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Claudio MONTEVERDI (1567-1643)

L’ORFEO

« Favola in musica » en cinq actes et un prologue
Livret d’Alessandro Striggio
Créé le 24 février 1607 au Palais Ducal de Mantoue

Orfeo : John Mark Ainsley
Euridice : Juanita Lascarro
La Messagiera : Brigitte Baileys
Apollo, Pastore II : Russell Smythe
La Musica : David Cordier
La Speranza : Michael Chance
Caronte : Mario Luperi
Proserpina : Bernarda Fink
Plutone : Dean Robinson
Pastore I / Eco : Jean-Paul Fouchécourt
Pastore III : Douglas Nasrawi
Pastore IV : Dean Robinson
Ninfa : Suzie Le Blanc
Spiriti : Jean-Paul Fouchécourt, Russell Smythe, Douglas Nasrawi

Tragicomedia
Concerto Palatino
Direction : Stephen Stubbs

Mise en scène : Pierre Audi

Enregistrement live au
Het Muziektheater d’Amsterdam en juillet 1997

OPUS ARTE  2 DVD OA 0929 D
140 minutes – 16/9 NTSC Toutes zones.
Surround STEREO

et demi



Les cercles du bonheur disparu


Avant toute autre considération, admirons le travail de captation de ce DVD (1997 !), sa qualité technique et sonore (assez réverbérée), et espérons qu’Opus Arte continue à nous livrer les trésors enregistrés du Muziektheater d’Amsterdam.

Pierre Audi choisit de situer Orfeo dans une Méditerranée indéfinie, les costumes faisant référence à la fois à la Grèce ethnique et à sa version Renaissance. Cela, et plus encore la portée symbolique des décors, qui trace sur le sol dénudé une géométrie presque métaphysique – triangle des troncs rassemblés comme un tipi matriciel (troncs qui deviendront à l’acte 3 chemin vers Euridice), griffure du mur de pierres sèches s’enfonçant dans le sol pour tracer le passage vers les profondeurs de l’Enfer, et surtout ces cercles initiatiques dont nous parlerons plus loin – ancre la narration dans une intemporalité qui rend le propos encore plus universel et percutant. D’autant que le metteur en scène a pris soin d’équilibrer cette esthétique épurée par une direction dramatique pointilleuse, donnant un sens à chaque inflexion musicale. Il y a à la fois une intention chorégraphique de tous les mouvements de groupes (bergers, esprits infernaux), et une attention permanente aux gestes individuels (intrigues secondaires suggérées entre bergers, enroulements de tendresse, cassure d’Orfeo à l’annonce de la mort d’Euridice, attirance de Proserpine pour Orfeo), traduction gestuelle des affects qui est admirablement accompagnée par les costumes et les éclairages. Il y a encore des idées géniales, comme ce bref mouvement agressif d’Orfeo contre la Messagiera sur le célèbre « Oime », cette offrande solennelle du corps d’Euridice, cet Orfeo tétanisé par son erreur et qui se penche sur Euridice une dernière fois.  Et tant d’autres… comme la façon dont les Enfers rendent à la terre dorée Orfeo. Et ces cercles dont nous parlions : cercle symbolique de l’eau purificatrice et médiatrice permettant le passage d’un monde à l’autre, eau baptismale devenant celle du Styx ; cercle de sable que l’on contourne inconsciemment ou que l’on pénètre sciemment et qui est tour à tour lien entre les vivants (les bergers s’y rassemblent pour les commentaires choraux) et frontière entre le réel et l’imaginaire. Une conception intelligente, efficace et, qui plus est, d’une beauté à couper le souffle, à la fois onirique et sensuelle, tant dans la pastorale aux tons dorés que dans les actes infernaux baignés d’un bleu glacé.

Musicalement, les choses commencent pourtant plutôt mal. Le tempo assez lent et surtout le son droit et agressif de la Musica (David Cordier) fait craindre la suite. Et c’est vrai qu’il faut un temps d’adaptation pour sinon admettre ce timbre (impossible…) mais du moins comprendre ce choix de tactus. Ce n’est pas lenteur, mais temps donné pour laisser au drame sa respiration, aux chanteurs leur incarnation, et aux instrumentistes l’ornementation. Cette volonté de poser le discours doit se comprendre comme élément fondateur d’une musique qui se veut ici cérémonie. Et l’on comprend alors que ce qui est l’une des clés de cette réussite, c’est cette identité d’intentions totale entre le metteur en scène, Pierre Audi, et le directeur musical, Stephen Stubbs. Pour en finir avec l’orchestre, signalons aussi la beauté opulente des cuivres et la pertinence de la réalisation du continuo.

Le plateau est le résultat d’un casting pertinent, hormis notre réserve sur David Cordier. A lire la distribution, on s’en doutait, mais le résultat dépasse les espérances. En tête, un trio qui cloue littéralement sur son siège : Orfeo, la Messagiera, Caronte. L’Orfeo de John Mark Ainsley rejoint au panthéon du rôle Eric Tappy. Où est cette « épure cadenassée » qui a pu être décrite ailleurs à propos de sa prestation ? Incompréhensible… Nous avons vu un homme déchiré de douleur, qui tente l’impossible, beau comme le demi-dieu qu’il est, d’une justesse dramatique magnifique (pour exemple le soupçon de crainte dont se teinte le « Ecco pur … » ou son regard éperdu aux côtés de la Messagiera), offrant un « Tu sei morta » à pleurer, un troisième acte bouleversant, exploitant avec une facilité et une beauté de timbre chavirantes la palette du chant monteverdien, notamment le passagiatto du « Possente spirto », suivi par un continuo d’une attention exceptionnelle. Là encore, l’allure hiératique choisie par Stubbs peut être incomprise, mais nous y avons une fois de plus vu un corollaire indispensable de la vision quasi sacrificielle, universelle, de l’œuvre. Brigitte Balleys est une Messagiera juste, sobre, profondément tragique et humaine. Mario Luperi enfin clôt ce trio de tête, avec un Caronte enfin réellement abyssal. Mais les autres rôles nous mettent aussi à la fête, Jean-Paul Fouchécourt berger puis esprit, la sensuelle Juanita Lascarro, la pétillante Ninfa de Suzie LeBlanc, sans parler des luxes suprêmes : Bernarda Fink en Proserpina frémissante, Michael Chance en Speranza.

Un Orfeo indispensable qui se clôt sur une intéressante alternative à bien des « montées au ciel » de l’histoire scénographique, et qui reste ouverte à moult interrogations. Mais n’est-ce pas justement ce que souhaitaient Striggio et Monteverdi ?


   Sophie ROUGHOL

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