Maurice Ravel
un dossier proposé par Catherine Scholler
 
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L'Heure Espagnole
Analyse

par Catherine Scholler


(L'Heure espagnole mise en scène...)


La genèse

En 1904 au théâtre de l'Odéon, eut lieu la création d'une pièce qui remporta un joli succès, L'Heure espagnole, dont l'auteur, Franc-Nohain, est aujourd'hui largement oublié. C'était pourtant un acteur important de la vie intellectuelle du début du XX° siècle, entre autres choses parce qu'il était membre fondateur du cénacle des Amorphes, créé par Alphonse Allais, qui regroupait des noms aussi connus que Jules Renard, Tristan Bernard ou Alfred Jarry.

Une des occupations principales des Amorphes était de se payer la tête des symbolistes, et tout particulièrement de Maeterlinck, en ridiculisant ce qu'ils appelaient "les égarements du temps", c'est à dire le théâtre symboliste, et plus généralement tous les sous-produits de ce courant littéraire.

C'est ainsi que pour échapper aux fausses naïvetés à la Maeterlinck, le sujet de L'Heure espagnole est grivois, truculent, et en définitive très sain. Les phrases vaporeuses des symbolistes, qui laissent une impression de double sens obscur, y sont remplacées par des allusions, sous-entendus et jeux de mots à caractère sexuel, se référant à une réalité on ne peut plus matérielle. Finis les héros éthérés et les héroïnes évanescentes, Conception est une femme décidée, Ramiro un solide gaillard, les personnages ne parlent plus d'amour, ils le font !

Pour tout mélomane qui se respecte, Maeterlinck conduit tout naturellement à Debussy : si la pièce de théâtre est une parodie, l'opéra est-il une satire de Pelléas et Mélisande ? Certains ont voulu le voir ainsi, d'autant plus qu'à la création, Jean Périer, le premier Pelléas, tenait le rôle de Ramiro. La vérité est probablement plus complexe.

Maurice Ravel faisait lui aussi partie d'un groupe, les Apaches qui, aux jours héroïques de la création de Pelléas et Mélisande, n'en manquèrent pas une représentation et bataillèrent ferme, véritables défenseurs de Debussy. Les deux compositeurs se connaissaient personnellement et à défaut d'être intimes, ils furent bons amis pendant plusieurs années. Mais l'un et l'autre, tout en s'admirant mutuellement, chassaient sur les mêmes terres. Pour des raisons de rivalité professionnelle et sur des malentendus (des motifs inconsistants, dira bien plus tard Ravel), les deux musiciens cessèrent peu à peu de se fréquenter.

Il est alors facile de repérer une atmosphère semblablement mystérieuse et inquiétante dans l'introduction orchestrale de L'heure espagnole et dans les interludes de Pelléas, ou des similitudes dans la conversation en musique de L'heure espagnole et le style récitatif debussyste, sans pour autant savoir si ces ressemblances sont intentionnelles ou non, s'il s'agit d'une coïncidence de procédés, d'un hommage, d'un pastiche ou d'une "mise en boite". Les allusions au style debussyste peuvent aussi bien être fortuites que le fruit d'une admiration éperdue, ou encore le produit de l'air du temps.

D'autres motifs que l'anti-symbolisme, et de bien plus puissants, ont d'ailleurs motivé le choix du sujet de Maurice Ravel.

En tout premier lieu, l'Espagne. Toute la production de Ravel en est imprégnée : Vocalise-étude en forme de habanera, Rhapsodie Espagnole, Alborada del Gracioso, chansons de Don Quichotte à Dulcinée... Il n'existait pas de Pyrénées pour ce basque né non loin de Saint-Jean-de-Luz, auquel sa mère, en guise de berceuse, fredonnait habaneras et refrains de zarzuela : l'Espagne était sa seconde patrie musicale. Et puis, tout en louchant sur Pelléas et Mélisande, il devait être amusant de glisser quelques allusions à Carmen, à l'époque le deuxième pilier de l'Opéra-Comique après l'opéra de Debussy. Mais l'Espagne musicale de Ravel est une Espagne vécue, sucée avec le lait maternel, contrairement à la musique de Bizet, conçue pour "faire espagnol", de façon un peu artificielle.

Le deuxième amour de Maurice Ravel renvoie à la moitié paternelle de sa famille, originaire de Suisse : il s'agit des automates et mécanismes d'horlogerie. Cette fascination d'enfance ne l'a jamais quittée et il pensa plusieurs fois à des sujets mettant en scène des automates : le prélude de L'Heure espagnole est ainsi repris d'une symphonie horlogère, esquisse de mise en musique de L'homme au sable d'ETA Hoffmann, dont la poupée mécanique inspira également Delibes pour Coppélia et Offenbach pour Les contes d'Hoffmann.

Enfin, l'ironie de la pièce, son comique un peu sec, sans aucune sensiblerie, la netteté de la structure convenaient au caractère de Ravel, à la recherche d'un sujet. En effet le père du compositeur fut frappé en 1906 d'un accident cérébral dont il ne se remit jamais. Pour cet homme de la vieille école, la voie royale du succès était l'opéra, et il pressait son fils d'en composer un. C'est donc sa maladie qui est à l'origine de la composition de L'heure espagnole, qu'il n'entendit malheureusement jamais, car il mourut en 1908.

Maurice Ravel délégua Claude Terrasse, ami commun, afin de demander à Franc-Nohain l'autorisation d'utiliser son texte. Le fantaisiste-dramaturge en fut étonné, car aucune oeuvre n'était moins propre au lyrisme que le sien, mais il donna son accord. Ravel n'apporta aucune modification au texte, hormis quelques coupures lui permettant de resserrer l'action.

Franc-Nohain n'était pas musicien. Le jour où on lui joua en avant-première la réduction pour piano, sa seule réaction à la fin de l'audition fut de consulter sa montre et de dire : "cinquante-six minutes". Voilà qui n'était guère encourageant...


L'oeuvre
Comédie musicale en un acte et vingt et une scènes
Création le 19 mai 1911 à l'Opéra-Comique

Les personnages :
Torquemada, horloger : trial
Conception, épouse de Torquemada : soprano
Ramiro, muletier : baryton
Gonzalve, bachelier : ténor
Don Inigo Gomez, banquier : basse



L'action se déroule dans la boutique de l'horloger Torquemada, à Tolède. Le prélude, en forme de symphonie horlogère, décrit un monde d'automates. On entend les sonorités étranges et un peu angoissantes de mécanismes qui semblent dotés d'une vie propre : coucous, oiseaux mécaniques, marionnettes à musique...Trois balanciers d'horloge réglés à des tempi différents donnent la pulsation inexorable d'un temps hors du temps, d'un temps sans repèresÖ

Le muletier Ramiro désire faire réparer sa montre. Héritée d'un oncle toréador, ce qui permet de glisser un motif de jota à l'évocation des arènes de Barcelone, cette montre a dévié le coup de cornes d'un taureau. Un glissando orchestral ridiculise cette péripétie on ne peut plus convenue. Autre exemple d'ironie en musique, c'est la phrase "Ma montre à chaque instant s'arrête" qui fait taire les balanciers du prélude. Ramiro est caractérisé par un thème qui donne une impression de stabilité, de placidité et de force physique.

Au moment où Torquemada s'apprête à démonter la montre, sa femme, Conception, l'appelle de son diminutif "plein de charme" : Totor. Diminutif savoureux, car le nom de Torquemada n'a probablement pas été choisi seulement pour sa consonance espagnole, mais aussi parce que c'était celui du sanglant initiateur de l'Inquisition espagnole. Ce diminutif, ainsi que le choix de la voix de trial, ou ténor bouffe, ne laissent aucun doute : il s'agit du cocu de l'histoire.

De la même façon, le nom de Conception a-t-il pu être choisi en référence à l'Immaculée Conception ? Une chose est sûre : cette Conception-ci n'a rien d'immaculée !

Elle rappelle à son mari qu'il doit aller, comme chaque jeudi, régler les pendules municipales. L'horloger demande l'heure (exemple parmi tant d'autres des incongruités dont le texte est rempli), puis, déclarant que "L'heure officielle n'attend pas", propose à Ramiro de l'attendre dans sa boutique, ce qui contrarie fort Conception, qui avait prévu un rendez-vous galant durant l'absence de son époux.

Pour se débarrasser de Ramiro, lui-même fort embarrassé et ne sachant que dire, Conception lui demande de porter une lourde horloge catalane dans sa chambre...échange de politesses...Ramiro n'est que trop heureux de pouvoir se donner une contenance...et puis : "Tout muletier a dans son coeur un déménageur amateur" (!)

Au moment où Ramiro disparaît, portant l'horloge comme un fétu de paille, on entend au loin la voix de Gonzalve, bachelier poète. Le rôle de Gonzalve est musicalement intéressant, à plus d'un titre : en premier lieu, la musique dévolue aux différents personnages serre le texte au plus près, par une prosodie simple qui suit le débit normal de la conversation. Les protagonistes disent plutôt qu'ils ne chantent, sauf justement Gonzalve, au discours musical exagérément lyrique, voire grandiloquent, avec surcharge de coloratures et fioritures diverses, en des effets résolument parodiques. Ravel règle ainsi leur compte aux ténors ténorisants et à leurs interminables sérénades. Ici les fioritures ne masquent plus la vacuité, à la limite de l'impuissance, de jeunes premiers à la voix par trop sucrée : elles la dévoilent. 

En second lieu, c'est sur ce personnage que convergent la plupart des caractéristiques hispanisantes : habanera, mélismes, fandango, rythmes typiques de la musique espagnole. 
Gonzalve pénètre dans l'horlogerie, sur un rythme dansant de habanera. Conception tente de couper court aux effusions poétiques, impatiente de passer à des actes plus prosaïques, profitant de l'absence de son mari et de celle de Ramiro. Mais Gonzalve est un terrible bavard. Chaque mot de Conception est prétexte à rimailler sur des sérénades, sonnets, chansons... A chaque nouvelle déclamation, Conception oppose un "Oui, mon ami" de plus en plus excédé. L'heure fuit...c'est bien le moins dans une horlogerie...et Ramiro revient. Pour s'en débarrasser de nouveau, Conception lui demande d'aller rechercher l'horloge dans sa chambre pour l'échanger avec celle qui est restée dans la boutique, puis décide Gonzalve à se cacher à l'intérieur.

Arrive alors le riche Don Inigo Gomez, introduit par un thème pompeux, c'est lui qui s'est arrangé pour faire confier le réglage des horloges publiques à Torquemada, afin de l'éloigner de son logis. Il vient faire la cour à Conception, qui est d'autant plus sur la défensive que Gonzalve entend tout, caché dans sa pendule : les horloges ont des oreilles ! Heureusement, au plus fort de la déclaration du banquier, Ramiro redescend avec son horloge, ce qui permet à Conception de s'exclamer au milieu d'un silence : "J'ai les déménageurs", savoureux exemple de ce mélange de conversation familière et de lyrisme volontairement ridicule et exagéré, qui court tout au long de l'oeuvre.

La nouvelle horloge à monter est plus lourde, et pour cause, mais Ramiro la charge sur ses épaules sans le moindre effort, il s'amuse même à la faire rouler d'une épaule à l'autre, donnant le mal de mer à ce pauvre Gonzalve, ce qui est traduit de façon tout à fait suggestive et amusante par l'orchestre. Conception accompagne Ramiro à l'étage, car elle trouve le "balancier" de l'horloge fragile...

Resté seul, Don Inigo, dépité, pour prouver à l'horlogère qu'il sait être amusant, se cache dans la pendule et tente de la surprendre en criant "coucou". Mais c'est Ramiro qui redescend, chargé de garder la boutique... Il médite sur la belle horlogère, qui est une femme charmante (avec un portamento comique sur ces mots)... et sur le fait que le seul talent que lui a donné le sort se borne à porter des horloges, et non pas au "soin minutieux de toucher les ressorts" des horlogères...

Conception qui revient à son tour n'est pas d'humeur à rire : Gonzalve ne sait visiblement rien faire d'autre que roucouler de beaux discours...quant aux actes, c'est une autre histoire... aussi demande-t-elle à Ramiro d'aller rechercher la pendule.

Don Inigo profite de cet instant de répit pour faire sa cour à Conception. Il met son plan à exécution en émettant des "coucou !" ridicules d'une voix de fausset, mais le moment est mal choisi de parler de coucou ! Puis devant l'inflexibilité de sa belle, il lui demande s'il doit sortir de cette horloge où il a eu tant de peine à entrer, situation dont le ridicule est souligné par un glissando du trombone. Mais Ramiro revient avec l'horloge défaillante, et demande s'il doit remonter l'autre, dans laquelle Inigo est toujours caché...Conception hésite, et finalement accepte.

Cette horloge est encore plus lourde...mais Ramiro, exhibant sa force physique, la monte dans la chambre, son thème retentissant triomphalement...Pendant ce temps, Gonzalve refuse de sortir de son horloge, dans laquelle il a trouvé l'inspiration. Conception, excédée, le rembarre et monte rejoindre Inigo. Ramiro, sommé encore une fois de garder la boutique, rêve à Conception, femme toujours aussi charmante (mots de nouveau soulignés par le même portamento)... Il trouve merveilleux de monter et descendre des pendules : rien à dire, rien à penser, on n'a qu'à se laisser bercer par le tic-tac des pendules, qui reprennent opportunément des thèmes entendus dans l'ouverture... S'il devait changer de vie, il serait horloger, dans cette horlogerie, avec cette horlogère...

Conception redescend encore plus furieuse. Inigo, au tour de taille conséquent, est resté coincé dans l'horloge ! Elle clame sa colère dans ce qui ressemble le plus à un air dans toute la partition : "Ah la pitoyable aventure !" ponctué de violents fortissimi hispanisants de l'orchestre qui à la fois traduisent la frustration de l'horlogère, et la rendent d'autant plus risible. De nouveau, le comique de la pièce, lequel est aussi bien un comique de situations que de mots, est renforcé par un comique musical totalement indépendant, dû aux soulignements ironiques de l'orchestre. Nous sommes loin, par exemple, d'un comique musical à la Offenbach, essentiellement pléonastique, à base de citations et de pastiches.

Ramiro remonte chercher l'horloge dans la chambre. De plus en plus frustrée, pressée par le temps, car Torquemada va revenir, et admirant la force de Ramiro qui transporte des horloges comme des plumes, elle lui demande de monter une dernière fois...sans horloge !

Inigo et Gonzalve restent chacun dans leur horloge, le financier appelle à l'aide pour qu'on l'aide à sortir, culminant en un drôlissime "Cordon s'il vous plait", qui obtient pour seule réponse... un coucou des pendules ! Gonzalve choisit ce moment pour s'extraire de son horloge, mais apercevant par la fenêtre Torquemada qui rentre, il se précipite dans l'autre... "il y a quelqu'un", lui dit pitoyablement don Inigo, sur un ton tel qu'on peut confondre horloge et lieu d'aisance, ajoutant encore au ridicule de sa situation, sur un commentaire ironique des trombones !

Pour justifier leur présence dans la boutique et éloigner les soupçons de Torquemada, Gonzalve et Inigo doivent chacun lui acheter "leur" horloge. Il ne reste plus qu'à décoincer Inigo...mais il n'y a rien à faire.

Ramiro et Conception redescendant discrètement, le muletier accomplit un dernier tour de force, ponctué de son sempiternel et paisible "Voilà" et tire Don Inigo de l'horloge. Conception confirme que "de sa vigueur, chacun témoigne".

Conception n'aura pas d'horloge dans sa chambre puisque les deux sont vendues, mais ce n'est pas grave, car le muletier promet de passer avec ses mulets, chaque matin, sous les fenêtres de Conception "lui donner l'heure". Pour finir, tous font face aux publics, et tirent la morale de l'histoire, un peu comme le final de Don Giovanni, à ceci près que les paroles de ce quintette en forme de habanera n'ont ni queue ni tête : c'est la morale de Boccace, c'est du moins ce que disent les personnages, avec un peu d'Espagne autour, oui, mais autour de quoi ?
 

Catherine Scholler

Discographie par Jean-Christophe Henry
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