Forum Opéra
LE MAGAZINE DE L'OPÉRA ET DU MONDE LYRIQUE

 

L'édito...
Sylvain FORT
Mai 2005

 
L'opéra va mal. C'est l'évidence. Le moindre foyer de théâtre bruisse, à l'entracte, entre deux gorgées de Schweppes trop cher, de déplorations lugubres. Acoustique des salles, pauvreté des subventions, ignorance crasse des directeurs, arrogance des metteurs en scène, lacunes des chanteurs, opportunisme des chefs - le patrimoine est en péril. L'amateur éclairé, baladant son anonymat de groupe en groupe, affiche un fin sourire. Ces lamentations sont le fait des ignorants ; l'histoire de l'opéra l'atteste : genre impossible, somptuaire, lubie de quelques fous, caprice de prince, l'opéra s'est toujours mal porté. Tant de preuves viennent conforter ce relativisme d'expert ! Souvenez-vous, jadis : les loges où l'on culbutait la marquise au lieu de guetter le contre-ut, que couvrait de toute façon le charivari du parterre populacier ; l'insuccès des génies, le triomphe des cabots ; le conformisme d'une aristocratie pourrissante ; la politique et la censure, vigilantes et castratrices ; les divas irrespectueuses et les ténors obèses, entonnant Granada au milieu des Huguenots ; Haydn, négligé, Lully, oublié, Mozart, sacrifié, Verdi, méconnu, Vivaldi, enterré, Monteverdi, défiguré...

Tout cela est vrai. Nous sommes les heureux contemporains d'un luxe que, faute de juste perspective, nous méprisons. Nous sommes des enfants gâtés virant trop souvent sales gosses. Honte ! Quoi ? Pour une mise en scène audacieuse, onéreuse et ratée, pour une représentation routinière ou inutile, faut-il oublier la fantastique ouverture du répertoire, les spectaculaires exhumations, et les nombreuses créations, de Dusapin à Fénelon, de Hersant à Eötvos, de Tan Dun à Henze ? Séchez vos larmes ! Faites taire votre pessimisme ! Ouvrez les yeux, les oreilles ! Apprenez ! Vous verrez alors que notre temps restera comme l'une des plus bouillonnantes époques de l'art lyrique ! 

Encore des préventions ? Vous n'êtes pas convaincus ? Eh bien - moi non plus ! J'essaie. Je me raisonne. Je reste sur la brèche, et bride de toutes mes forces la moindre réaction grognonne qui pourrait me faire taxer de vieux con, alors que je suis jeune encore. Mais non, cela ne suffit pas. Pourquoi ? Mais parce que l'opéra ne se résume pas à un répertoire ; ni au nombre des théâtres en activité ; ni à une démographie d'artistes et interprètes (incontestablement galopante). Qui oserait dire que la parution hebdomadaire de Voici, Gala, Public, Ici Paris, France Dimanche, Détective, Choc Magazine, et autres, nous consolera une seule seconde de l'absence d'Albert Londres ? C'est ainsi : l'opéra n'est pas une affaire de statistiques, ni de quantité. C'est une affaire de tripes. A inscrire au fronton des théâtre : que nul n'entre ici s'il n'aime souffrir, pleurer et se réjouir. L'opéra est un art sensible. Un art charnel. Eh bien, désolé, mais que la chair est triste, ces temps-ci ! La prétention, l'enflure, l'astuce, le savoir-faire - nous n'en manquons pas, ombres stériles de l'ambition, de la démesure, de l'intelligence, du génie ! L'opéra est vivant, c'est certain. Le genre survit, et même vit. Mais qu'en est-il de l'art lyrique ? Qu'en est-il du lyrisme tout simplement ? Les baignoires sont pleines, mais restent sèches. Plus de larmes, plus de sang. La fête est finie. Où sont-ils, Stendhal dansant dans les rues de Naples en s'inventant d'après le livret la musique de l'opéra qu'il va entendre ? La mamma s'effondrant sur mon épaule à La Bohème ? L'expert-comptable écrasé par le Vaisseau Fantôme et décidant de devenir un grand baryton ? Où sont les ténors qui bissent et trissent ? Les sopranos qui rachètent leurs caprices en offrant au public dévorateur leur chair brûlante ? Où sont les chefs qui incendient la salle pour le plus grand plaisir du pompier de service ? Où sont les compositeurs qui déposent sur la feuille non une gouttelette quintessenciée de technique et d'intelligence, mais un morceau d'entrailles ronflant d'âme ? Oui, je sais : il y en a, il y en a. Mais pour ces quelques-uns, que de langueurs théoriques ! que de contemplations ennuyées ! que de minimalismes bitumés ! L'opéra n'est plus censuré - il est en liberté surveillée, c'est pire : le regard inquiet, il veille à ce que le comptable, le mandarin, les municipalités, les ministères, ne trouvent pas à regretter leur précieux argent, étant eux-mêmes sous l'oeil du ministre, de Bruxelles, du FMI, de l'OMC, de Davos, du contribuable, de TF1 ! Alors, on fait sinistre, on fait plat, on fait opaque ; le noir vous sied si bien ; oui mais le gris m'irait mieux. Le sérieux est une armure. Qui dira les vertus incontrôlables du tragique, du sublime, du jubilatoire ? Bref, du lyrique ? On me dira : restent Verdi, ou Rameau. Ah oui, mais par transfusion manifeste, ceux-là non plus n'ont plus le droit au lyrisme : on les fait bruyants, agités, ou maniérés. Ils furent d'abord généreux ; ils nous trouvent avares et bourgeois.

J'ai toujours été heureux de lire sous la plume des chroniqueurs de Forum Opéra une sorte d'instinct vivace : celui du plaisir. Souvent, une étincelle de génie, un accent qui brise le coeur, un moment qui soulève du siège font à leurs yeux et oreilles le mérite de toute une soirée, fût-elle par ailleurs imparfaite. Les publics ont besoin de cette approche sensible et émotive. C'est cela qui est contagieux et non le froid didactisme d'une pseudo-modernité en mal d'estomac. Qui n'a pas assisté à une de ces fameuses conférences d'avant-spectacle ne sait pas ce que c'est que la corruption des esprits (façon Athènes socratique) : les abstractions fusent, les théories s'enchevêtrent, les barbelés d'une pensée métallique se dressent. Le public sort content ; le soir de la représentation, il gardera l'oeil sec et le coeur content ; du moins ne démolira-t-il pas son fauteuil en de furieux transports : économie d'argent public...

Les rédacteurs en chef passent, mais se ressemblent. Forum Opéra maintiendra son cap ; il accordera son suffrage à ce qui, d'une manière ou d'une autre, transporte, émeut, porte à la jubilation ; il propagera l'incendie, au lieu de jouer les éteignoirs. Bref, nihil novi. Et pour cela, il proposera à votre curiosité les artistes, disques, spectacles qui ne sont pas résolus à la tiédeur subventionnée, ni à la frigidité muséale. Bref : nous continuerons à nous battre pour que les coeurs encore battent.

Sylvain FORT

 
 

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