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Georg Friedrich HAENDEL

TESEO

Teseo (Thésée): Jacek Laszczkowski
Agilea (Aeglé) : Sharon Rostorf-Zamir
Medea (Médée) : Maria Riccarda Wesseling
Clizia (Cleone) : Miriam Meyer
Arcane (Arcane): Thomas Diestler
Egeo (Egée): Martin Wölfel

Lautten Compagney Berlin
Chúur de l'Université Martin Luther King de Halle
Dirigé par Wolfgang Katschner

Mise en scène : Axel Köhler
Décors : Stephan Dietrich
Dramaturgie: Dörte Reisener

Enregistrement live juillet 2004
au Schlosstheater "Neues Palais" Potsdam
1 DVD Arthaus 100708, septembre 2005
16:9 - son 5.0 / Stereo
Toutes zones


"Que faut-il, cher ami, penser de Teseo ?
Les décors en sont laids, mais le chant reste beau :
Imaginez la Grèce, un royaume mythique,
Transformé en hangar où une vulgaire clique
S'agite dans un lit, sous une couverture,
Dès qu'ont été joués les sons de l'ouverture.
Malgré ces choix douteux, la musique est si belle
Que même le décor ne peut rendre cruel
Envers tous ces chanteurs qui sont presque excellents
Que ce soit pour le timbre ou pour les ornements."
Teseo : l'un des premiers opéras italiens dont Haendel allait régaler l'Angleterre du pyrotechnique Rinaldo (1711) à l'ironique Deidamia (1742). Achevé en décembre 1712, Teseo connut dix représentations, en janvier et février 1713, au Queen's Theatre de Londres, pour le plus grand bonheur du public londonien. Rejoué trois fois jusqu'en 1713, il ne fut étonnamment jamais repris par Haendel, contrairement à d'autres succès tels Rinaldo ou Il Pastor Fido. L'intrigue de Teseo est d'excellente facture. En effet, le livret de Nicola Francesco Haym, inspiré de Quinault, en a conservé les cinq actes et la belle trame narrative. Les protagonistes échappent ainsi à l'obligation de s'échapper de scène après leurs airs. Le génie dramatique du librettiste - trop souvent décrié comme un poète mirliton - apparaît clairement, malgré les remaniements et le passage de la langue de Molière à celle de Boccace : l'histoire fort complexe et aux nombreux rebondissements, repose essentiellement sur les amours d'Aeglé et de Thésée contrariées par les diaboliques machinations de la sorcière Médée (éprise de Thésée) et les avances maladroites mais royales d'Egée (soupirant d'Aeglé). La musique de Haendel, quant à elle, frise le sublime avec des climats variés, l'usage de hautbois ou de bassons comme instruments obligés et une veine mélodique d'une incroyable inventivité, avant qu'apparaissent les airs quasi-interchangeables qui ponctueront les futurs Imeneo et autres Flavio.

Sur la petite scène du Schlosstheater Neues Palais de Postdam, les chanteurs évoluent dans un décor très sobre, fait de murs gris pivotants. Les artistes sont tous rompus au chant baroque et l'on se réjouit de ne pas se voir infliger de vibrato trop large ou de da capo anachroniques. Dans l'ensemble, le plateau est excellent, avec des voix bien différenciées, et des cadences éblouissantes.

L'Aeglée de Sharon Rostorf-Zamir souffre d'un jeu moyennement convaincant et d'aigus un peu étroits. Le timbre est assez impersonnel, les vocalises bien exécutées mais sans inspiration, comme dans "M'adora l'idol mio". L'air "Vieni, torna, idolo moi" de l'acte III où elle se languit de Thésée manque cruellement de passion, alors même que les bassons de la Lautten Compagney sont toute tendresse. Heureusement, au fur et à mesure de ses malheurs, cette beauté glacée se montre plus sensible. Le lamento nocturne de la prisonnière "Deh ! v'aprite, oh luci belle" s'avère touchant, en dépit d'une fâcheuse tendance à étirer le tempo à chaque fin de phrase. L'autre lamento "Amarti si vorrei, il ciel, il ciel lo sà", uniquement accompagné par le luth, représente l'un des points forts de l'oeuvre, tant dramatiquement que musicalement. La soprano n'y est certes pas techniquement parfaite - la voix est un peu trop acide, certains départs mal assurés - mais l'effet demeure quasi hypnotique. 

Miriam Meyer, de son côté, campe une Cleone rafraîchissante, espiègle et mutine. Axel Köhler aurait d'ailleurs pu s'abstenir d'en faire l'objet de sous-entendus grivois, déclenchant les rires gras de la salle lorsqu'elle passe sensuellement sous la couverture d'Arcane durant un des airs de ce dernier. La voix est claire et légère, mais son manque de corps et de projection ne nuit pas à un personnage somme toute secondaire dans l'action. Son "ti credo, si ben moi" souffre peut-être de la battue trop rapide du chef, mais l'élan et la joie sont bien présents. 

La grande prêtresse de cet enregistrement est sans conteste l'impériale Médée de Maria Riccarda Wesselin. Les mains tachées de sang, sanglée dans une chevelure qui lui sert de robe, atrocement maquillée, la sorcière ressemble presque à une de nos très contemporaines adolescentes "gothik". Mais quelle voix ! Dès son apparition à l'acte II, l'on se demande pourquoi l'opéra n'a pas pour titre Medea. Avec un organe puissant, riche, enveloppant, tantôt caressant, la chanteuse, menaçante ou blessée, insuffle à la sorcière une souffrance et une complexité bien loin de la simple et redoutable "vilaine" incarnée par Della Jones chez Minkowski (Erato), vocalement plus corsée. Ecoutez ce "Quell'amor, ch'è nato forza" aux attaques incisives et dures, renforcées par des cordes qui écrasent leurs archets en produisant un son franchement désagréable ; tremblez devant ce maléfique "Sibillando, ululando atterate la rival" (malheureusement gâché par des sortes de gorilles qui dansent pesamment en faisant beaucoup de bruit sur scène). Enfin, au dernier acte, pendant un court instant, la magicienne se révèle éperdue, désarmée, pitoyable dans le souffle d'un "Morirò, ma vendicata" qu'elle expire douloureusement, allongée sur le sol.

Côté hommes, les amateurs de contre-ténors seront servis (n'oublions pas qu'Axel Köhler, le metteur en scène en est un). Commençons par le problématique Egée de Martin Wölfel : sa voix faiblarde, peu assurée, ses vocalises parfois heurtées et mal maîtrisées pourraient lui porter ombrage. Etrangement, ce n'est pas le cas. En effet, cette voix instable et timide convient tout à fait au roi Egée, dominé par Médée, forcé à abdiquer finalement au profit de Thésée. En outre, Johnny Maldonado est fort bon acteur, et son air de fureur "Voglio stragi, e voglio morte" est un génial contresens : le roi tente de prendre plusieurs poses triomphantes, sans y parvenir. Furieux, il tape du pied, s'agite comme un beau diable, demande sa cuirasse, s'aperçoit qu'il est toujours aussi peu convaincant, s'enveloppe dans sa cape, et brandit finalement son épée avec la dextérité d'un jardinier...

Thomas Diestler possède une belle présence et un instrument plutôt sonore, allié à une grande virtuosité dans les reprises. Le contre-ténor paraît d'ailleurs bien plus à l'aise dans les airs de bravoures que dans les galanteries amoureuses. Son "Benché tuoni e l'etra avvampi", joué à une allure incroyable, dépassant même allégrement toutes les excentricités d'un Minkowski, a soulevé, non sans raison, l'enthousiasme du public qui l'a applaudi à tout rompre. On regrettera cependant une certaine uniformité de ton, doublée d'aigus un peu "hululant", un peu comme chez René Jacobs.

Enfin, last but not least, le brave et héroïque Thésée ne laissera personne indifférent. Jacek Laszczkowski est confronté à une partition extrêmement difficile, à la tessiture haute et donc souvent confiée à une mezzo-soprano. La voix est forcée mais sûre, parfois proche du cri mais capable de projection, abattant les cadences avec facilité. Laszczkowski dévoile une musicalité discrète mais affirmée, sans oublier un soupçon d'agressivité. A l'auditeur de se forger un avis sur cette voix très particulière, moins éthérée et enfantine que celle de Jaroussky, plus virile que celle de David Daniels (on se souvient de son Rinaldo assez mou). Dès son deuxième air "non se più che bramar", la salle est conquise, subjuguée par cet timbre ambigu et extrême, quoique limité dans ses nuances. 

Les rares choeurs sont insuffisants, manquant de corps et de cohésion : les parties restent mal espacées avec des pupitres intermédiaires transparents et des attaques aussi enthousiastes qu'imprécises. En revanche, l'orchestre baroque rutilant et précis de Katschner est un vrai régal : vive, souple, opulente, la Lautten Compagney jubile dans la fosse, en dépit d'effectifs qui semblent assez réduits. On louera les bois, en particulier, aux admirables sonorités grainées. La masse orchestrale est homogène, bien aérée avec de jolies couleurs instrumentales, et cette phalange fait avancer l'intrigue avec une conviction sans faille, menée d'une main de fer par un chef à la conduite aussi fougueuse - voire plus (!) - qu'un Minkowski, moins ciselée que Jacobs. On reprochera toutefois au chef l'urgence exaltée de certains tempi, qui transforme les airs de bravoures en pure démonstration de virtuosité.

En matière de spectacle, les costumes mêlent une antiquité de mauvais goût, un soupçon de siècle galant et surtout une modernité dénuée de classe. Heureusement, Axel Köhler, chanteur lui-même, a épargné aux artistes les postures trop ridicules : point de roulades effrénées ou de gadgets anachroniques à tout va dans ce décor triste et froid, où les panneaux coulissants gris rappellent vaguement les perspectives de carton-pâte baroques : où sont donc passés le temple de Minerve et ses belles colonnes doriques, les palais d'Egée ou de Médée ? Il vous faudra l'imaginer. L'essentiel est heureusement porté sur l'action et le chant, malgré l'apparition très inopportune des monstres de Médée sous la forme de créatures velues. On déplorera que l'incendie du dernier acte se réduise à ces quelques gorilles agitant des fanions jaunes, comme pour régler la circulation. En bref, la mise en scène est minimaliste, esthétiquement peu plaisante, mais elle conserve le mérite de ne pas entraver l'action.

Quant au support, Arthaus nous livre un produit soigné : boîtier avec fourreau, petit livret, excellent son malgré des basses un peu trop en avant, belle spatialisation. Même les sous-titres ont fait l'objet d'une grande attention : "Déjà dedans mon coeur coule un flot furieux" s'exclame, en alexandrin, le Roi Egée au début de l'acte IV. Un accès à chaque récitatif et à chaque air est possible, ainsi qu'une option qui affiche la partition sur l'écran (mais cette dernière reste assez peu utilisable, en raison de la petite taille des portées qui rend la lecture ardue). Enfin, l'éditeur a eu l'excellente idée de prévoir un lancement automatique du DVD, ce qui permet, si votre lecteur est relié à vos enceintes, d'utiliser le disque comme un CD classique sans avoir à allumer la télévision pour passer par le menu.

Pour ceux qui possèdent déjà le remarquable enregistrement des Musiciens du Louvre (Erato), Katschner apparaîtra paradoxalement à la fois plus direct et plus attentif au beau son. Cependant, la distribution n'est pas aussi parfaite avec un Egée insuffisant et un Thésée qui ne plaira pas à toutes les oreilles. Pour les autres, ce Teseo est fortement recommandé comme un des meilleurs remèdes aux atteintes grippales de l'hiver qui s'annonce, traitement à renouveler autant de fois qu'il vous plaira.
  


Viet-Linh NGUYEN 


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