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Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
 

RINALDO

Opera seria in tre atti.

Vivica Genaux : Rinaldo
Lawrence Zazzo : Goffredo
Miah Persson : Almirena
Inga Kalna : Armida
James Rutherford : Argante
Christophe Dumaux : Eustazio
Dominique Visse : Mago Cristiano 

Freiburger Barockorchester

direction René Jacobs

Enregistré en août 2002
HARMONIA MUNDI (901796.98 3CD) 



Harmonia Mundi publie ce nouveau Rinaldo dans le sillage immédiat d'une réédition, limitée et à prix avantageux, d'une dizaine d'opéras dirigés par René Jacobs. C'est l'occasion de replonger dans un Giulio Cesare de légende (1993) qui a révolutionné l'interprétation des opéras de Haendel. Dix ans plus tard, le casting laisse parfois songeur (en particulier le Sesto de Marianne Rørholm) et les limites de certains chanteurs nous heurtent davantage, mais la magie opère toujours, car l'essentiel est ailleurs : dans l'engagement et la fièvre des artistes, solistes et orchestre, galvanisés par un chef habité et, surtout, maître du style. Délivré de la raideur et des transpositions aberrantes qui l'avaient longtemps défiguré, l'ouvrage renaissait dans toute sa splendeur. Sans renouveler ce coup de maître, René Jacobs n'en signe pas moins la version la plus aboutie du premier chef-d'oeuvre londonien de Haendel, dominant un catalogue riche de promesses non tenues.

En 1977, Malgoire dirigeait un plateau de rêve : Carolyn Watkinson (Rinaldo), l'un des mezzos les plus excitants du renouveau baroque, Ileana Cotrubas, sublime Almirena, l'alto délicat et lumineux de Paul Esswood (Goffredo) ou encore l'Argante phénoménal d'Ulrik Cold, qui nous gratifiait d'un mémorable "Sibillar gli angui d'Aletto". En revanche, la direction laisse franchement à désirer et le très coloré Freiburger Barockorchester relègue aux oubliettes une Grande Écurie exécrable (CBS). Deux ans avant Watkinson, Marilyn Horne marquait le rôle-titre de son empreinte, mais, à l'exception de l'Argante de Samuel Ramey, elle éclipsait tout le monde (VOCE, 1975). Elle ne renouvela malheureusement pas sa performance sur la scène de la Fenice (Nuova Era, 1989). David Daniels (Rinaldo), Cecilia Bartoli (Almirena), Bernarda Fink (Goffredo), Luba Organasova (Armida), Gerald Finley (Argante) : peut-on imaginer plus belle affiche ? Ne se refusant rien, DECCA (1999) invitait le dernier contre-ténor à la mode, Bejun Mehta, pour chanter les quelques mesures du Mage et, comble du luxe, Mark Padmore pour le bref récitatif du héraut. Harmonia Mundi joue la carte de l'économie : aucune vedette, Almirena et Armida prêtent leurs voix aux sirènes et René Jacobs la sienne au héraut (son nom ne figure nulle part, mais ses fans le reconnaîtront). En revanche, le disque a été enregistré après la création du très controversé spectacle de Montpellier, juste avant sa reprise à Innsbruck. C'est ce qui fait toute la différence : cette expérience commune de la scène offre un avantage incomparable aux nouveaux venus...

Écoutez seulement l'air d'entrée d'Armida : en quelques notes le décor est planté et Inga Kalna se déchaîne, vocifère et hurle ses contre-notes. C'est l'antithèse d'Organasova, vocalement parfaite, mais monolithique et glaciale. A la perfection du chant s'oppose l'incarnation et tant pis si le belcanto est malmené : cette magicienne est excessive, folle, d'amour, de rage et de douleur, humaine et monstrueuse. La Medea de Della Jones (Teseo avec Minkowski) sacrifiait aussi la pureté de l'intonation, la beauté de la ligne et l'homogénéité des registres à la vérité dramatique. Nous sommes au théâtre, pas au concert ni dans un studio aseptisé. Tout oppose les versions de Jacobs et d'Hogwood, à commencer par le tempérament des chefs. Non seulement le Gantois et sa troupe ont réalisé un travail exemplaire sur le récitatif, fluide organique de cette somptueuse partition, mais l'homme n'a pas son pareil pour restituer l'atmosphère de chaque scène avec un sens aigu du théâtre, de l'ambiguïté et du rebond, un entrain et une fantaisie qui font cruellement défaut à son trop flegmatique concurrent. Fidèle à lui-même, il réorchestre certains accompagnements, étoffe le continuo, ajoute des cadences, recourt aux effets spéciaux et rend justice à la partie instrumentale, dont le rôle prépondérant a trop souvent été négligé par ses prédécesseurs.

Toutefois, certaines options du musicien ne feront pas l'unanimité. La suppression des airs de Goffredo ("Solo dal brando", acte III, scène 11) et d'Eustazio ("Scorta rea di cieco amore", acte II, scène 3), par exemple, irritera d'autant plus les puristes et les amateurs de beau chant que l'interminable et très narcissique solo de clavecin (acte II, scène 10, "Vo' far guerra") est maintenu. Jacobs nous avait déjà fait le coup dans Agrippina, mais aux prouesses de Nicola de Figueiredo répondaient alors les exquises minauderies de Rosemary Joshua, Poppée glamoureuse à souhait. Non seulement cette excentricité perd de son charme et de son intérêt au disque, mais elle vole la vedette aux chanteurs. Du temps de Haendel, ce sont les divas et les castrats qui tiraient la couverture à eux et multipliaient les extravagances pour le plus grand bonheur du public. Rinaldo, le primo uomo, devrait nous surprendre, nous éblouir. Vivica Genaux en a-t-elle les moyens ? Les qualités intrinsèques de la voix et la technique ne suffisent pas : la virtuosité manque d'éclat et l'artiste ne semble jamais concernée par les états d'âme de son personnage, elle survole les pages les plus expressives ("Cara sposa", "Cor ingrato") sans jamais se troubler ni se livrer, à mille lieues de sa partenaire, Miah Persson, qui nous offre un "Lascio ch'io pianga" dépouillé et bouleversant. Si le rôle-titre manque d'aura, l'Argante pataud et fruste de James Rutherford frise carrément le contre-emploi : où sont passés le formidable abatage d'Ulrik Cold (CBS), l'élégance et le panache de Gerald Finley (DECCA) ?

Lawrence Zazzo s'impose aujourd'hui comme l'un des meilleurs contre-ténors de la scène lyrique : son Goffredo allie la plénitude vocale et la sensibilité d'un grand interprète, il soutient parfaitement la comparaison avec ses devanciers, toutes catégories vocales confondues. Christophe Dumaux n'a pas le timbre flatteur et nacré de Daniel Taylor, mais sa voix est agréable, saine et il fait surtout preuve d'une maturité étonnante. La suavité et la mollesse du Canadien confinaient parfois à la mièvrerie, rien de tel ici : le jeune Français (à peine vingt-quatre ans) campe un Eustazio viril et déterminé, aux accents presque farouches. A force de l'entendre diriger et s'enflammer pour des mezzos, on en aurait presque fini par oublier que René Jacobs fut aussi et d'abord un contre-ténor... Une distribution inégale et quelques licences discutables n'entament pas longtemps notre plaisir : ce Rinaldo mérite amplement de figurer dans toute bonne discothèque haendélienne.
 
 

Bernard Schreuders


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