Maurice Ravel
un dossier proposé par Catherine Scholler
 
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Les Mélodies

par Jean-Christophe Henry



De même que Debussy et contrairement à Poulenc, la mélodie ne constitue pas pour Ravel un genre dominant. Si l'on souhaite définir ses préférences les plus intimes, sans doute faut-il penser à la musique pour piano, qui, à elle seule, offre une clé d'interprétation de son art, d'abord par les oeuvres elle-même, mais aussi par l'influence considérable qu'exerça le piano sur le style du musicien. Vuillermoz ne disait-il pas : "Les harmonies de Ravel portent très nettement ce qu'on pourrait appeler ses "empreintes digitales"" ?

Cette prédilection pour le piano se retrouve d'ailleurs dans son corpus de mélodies : chez Ravel, ce sont des courtes scènes de genre, où l'accompagnement se développe en soi, indépendamment du texte que scande la prosodie la plus exacte qui soit. L'action se passe au piano, le chant la commente. Mais ne croyez pas que le chant ravélien n'est qu'un faire-valoir. Tout comme Debussy et Fauré, s'il renie le bel canto et s'oppose à un chant trop généreux, comme dans le répertoire italien, c'est pour mieux servir le texte, à la manière des grands compositeurs baroques français. Pour ce faire, il choisit presque toujours des textes plus provocateurs que poétiques, des proses, des sujets quotidiens et non d'élévation, des textes étrangers ou traditionnels : des mots qui existent comme tels et non, déjà, comme musique poétique. Pour ces raisons, les grands interprètes des mélodies de Ravel seront avant tout des "diseurs", des tempéraments, ce qu'on appel parfais des chanteurs de "demi-caractère".


LES GRANDS CYCLES

Shéhérazade

Sur des textes de Tristan Klingsor, ami du compositeur, ces trois mélodies (Asie, La Flûte enchantée, L'Indifférent) existent dès leur date de composition (1903), en version pour orchestre ou pour piano. Cycle le plus célèbre de Ravel et éternel cheval de bataille des sopranos lyriques, il reprend d'infimes éléments d'un projet d'opéra que le compositeur destinait à l'illustration du thème des Mille et une Nuits et dont seule l'ouverture fut réalisée. Très proche de Debussy et de l'orientalisme ces pièces, bien qu'harmoniquement très ravéliennes, recherchent la grande forme et une continuité dont le wagnérisme pourrait être la source.

*Asie :
Pièce de loin la plus développée du cycle, cette longue évocation de l'Orient ( plus de dix minutes) s'ouvre sur trois fascinants appels au continent inconnu, accompagnés par les couleurs raffinées du hautbois, des cordes en sourdine et de multiples percussions. Chaque section est introduite par le même vers "Je voudrais voir" de plus en plus pressant pour culminer vers l'ultime désir du poète "Je voudrais voir mourir d'amour ou bien de haine". Chaque section a sa couleur et son rythme spécifiques, ce qui donne à la pièce une forme très spéciale : nous sommes devant une suite d'hallucinations, de fantasmes qui vont crescendo. La Mélodie se termine par un retour de la section initiale qui ramène cette angoissante et fascinante proposition aux dimensions du rêve.

*La Flûte enchantée :
Courte scène de harem : le maître dort tandis que la Bien-aimée jouit des baisers mystérieux, transmis par les sons enamourés de la flûte, que son "amoureux chéri joue". Sans développement aucun, le compositeur nous présente juste un instant de félicité dans une histoire impossible : les sonorités pleines d'espoir et de mélancolie de la flûte solo s'entrecroisent avec la mélodie, comme pour vivre une tendresse, un contact impossibles. Il existe une très belle version pour piano, chant et flûte solo.

*L'Indifférent :
Peut-être la plus déroutante des mélodies de Ravel, cette évocation de la beauté androgyne d'un jeune homme, sorte d'effusion lyrique et pénétrante du poète, comme l'aveu d'une attirance toute personnelle, est illustrée de façon magistrale par le compositeur. L'accompagnement paresseux de l'orchestre, presque languide, évoque cette "démarche féminine et lasse" mais aussi la fascination du narrateur pour ce jeune homme. Le dénouement, ancré dans la réalité, est traité a capella comme pour évoquer le réveil douloureux au sortir d'un rêve trop beau.

Au disque, la version Crespin-Ansermet (Decca) reste sans rival, tant pour la beauté de la voix, la perfection de la diction que pour le génie de la direction. Deux versions de repli cependant : Dubosc-Dutoit (Decca) où la dame joue des sonorités rêches de sa voix pour nous offrir une lecture angoissée et vibrante, et Berganza-Plasson (EMI, intégrale des mélodies) où la belle ibérique, bien que parfois gênée par la langue, déploie un éventail de couleurs vocales pour nous subjuguer (et faire oublier qu'elle n'est pas soprano !).


Histoires naturelles :

Ecrit en 1906, ce recueil de cinq mélodies pour chant et piano sur des poèmes de Jules Renard créa la stupeur lors de sa première audition. Renouant avec le ton humoristique des opus animaliers de Chabrier, l'illustration très distanciée de ces textes en prose parut trop ironique aux premiers auditeurs. Le poète lui-même mit en doute la nécessité de mettre son oeuvre en musique ! Comme dans L'Heure Espagnole, c'est la musique avant tout qui procure l'effet comique. Le compositeur suit la déclamation en oubliant des "e" muet et en adoptant un rythme très "parlé". L'accompagnement de chacune de ses pièces est un chef-d'oeuvre en lui-même.

L'interprétation Baquier-Baldwin (EMI, intégrale des mélodies) paraît, aujourd'hui encore, inégalée.


Don Quichotte à Dulcinée :

Ces trois chansons ont été écrites en 1932-1933 sur des textes de Paul Morand, et elles furent éditées en même temps pour piano et en version d'orchestre. Elles devaient servir d'intermède musical dans le film de G. W. Pabst inspiré de l'oeuvre de Cervantès, dont l'acteur principal n'était autre que le chanteur Fédor Chaliapine. Mais Ravel ayant pris du retard, le producteur confia le travail à Jacques Ibert, qui composa en toute hâte quatre mélodies pour illustrer le film. Dernière oeuvre de Ravel, ces trois chansons résument son humour, son goût de la vie et son attirance pour la couleur et le pittoresque ibérique, présents dès La Habanera de 1895. Ici, l'Espagne surgit avec passion et s'exprime par des rythmes dansants et un orchestre chatoyant. Les poèmes de Morand sont versifiés, rimés et disposés en strophes régulières, voire avec refrain, ce qui nous ramène à un ordonnancement et une symétrie poétique bien dépassées. Mais c'est sans doute la simplicité quasi populaire de ces textes qui expliquent le succès du cycle.

Il semble que Van dam ait signé la meilleure interprétation de ces pièces. Le ton grave et le timbre de bronze du chanteur belge siéent à merveille à ces textes, aussi bien dans leur version avec piano (avec Baldwin, EMI, intégrale des mélodies) que dans la version avec orchestre (Nagano).


CHANTS POPULAIRES ET TRADITIONNELS

Cinq Mélodies populaires grecques :

Ce cycle de cinq courtes mélodies inspirées du folklore grec, vaut surtout par le soin qu'a pris Ravel de ne pas trop dénaturer la tradition pour en faire des pièces savantes. Trois des mélodies (Chanson de la mariée, Quel galant m'est comparable, Tout gai), au texte joyeux et entraînant, lui inspirent des accompagnements simples, vivifiants alors que les deux autres (Là-bas vers l'église, Chanson des cueilleuses de lentisques), qui parlent de mort et d'amour, sont des petits bijoux de profondeur. La seule faiblesse du cycle réside dans la traduction catastrophique de Calvocoressi : bourrée de fautes, elle verse souvent dans le comique involontaire et appauvrit grandement la musique. On préférera donc la version en langue originale, d'autant que les sonorités de la langue grecque sont d'une grande beauté.

Plutôt que de subir, en serrant les dents, la voix de crécelle de Mme Mesplé pour la version piano en français (Baldwin, EMI, intégrale des mélodies) et celle, anémiée, de Mme Hendricks pour la version en grec, avec orchestre (Gardiner, EMI), procurez-vous le très bel enregistrement de Bernard Kruysen. Le grand baryton néerlandais trouve en Noël Lee un complice idéal et son interprétation, trente après, reste un miracle de fraîcheur, de naturel et de finesse (Naïve). Entre Fauré, Duparc, Debussy et Poulenc, Ravel occupe une place de choix dans le répertoire de ce mélodiste incomparable, sensible et extrêmement attachant, mais malheureusement peu connu du grand public.


Deux mélodies hébraïques :

Datées de 1914, ces oeuvres ont été écrites sur des chants traditionnels hébraïques (paroles et mélodies), pour voix et piano, puis orchestrées quelques années plus tard par Ravel lui-même. Avec une économie de moyens et une concision remarquables, il parvient à évoquer une atmosphère ou un lieu particulier. Parallèlement aux Chants hébraïques, il compose le Trio, oeuvre difficile et dont le finale révèle une influence ethnique (folklore basque) qui correspond, d'ailleurs, à ses préoccupations du moment. L'année 1914 ne se prêtait guère aux succès, et les Deux Mélodies hébraïques ne connaîtront de véritable notoriété qu'après la révélation au public de leur orchestration, en 1920. Elles se rapprochent alors des autres chants traditionnels mis en musique par Ravel et qui avaient tous été instrumentés, soit par l'auteur, soit par Manuel Rosenthal, à l'exception de Tripotas. L'orchestration chatoyante confère à l'oeuvre une aura, en particulier dans le traitement des cordes et des percussions, qu'elle ne possédait pas. 

Curieuse destinée que celle de ces mélodies, appréciées surtout dans une formation plus étoffée, mais difficile à intégrer dans les impératifs économiques du concert (tant de musiciens pour moins de six minutes de musique !). Pour cette raison, et du fait de leur caractère mystique et dramatique, ces pages sont très peu chantées. Pourtant, leur beauté est telle que de nombreuses transcriptions de Kaddisch, par exemple, ont tenté de mettre l'oeuvre à la portée de différents instrumentistes. On connaît ainsi, en particulier, une version pour piano seul, par Ziloti, ainsi qu'une version plus lyrique, pour piano et violon, de Lucien Garban. Dans de tels cas, seule la suppression des paroles de nature sacrée, permet la vulgarisation. Là encore Van Dam se montre insurpassable dans les deux versions, mais Bernard Kruysen ne démérite pas (Naïve).


Trois Chansons madécasses :

Composées en 1925-1926, elles sont écrites avec piano, flûte et violoncelle, sur des poèmes d'Evariste Désiré Parny. Cet auteur du XVIIIe siècle aurait traduit en français des textes traditionnels de l'île Bourbon ("madécasse" signifiant malgache), au lyrisme déjà très romantique. Une version avec piano seul a également été réalisée par le compositeur. Ravel expéri-mente une solution nettement différente de celles qu'il avait jusque-là proposées. Il ne s'agit plus, en effet, d'un accompagnement de type orchestral, mais plutôt d'une musique de chambre dont, selon ses propres termes, la voix jouerait "le rôle d'instrument prin-cipal". L'instrumentation assez particulière avait été demandée à Ravel par la dédicataire du recueil, Elizabeth Sprague- Coolidge, mécène américaine.

Rythmés par des retours textuels, ces longs poèmes en vers libres évoquent la beauté et la bonté natives des habitants des îles, le personnage de la belle Nahandove, les paysages enchanteurs, mais aussi les méfaits de la colonisation, les carnages et la libération. Langage simple et touchant dont on s'est parfois gaussé : le "Aoua ! Aoua !" des habitants du rivage a été comparé au "Léon ! Léon !" du paon des Histoires naturelles, mais ce n'est que coïncidence, car Ravel avait trop de bonté et d'humanité pour qu'on puisse lui imputer de telles lourdeurs. D'ailleurs, les belles gravures de Luc-Albert Moreau, choisies pour l'édition originale, donnent de ces événements une image forte et digne. La construction en trois mouvements opposés confirme l'apparentement à la musique de chambre. Malgré l'originalité du matériau, le traite-ment prosodique du texte reste tradition-nel et l'intelligibilité constante : la coupure musicale respectueuse du sens, la rythmique soignée servent le poème de façon oratoire alors que nombre d'effets nou-veaux sont donnés en arrière-plan aux ins-truments. Seuls quelques déplacements d'accents pimentent la déclamation, en produisant une répétition incantatoire. On pourra voir dans ces mélodies une pierre apportée par Ravel au courant anti-colonialiste soufflant sur le milieu artistique français au début du XXe.

Belle surprise de l'intégrale EMI, l'interprétation de la grande Jessye Norman est à écouter, absolument.

D'autres pièces inspirées par la musique traditionnelles méritent le détour : Les chants populaires, Tripatos, Vocalise en forme de habanera. L'intégrale EMI est tout indiquée pour les découvrir.


Trois poèmes de Stéphane Mallarmé :

Chef-d'oeuvre mélodique de Ravel, ce recueil pour chant, piano, quatuor à corde, deux flûtes et deux clarinettes, a été écrit en 1913. A une époque -clé de l'histoire du genre, il représente la réponse de la France aux influences étrangères, en particulier celles de Stravinsky avec les Trois Poésies de la lyrique japonaise et de Schönberg avec Pierrot lunaire.

Sur le plan national, il constitue le dernier acte du conflit Debussy/Ravel, les deux musiciens, coïncidence malheureuse, s'intéressant au même poète, qui plus est, la même année ! toutefois, l'antériorité de Ravel semble attestée : le 2 avril 1913, Soupir est achevé, comme en témoigne une lettre écrite de Montreux à Mme Alfredo Casella: "Je voulais vous écrire tout de suite, mais j'étais dans un état piteux car, chez moi, la composition prend les appa-rences d'une grave maladie : fièvre, insomnie, inappétence. Il en est sorti au bout de trois jours une mélodie sur un texte de Mallarmé." Une deuxième mélodie est prévue (carte postale du trois avril à Roland Manuel) : ce sera Placet futile. Le troisième numéro viendra plus tard : Surgi de la croupe et du bond, alors que Debussy, lui, préférera Eventail.

Si Debussy s'émeut de cette coïnci-dence, ce n'est pas le cas de Ravel qui, prenant la chose beaucoup plus à la légère, avait même demandé, par jeu, à ses amis de deviner les poèmes qu'il songeait à mettre en musique. En ce mois d'avril, il imagine un "scandaleux" concert, comprenant les oeuvres provocantes de Stravinsky et de Schönberg susceptibles de l'avoir influencé dans la composition du cycle. Le deux avril, ce projet est envoyé à Mme Casella qui participait avec son époux au secrétariat de la SMI : "Projet mirifique d'un concert scandaleux : Pièces pour (a) récitant, (b) et (c) chant et piano, quatuor à cordes, 2 flûtes, 2 clarinettes, a) Pierrot lunaire (21 poèmes, 40 minutes, Schönberg). b) Mélodies japonaises (4 pièces, 10 minutes, Stravinsky). c) 2 Poésies de S. Mallarmé (Maurice Ravel)." René Chalupt signale que ce concert eut bien lieu l'année suivante, salle Erard, mais précise que "les Quatre Poèmes hindous de Maurice Delage remplacèrent le Pierrot lunaire de Schönberg, qui ne fut donné à Paris qu'après guerre".

Bien que d'orchestration voisine, les pièces de Ravel et Schönberg sont de factures très éloignées. Le fameux et scandaleux Pierrot a, comme chacun sait, révolutionné totalement la musique instrumentale en Occident alors que les Trois poèmes de Ravel restent encore très proches des traditions tonales. Mais cela n'enlève rien à la beauté mystérieuse de ces compositions, sorte de manifeste moderniste d'un compositeur déjà très en avance sur son temps.

Ravel trouva chez Mallarmé des qualités musicales évidentes qu'il admirait déjà chez Verlaine ou Klingsor, mais exacerbées. Il s'agit là, en effet, d'un texte complexe, difficile à mettre en musique, par le mètre choisi (l'octosyllabe) et la coupure, jouant perpé-tuellement avec le sens. Quoi qu'il en soit, ce cycle, dans sa beauté harmonique et instrumentale, reste une extraordinaire réussite.

Sommet de l'intégrale EMI, l'interprétation hallucinante de Felicity Lott vaut, à elle seule, l'acquisition du disque.

Pour les autres opus de Ravel, reportez vous à L'intégrale EMI/Baldwin, l'une des plus réussies de la collection, où l'on oublie bien vite (quoique jamais assez) la présence de l'éternelle Mady pour se délecter de celle de Felicity Lott, Jessye Norman, Teresa Berganza, Gabriel Bacquier et José Van Van Dam. Si vous désirez en même temps découvrir un interprète d'exception, n'hésitez pas à écouter Bernard Kruysen dans les Histoires Naturelles, les Mélodies hébraïques, les Mélodies populaires grecques et Don Quichotte à Dulcinée (Naïve).
 

Jean-Christophe Henry
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