LES CASTRATS
  le corps du délit ou la beauté qui dérange


   Un dossier proposé par Bernard Schreuders
   [ Sommaire du dossier ]
 
 


Rivalité masculine


 « Il est certain qu’un eunuque ne peut satisfaire qu’aux désirs de la chair, à la sensualité, à la passion, à la débauche, à l’impureté, à la volupté, à la lubricité. »

Ch. d’Ancillon, Traité des eunuques.[1]

Nous ne savons que très peu de choses de la vie privée des castrats, ceux-ci ne nous ont laissé aucun témoignage et leur psychosexualité n’a pas encore fait l’objet d’une étude rigoureuse et systématique. Tout ce que nous possédons, ce sont ces quelques mots, étranges, pour ne pas dire obscurs, de Filippo Balatri, à propos des femmes de Pise : « Les femmes ne sont pas accoutumées à faire l’amour, ni ne savent comprendre des choses mystérieuses. Je les trouve si insipides et si aigres, qu’elles me fatiguent (... le trovo così insipide e citrose, ch’ai gomiti mi fan venir sudore », traduction personnelle.) [2] De nombreuses variables entrent en ligne de compte : si l’opération et pratiquée entre 5 et 7 ans, l’impuissance est presque certaine, de l’habileté des opérateurs va dépendre le fonctionnement des organes auxiliaires, etc. Dans le meilleur des cas, nous pouvons supposer que les érections sont possibles, ainsi que l’émission de sperme, qui dépend pour 95 % des vésicules séminales, et de lubrifiant, produit par les glandes de Cowper. Néanmoins, si l’intensité et la fréquence des rapports sexuels sont probablement amoindries, l’appétit sexuel varie considérablement d’un individu à l’autre [3].

En dehors de Cortona, devenu le mignon de Gian-Gastone de Médicis, les liaisons masculines des castrats demeurent le plus souvent clandestines, lot commun des amours illicites. Nous savons avec quelle réserve il faut considérer les Mémoires de Casanova, friand d’anecdotes douteuses et fantaisistes. Que quelques castrats aient eu un comportement provocant[4], qu’il aient affiché leur amour des garçons, n’est pas invraisemblable, mais de là à en déduire que les castrats « ont tendance à l’homosexualité »[5] ou à prendre l’aventurier comme référence pour asséner que la « moitié de la population romaine était pédéraste »[6]... Il faut savoir raison garder !

D’ailleurs, si nous considérons l’ensemble des témoignages d’époque, « l’amour philosophique », pour parler comme Montesquieu, est largement éclipsé par les conquêtes féminines et la rivalité qui oppose certains chanteurs, ardents soupirants et fines lames[7], aux hommes intègres. Toutefois, hommes et femmes pouvaient admirer la beauté des castrats. Un témoin privilégié, Lord Mount-Edgcumbe trouve Marchesi « a very well-looking youngman, of good figure and graceful department »[8] et Velluti, le dernier grand castrat d’opéra était, selon Stendhal, qui le rencontre à Milan en 1814 : « l’un des plus beaux hommes de son siècle » [9]. Nous pourrions multiplier les témoignages sur Porporino, Rauzzini, dont l’écrivain milliardaire et raffiné sybarite William Beckford, porté sur les jolis garçons, s’entoura, etc.

Le succès de certains castrats devait non seulement susciter la jalousie d’hommes déjà peu enclins à les tolérer, mais aussi leur valoir la haine de rivaux malchanceux : comment pouvaient-ils tolérer qu’une créature dénaturée, efféminée, soit couverte de lauriers et poursuivie par des admiratrices hystériques qui portent « une médaille à son effigie autour du cou, une à chaque bras, deux autres cousues à leurs souliers »[10] et préfèrent leur couche à celle d’un vrai mâle ? Leur rivalité devait paraître d’autant plus redoutable que leur étreinte était stérile et qu’ils avaient, de surcroît, la réputation de ne jamais devenir impuissants ! Sade ne peut s’empêcher de mentionner le fait à sa femme et à sa redoutable belle-mère : « Leurs facultés, disent les femmes libertines, sont d’autant plus précieuses qu’elles ont plus de durée. L’ardeur ne les éteint jamais. » [11]

[ -lire la suite- ]


[1] Réfugié huguenot, Ancillon était juriste et historien. Il s’est opposé violemment aux tentatives de mariages de certains castrats en Allemagne et a pris une part active à la controverse qui déchira l’église luthérienne sur cette question durant des décennies. Il semble bien que des mariages protestants aient uni des castrats et leur compagne ; cf. J. Rosselli, Op. Cit., p. 145, n. 9.

[2] Cité par A. Herriot, Op. cit., pp. 214-5.

[3] Cf. P. Barbier, Op. cit., p. 21 et R.Virag, Op. cit., pp. 74-6.

[4] Dans un café, Casanova avait pris un castrat travesti pour une femme, « l’impudente créature, me regardant fixement, me déclara que si je désirais, il me prouverait aussi bien que j’avais tort ou que j’avais raison. » Cité dans R.Blanchard et R. de Candé, Op.Cit., p.156.

[5] L.Durand, Op.cit., p.38.

[6] Réplique de R. Mancini à R. Cross, lequel venait de rappeler, maladroitement, que « tous les castrats n’étaient pas invertis psychologiquement » ! Cf. La voix dévoilée, collectif sous la dir. de R.Cross. Paris, Editions Romillat, 1991, p. 151.

[7] Pacchiarotti, le plus grand castrat de la fin du xviiie siècle, provoqua en duel un rival.

[8]   Cf. A. Herriot, Op. cit., p. 17.

[9]   Cf. R. Blanchard et R. de Candé, Op. cit. p.382.

[10] Anecdote rapportée par Stendhal au sujet de Luigi Marchesi citée par P. Barbier, Op. cit., p. 14.

[11] Cf. D.A.F. de Sade, Voyage d’Italie (1775), in Oeuvres complètes du Marquis de Sade, tome XVI, Editions Tête de feuilles, 1972, p. 162.



[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]