’exclusion, de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la mauvaise foi et du préjugé, chacun trouve les ressources d’un surcroît d’expression. Il est vrai que l’action le nécessite, sous peine de voir rapidement l’auditeur perdre pied, ne serait-ce que par quelques partis pris par le compositeur de scander des moments forts par des aplats parfois longs et dont la densité ne se laisse pas forcément saisir immédiatement (musique répétitive ou minimaliste du 3e acte essentiellement). Le drame est lui-même assez statique, et tient davantage de l’expérience et du rituel que de l’action dramatique au sens habituel du terme (une « Blanche » a été tuée ; les « Nègres » s’organisent autour d’une sorte de faux procès, mais un procès théâtral, où chacun semble répéter son rôle – « comme si… »). Dans un procès où le coupable n’est pas celui que l’on croit, où du moins le forfait est expliqué (sinon justifié) par l’injustice fondamentale qui frappe l’accusé, deux mondes s’affrontent, deux conceptions des rapports sociaux, la mauvaise conscience (ou non) des exploiteurs, des Blancs. La question noire se révèle en effet ici une question blanche, responsables de l’état (état matériel et état d’esprit surtout) dans lequel les Noirs se trouvent. Et hors du contexte de la création de cette pièce de théâtre (la décolonisation), c’est tout une réflexion plus large sur l’exclusion et la peur de l’autre que propose ici Lévinas, lui qui a grandi dans un monde où le Juif était l’ennemi public numéro un, le fauteur de troubles, l’animal malade de la société. La musique de Lévinas tente de décrypter et de rendre compte de ces ressorts humains ; ses interprètes se fondent dans ce monde avec conviction.

La mode Genêt

Après The Maids du compositeur suédois Peter Bengston (1994, d’après Les Bonnes), Le Balcon de Petar Eötvös (Aix en Provence,  2002) et Le Condamné à Mort de Philippe Capdenat (Saint-Céré, 2002 également), Jean Genêt semble avoir la cote auprès des compositeurs. Son univers sulfureux, où les valeurs sociales se renversent à plaisir pour que le spectateur puisse mieux appréhender les rouages de ce qu’il prend d’ordinaire comme allant de soi, trouve avec Lévinas une traduction musicale très convaincante. On s’étonnera alors d’autant plus de l’indigence du livret d’accompagnement, qui ne donne aucun résumé de l’action, aucune indication sur les rôles et les chanteurs – ne parlons pas de la biographie des artistes, absente sauf pour le compositeur et le chef. À moins d’être déjà familiarisé avec la pièce originale, l’auditeur sera totalement perdu, ne sachant jamais qui chante ni ce qu’il dit. Les plages sont listées comme autant de simple subdivisions, sans indication des personnages qui y chantent (à l’exception de quelques moments précis, sans que l’on sache vraiment pourquoi – par exemple, plages 12 et 13, notées : « Chant de Diouf », ou au disque 2, plage 19 : « Hymne à l’amour entre Vertu et Village »). S’agissant d’une création, le procédé est quand même bien léger et l’acheteur non averti risque de se trouver fort démuni à l’écoute « à l’aveugle » de cet opéra, d’autant plus que, nous l’avons dit, la prononciation française n’est pas vraiment le point fort de ces chanteurs. Erreur éditoriale qui n’entache en rien, bien évidemment, la qualité tant de l’œuvre elle-même que de sa réalisation musicale.


David FOURNIER


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