LES CASTRATS
  le corps du délit ou la beauté qui dérange


   Un dossier proposé par Bernard Schreuders
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Une société complice


G. B. Velluti en Trajan dans Traiano in Dacia (Niccolini)


Inutile de rouvrir le procès de l’Église, d’énumérer les charges, depuis l’interdiction des femmes, selon une lecture obtuse et misogyne de saint Paul, jusqu’à leur expulsion des théâtres de Rome, du prêtre de village qui recrute de jeunes soprani jusqu’aux papes successifs : tirer ce fil et c’est toute l’histoire du belcanto qui se dévidera. Le subterfuge, purement formel, est simple : un certificat de complaisance en poche, le père confie son fils à un cardinal, par exemple, qui se charge souvent de tout : l’opération, la formation et la subsistance du rejeton. Officiellement, l’Église condamne la castration, tout comme le Droit, mais, intéressée, elle ne conteste pas le diagnostic des médecins et laisse ses casuistes développer les arguties les plus captieuses :

La voix est une faculté plus précieuse que la virilité, puisque c’est par la voix et le raisonnement que l’homme se distingue des animaux. Si donc pour embellir la voix il est nécessaire de supprimer la virilité on peut le faire sans impiété.[1]

La mutilation est d’autant moins impie que Sayer précise, argument suprême :

Or, les voix de soprani sont tellement nécessaires pour chanter les louanges de Dieu qu’on ne saurait en mettre l’acquisition à un prix trop élevé.[2]

J. Rosselli note que l’enfant devait donner son autorisation, voire signer un papier – preuve, évidemment factice, que la nature n’est pas violentée. Il ajoute que plusieurs garçons ont exprimé eux-mêmes le souhait d’être castrés.[3] C’est un argument souvent avancé par les nostalgiques du belcanto. Étant donné le conditionnement dont ces garçons devaient faire l’objet, les pressions familiales et sociales, quelle part de libre arbitre pouvaient-ils conserver, à supposer qu’ils fussent assez mûrs, du haut de leurs huit ou dix ans, pour prendre une telle décision ? Plutôt que de parler de volontaires, il faudrait parler d’enfants manipulés et inconscients.

Le pape Benoît XIV (1740-1768) a le mérite de reconnaître la monstruosité du crime, mais il évite, plus habilement qu’il n’y paraît, de s’engager dans une voie humaniste :

ces faits ne nous mettent pas dans l’obligation de prononcer une défense absolue qui mettrait les évêques dans une position difficile en les exposant à perdre une partie de l’affection des peuples, dont ils ont tant besoin.[4]

En fait, le Pape ne redoute probablement pas tant de priver les peuples de leur plaisir favori, toutes classes confondues, que de décevoir les attentes de nombreuses familles, humbles, qui rêvent de sécurité financière et d’ascension sociale. La castration semble bien faire l’objet d’une entente unanime et tacite au sein de la société italienne, ainsi que le suggère J. Rosselli.[5]

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[1] R. Sayer, bénédictin et moraliste anglais, cité par P. Defaye, Op. cit., p. 24.

[2] Ibidem.

[3] J. Rosselli, Op. cit. Louis XIV gronda un ami d’enfance, Antonio Bagnieri, qui s’était fait « adoucir ».

[4] Cité par P. Defaye, Op. cit., p. 25.

[5] cf. Op. cit.



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