C  R  I  T  I  Q  U  E  S
 
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Richard WAGNER

TRISTAN UND ISOLDE

Tristan, Placido Domingo
Isolde, Nina Stemme
Brangäne, Mihoko Fujimura
König Marke, René Pape
Kurwenal, Olaf Bär
Melot, Jared Holt
Der Hirt, Ian Bostridge
Der Steuermann, Matthew Rose
Der junge Seeman, Rolando Villazon

Orchestra of the Royal Opera House, Covent Garden
The Royal Opera Chorus, Covent Garden
Antonio Pappano

3 CDs et 1 DVD EMI, 7243 5 58006 2 6



Les oiseaux de mauvais augure se sont tellement attachés, ces dernières années, à nous annoncer la mort de l'intégrale "classique" d'opéra, que ce coffret prend d'emblée un étonnant air de rescapé. Et comme les pythonisses de tous bords nous avaient promis, par ailleurs et depuis longtemps, le Tristan de Domingo, ce rescapé-ci passe doublement pour un repêchage. Il vaut heureusement beaucoup mieux que cela, sachez-le dès maintenant !

Il faut pourtant beaucoup pour qu'une nouvelle intégrale (et a fortiori un nouveau Tristan) trouve sa place dans une histoire souvent longue d'enregistrements nombreux et parfois incontournables. Voilà pour les lieux communs !

A-t-il donc des atouts ce nouveau cru ? Sans doute oui... mais que l'on n'ira pas forcément chercher du côté de l'orchestre. Comme souvent, Pappano reste en effet un peu extérieur au drame. On ne pourra rien lui reprocher relativement à la mise en place des masses orchestrales, infailliblement ciselée, précise... mais aussi polie jusqu'à l'extrême. La non-vision peut-elle passer pour un parti pris interprétatif ? Posons la question... et contentons-nous de relever qu'après Fürtwängler et Karajan (chez EMI seulement, c'est-à-dire sans parler des Böhm et autre Kleiber) le seul orchestre-roi, même magnifique de timbres, cossu, capiteux (ah ! le cor anglais du prélude du III !) est un viatique un peu pauvre pour marquer les esprits ! L'ensemble est par ailleurs mené assez près du drame, bien enlevé (les moments d'agitation qui closent le I et le II impressionnent même) et théâtral. Mais que le prélude est triste, et lent, et lourd, sans le sens de l'harmonie qui le parcourt, l'innerve, le secoue ! Et où est la magie de la scène du philtre ? L'érotisme du duo d'amour (malgré un climat à la fois morbide, souple comme une liane, presque fétide et en apesanteur dans la section centrale) ? L'urgence de l'arrivée d'Isolde au III ? La lumière enfin, la flamme rédemptrice du Liebestod ? On attendait décidément mieux de l'assistant de Barenboïm à Bayreuth ! On est déçu, indubitablement, d'autant plus que de vraies beautés émergent, éphémères (magnifique mise en scène des appels de Brangäne au II; superbe traitement des cordes dans le monologue de Marke) auxquelles on s'accroche sans jamais pouvoir les retenir.

C'est d'autant plus dommage que l'affiche des solistes est extraordinaire. Luxueuse aussi. Oui ! Vous avez bien lu, EMI s'est offert (nous offre) le plaisir de quelques mesures de Villazon et Bostridge, surinvestis vocalement et dramatiquement. On aura là surtout le Marke d'une génération, un René Pape en splendeur. Véritablement royal de timbre, la basse renouvèle son exploit du MET (dvd DG) d'une ligne tenue jusque dans les moindres nuances, d'un phrasé ample, d'un art du mot, du déchirement, d'une puissance incantatoire autant qu'épuisée simplement prodigieuse. Une référence, un chant inscrit au creux de l'histoire d'un rôle par ailleurs fort bien servi de par le passé (List, Greindl, Ridderbusch...). Magnifique aussi le Kurwenal d'Olaf Bär, précis d'émission, presque rude, emporté au I mais aussi vrai liedersänger pour un réveil au III phrasé à mi-voix sur un souffle ténu. Magique, enfin, la Brangäne de Fujimura, claire de timbre, vraie demi-soeur d'Isolde par la jeunesse et la flamme plus que matronne comme trop souvent, hélas. Les appels en sortiront transfigurés, épurés, décantés sur le tapis luxueux, tendu (enfin) par le chef.

Que dire du couple vedette ? L'enregistrement tient par son nom seul, on s'en doute. Elle, Nina Stemme, a tout. Elle a le port de reine, le déchirement, l'émoi, la présence, alors qu'elle ne chante, en scène, le rôle que depuis peu de temps. Le format vocal est épique, le lyrisme puissant (le récit du I), les registres équilibrés, les aigus du duo sont fièrement projetés et le Liebestod enflammé, libéré, emporte l'adhésion en balayant l'ambitus, l'étreignant pour un climax hors de portée. L'interprétation fût-elle seulement vocale, il y aurait là, déjà, une leçon incontournable. Mais Stemme évolue sur d'autres cimes. Où a-t-on entendu princesse outragée comme elle depuis Mödl, depuis Varnay ? Pas chez Nilsson, pas chez Dernesch, pas même peut-être chez Flagstad, y compris dans ses jeunes années, trop univoquement héroïques. Stemme a le souffle, l'ampleur visionnaire mais aussi la flétrissure qui la rapproche d'une forme éternelle de féminité trouble, troublée et troublante.

Tristan est peut-être le dernier rivage auquel touchera Domingo. Lui-même a annoncé que c'est là sa dernière intégrale confiée au micro. Avec sa voix d'éternel jeune premier, à peine ternie, à peine écrêtée dans les limites de l'aigu, le ténor donne du héros wagnérien une image pétrifiante. L'italianité, la morbidezza du timbre, son grave cuivré sont plus ceux de Lohengrin que des héros postérieurs, on le sait depuis les intégrales précédentes du chanteur (les Meistersinger mais aussi Tannhäuser ou ses nombreux Siegmund en live). L'allemand, le mot, l'accentuation restent ici, comme avant, un peu exotiques. Mais la poésie qui émane de ce chant-ci est unique. Le bel canto que Domingo met dans le duo, dans sa scène du III aussi (courez à la plage 6 du cd 3) est sans équivalent à ce jour en termes de phrasé, de couleur, de balancement du son, du piano insaisissable aux éclats déchirés, arrachés à un gosier quelques instants violenté. Il faudra revenir à Melchior pour retrouver un tel charme (c'est lui, sans doute, le philtre d'amour qui enchaîne Isolde) mais avec des moyens différents.

Vocalement, cet enregistrement est une perle, qui fait mentir toutes les rumeurs sur l'état prétendument catastrophique du chant wagnérien. Orchestralement, il y aura là une déception cuisante et le sentiment que cet écrin rutilant est finalement bien pauvre pour la constellation de pierreries qui anime ces pages. Ce n'est pourtant pas une raison pour se priver d'une Isolde révélée et d'un Tristan poète et magicien.
  


Benoît BERGER


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