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Les yeux d'Anna

Les chanteuses souvent ont de grands yeux tristes. C’est qu’elles connaissent la solitude des hôtels, des voyages incessants, du déracinement et de la dépossession ; elles savent la félonie des partenaires, qui jamais ne seront des amis, moins encore des confidents ; elles subissent la violence des chefs d’orchestre, la perversité des directeurs artistiques, la vilenie des metteurs en scène, l’outrecuidance des critiques ; leurs maris sont frustrés et leurs amants abusifs ; leur public est fidèle, mais ingrat et oublieux. Souvent, elles renoncent à enfanter, ou le payent dans leur chair, au prix fort.

Les soirées s’enchaînent. L’angoisse de faillir gangrène celle de réussir. Il est de ces soirs où tout va à merveille, où la magie opère. La grâce descend du ciel. Le bonheur tombe en pluie d’or sur la scène et la salle. Le rideau tombé, on s’attarde en coulisses, on savoure le moment, on bavarde, on recueille les hommages. Dans une heure, pourtant, il faudra sortir dans la ruelle glacée et déserte, derrière l’Opéra, et partir retrouver, dans la ville endormie, les corridors de l’hôtel pour hommes d’affaires, cette chambre dont une main impersonnelle aura refait impeccablement le lit, draps qu’on eût voulu défaits et tiédis par quelque présence aimée, mais où l’on va glisser silencieusement sa carcasse : ah ! ce soir, elle n’aura pas trahi pourtant, mais elle n’aura pour seule récompense que l’étreinte glaciale d’un King Size Bed amidonné – bonne nuit, petite, bonne nuit.

Tout cela se lit dans ces regards de divas que ne réchauffent ni les sourires exigés par les photographes officiels, ni la sotte gaieté des fans en goguette, avec leur barbichette et leur T-Shirts grotesques. Le sourire des divas, cet effrayant aveu. Cet édifice de mensonges. Et les yeux ! Yeux de Schwarzkopf. Yeux de Callas. Yeux de Ferrier. Yeux de Scotto. Yeux de Berganza. Yeux de Lott, de Fleming. Toutes femmes, et femmes vulnérables, où se lit la quête éperdue d’affection, mais où percent, évidentes, la fatigue et la méfiance. Don prudent de celles qui ont pour métier de donner. Evitement des brûlures. Don, aussi, que l’on réserve à ces créatures de notes et de son, de chiffon et de maquillage, qui vous aspirent le plus clair de votre force vitale. Regards pourtant tellement préférables à ceux de ces divas qui glissent leur volonté de fer dans une voix de velours : regards faux, sourires flagorneurs – hideux.

Tout cela, nous le savons.

Une nouvelle venue déjoue l’habitude. On l’annonça pour ses jambes. Les cuisses sont fermes, en effet, le mollet musclé. Galbe avenant.

On vanta sa taille et ses épaules. Elles sont rondes et pleines, mais ajustées, délicieuses.

On fit l’éloge de son sourire de vamp. Il charme, c’est certain. Mais n’oublions pas qu’une voix franchit la barrière de ces quenottes-là et qu’elle est, elle aussi, ronde et pleine, et ajustée et délicieuse.

De son regard, nul ne nous avait parlé. Le voici, dans cette captation salzbourgeoise de Traviata. Intensité noire, brûlante, sans partage, qui ouvre tout grand sur l’intérieur : l’âme certes, mais le foyer intime, les tripes, la chair, le principe de vie. A aucun moment on ne surprend l’œillade de trop, le clin d’œil déplacé – ces indices qui révèlent la part de jeu, la composition, l’artifice. Anna Netrebko (car c’est elle) a le regard entier de celle qui appartient entièrement à sa créature, à son rêve, à son incarnation. Regard que seules peuvent avoir celles qui dans la vie réelle sont aussi entièrement à la vie. Pas de double jeu, pas de tricherie.

Le regard d’Anna, c’est l’effronterie et la force, c’est la sauvagerie et l’innocence, c’est le regard de Lulu et celui de Tatiana – idéalisme charnel, plein de fierté. A l’arrogance de beaucoup elle substitue quelque chose de provocant, et d’animal dans la provocation. Tout cela se retrouve dans la voix. Courte ? Insuffisante ? On aura tout lu. Mais non, cette voix-là est tout simplement à la dimension d’une humanité qui n’a pas choisi de s’immoler dans l’Art : Anna reprend son souffle, Anna ne fait pas le suraigu, Anna fait des efforts pour y arriver. Mais Anna y arrive. Et ses yeux disent qu’elle sait le prix, et qu’elle le paye comptant. Qu’elle y arrive à force d’humaine volonté et non d’ascèse. Epaisseur humaine, trop humaine d’Anna.

Anna  Netrebko ne nous rend pas le regard de Callas, ni de Tebaldi. Elle serait plus proche de Moffo ou, surtout, de Cebotari. Mais non. Ce regard, je ne l’ai vu qu’une fois : c’est le regard de Louise Brooks. Regard ravageur, qui veut tout, obtient tout. Fragilité inflexible.

Louise Brooks, c’était le temps glorieux du cinéma muet, où le regard parlait.

Anna, c’est Louise Brooks qui chante.

Sylvain Fort
Rédacteur en chef

 

 
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