LES CASTRATS
  le corps du délit ou la beauté qui dérange


   Un dossier proposé par Bernard Schreuders
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L'exception française


« Les naturalistes nous ont dit ce qu’était un singe, mais ils n’ont pas défini cet animal qu’on appelle eunuque. »

Ange Goudar, Le Brigandage de la Musique Italienne. Paris, 1777, pp. 128-9.

Introduits par Mazarin[1] en France, les dessus italiens ont été admis à la Chapelle et à la Chambre du Roi comme ordinaires de la musique du Roi. Goûtés par Louis XIV, sous Louis XV, ils n’apparurent que rarement à la Cour (dans les choeurs d’Anacréon, de Pygmalion ou de La Naissance d’Osiris de Rameau) et n’ont guère inspiré les compositeurs français ‑ Couperin dédia ses Sept versets à Mazza et Delalande aurait destiné certains de ses motets à Antonio Paccini.

L’enthousiasme de Saint-Evremond, qui, dans une lettre célèbre, vante les avantages de l’adoucissement auprès d’un jeune soprano, n’est que l’exception qui confirme la règle. L’âpre controverse qui divise François Raguenet, partisan de l’opera seria, et Lecerf de la Viéville, ardent défenseur du goût français, porte d’ailleurs aussi sur les castrats : alors que le premier ne tarit pas d’éloge sur le chant italien et tombe sous le charme d’un beau castrat déguisé en femme[2], le second enrage et pousse le dénigrement jusqu’à l’affabulation : « ils sont rapidement bien laids, bien ridés, vieux et fanés de bonne heure »[3]. Et sans doute se croit-il spirituel lorsqu’il ajoute : « si ces petits seigneurs-là chantent quarante ans, ils doivent avoir bonne mine à la quarantième année. »[4]

La condition des castrats, exclus du mariage, privés de descendance, parfois impuissants, n’émeut guère les Français. Quelques expressions employées pour les désigner aux xviie et xviiie siècles seront plus éloquentes que bien des discours : depuis l’euphémique « incommodés » de Madame de Longueville, en passant par « estropiés », « façonnés », « chapons », « demi-vir », « sorte d’homme », « animal imberbe », «  dénaturé », «  hors-nature », « individu amphibie », « monstre de l’espèce humaine » jusqu’à l’atroce conclusion de Guinguené[5] : « rien de la nature », les spectateurs français ne cessent de stigmatiser le corps déjà meurtri de ces malheureux chanteurs.

Un siècle plus tard, alors que Napoléon a fait interdire la castration en Italie et que les femmes réapparaissent sur les scènes des théâtre de Rome, les Français redoublent de sarcasmes, récupèrent les vieilles croyances sur les troubles qui accableraient les castrats, et sombrent carrément dans le délire : neurasthéniques, misanthropes, effrayés par la mort, les castrats ont une peau rugueuse et puante, etc.[6] À Paris, aux alentours de 1845, un ténor, sans doute un joli garçon imberbe et à la voix particulièrement légère, exigeait, à chacun de ses concerts, que l’on écrivît sur l’affiche : « a l’honneur de prévenir le public qu’il est père de famille »[7]!

Certes, les remarques désobligeantes sur l’embonpoint, les membres disproportionnés des castrats ponctuent les récits de témoins anglais, allemands ou suédois, mais les Français s’acharnent sur le corps du délit au lieu de fourbir leur armes contre la société qui tolère et encourage ces mutilations.

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[1] Atto Melani fut l’un des plus célèbres ; Mazarin en fit son espion. Sur le sujet, voir l’ouvrage de Patrick Barbier : La Maison des Italiens, les castrats à Versailles. Paris, Grasset, 1998.

[2] F. Raguenet, Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde la musique et les opéras. Paris, 1702, p. 72 sq.

[3] J.-L. Lecerf de la Vieville de Fresneuse, « Comparaison de la musique italienne et de la musique française », in Histoire de la musique et de ses effets. Bourdelet et Bonnet, 1725.

[4] Ibidem.

[5] In Encyclopédie méthodique, sous la direction de N. E. Framery, Paris, 1791, sub verbo « Castrat ».

[6] P. Barbier, Op. cit., pp. 237-8.

[7] Ibidem. Signalons, au passage l’article du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert : « Eunuque – N’a jamais d’enfant... Fulminer contre les castrats de la chapelle Sixtine. » (Dictionnaire des idées reçues. Turin, Mille et une Nuit, 1994, sub verbo « Eunuque », p. 38.)



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