L'Opéra-Comique
un dossier proposé par Bruno Peeters
 
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François-Adrien Boieldieu

par Catherine Scholler


(François-Adrien Boieldieu)



Où l'on parle de La Dame Blanche...
 

Enfant d'une époque riche en évènements politiques et sociaux, Francois-Adrien Boieldieu peut être considéré comme un trait d'union entre l'esthétique des Lumières et l'opéra-comique préromantique.
Né le 16 décembre 1775 à Rouen sous la Royauté, initié à la musique par Urbain Cordonnier, maître de chapelle de Notre-Dame-de-Rouen, puis par l'organiste de la cathédrale, Charles Broché, il se découvrit une vocation théâtrale en allant écouter au Théâtre des arts, la plus belle scène du pays normand à l'époque, des ouvrages de Philidor, Grétry, Dalayrac ou Monsigny. En effet, la plupart des succès parisiens étaient présentés avec un décalage de quelques mois seulement à Rouen, ville également très active dans le domaine des concerts.

La Révolution freina brutalement l'activité musicale française, mais le théâtre de Rouen continua, quant à lui, à donner des spectacles, présentant après 1790 des auteurs de la nouvelle génération, tels que Berton ou Méhul. Pendant la Terreur, ce fut même une des seules villes à conserver une activité musicale importante : de janvier à août 1793, avec la participation du tout jeune Boieldieu, plusieurs concerts importants y furent organisés, avec le violoniste Rode et le célèbre ténor Pierre-Jean Garat qui, fuyant les évènements parisiens, s'était réfugié à Rouen. 

En même temps qu'il participait à ces concerts, Boieldieu composa ses premières oeuvres sur des textes écrits par son père, La fille coupable en 1793, puis Rosalie et Mirza en 1795, qui lui apportèrent un succès immédiat. Il décida alors de conquérir Paris. Mais même dans la capitale, la période était peu propice à la création musicale. La tendance était aux oeuvres révolutionnaires et aux concerts de plein air, l'Opéra ne donnait quasiment plus de nouveauté, et encore ces quelques créations étaient-elles fort prudentes et bien peu marquantes. Le jeune Boieldieu se fit donc accordeur de pianos.

En fait, seul l'opéra-comique offrait des débouchés aux jeunes compositeurs. Dans la décennie 1790-1800, toute une nouvelle génération de musiciens tenta d'accéder à la frileuse Académie de Musique, y présenta des ouvrages qui n'y furent pas retenus, et pour se faire jouer, se rabattit, faute de mieux, sur les autres scènes lyriques disponibles. Ce fut donc à l'opéra-comique que l'activité lyrique de la période révolutionnaire se concentra, ce qui eut pour conséquence une profonde mutation du genre. Les jeunes compositeurs, poussés plus par nécessité que par goût à la composition d'opéras comiques, se plièrent à la règle fondamentale en renonçant au récitatif et en le remplaçant par du texte parlé, mais en se servant de l'opéra-comique comme tremplin d'essai, ils donnèrent naissance à des oeuvres hybrides, avec des livrets d'une qualité dramatique et un style musical proche de l'opéra classique, mais comportant des dialogues parlés. L'oeuvre la plus typique à ce titre est la Médée de Cherubini, dont la violence est véritablement inouïe pour l'époque. Le genre entra alors dans une nouvelle dimension dramatique et musicale, tendant à réduire la distance entre opéra et opéra-comique. Le style de la comédie mêlée d'ariettes fut définitivement enterré.

L'opéra-comique était représenté dans deux endroits différents. La salle Favart en était le lieu historique, mais en 1789 s'était ouvert sous la protection du comte de Provence le théâtre de Monsieur, qui s'installa en 1791 rue Feydeau, dans un théâtre flambant neuf. Il abritait à l'origine la troupe de l'opera buffa, mais les Italiens avaient dû quitter Paris sous la Terreur en 1792 et ne revinrent qu'en 1801. Le théâtre Feydeau se reconvertit donc dans l'opéra-comique. 

Pendant une dizaine d'années, les troupes de Favart et Feydeau entrèrent en concurrence. Elles se distinguaient en premier lieu par leur couleur politique : Favart multipliait les spectacles patriotiques et avait écarté de son répertoire "tout ce qui pouvait choquer les oreilles républicaines", Feydeau au contraire, se souvenant de ses origines, était hostile aux idées nouvelles, et faisait figure de cercle antirévolutionnaire aux yeux des autorités. Les aristocrates s'y retrouvaient volontiers, et on refusait d'y chanter les hymnes patriotiques de rigueur en ouverture de spectacle. 

Les deux salles se distinguaient aussi par leur politique de création, tout aussi intense, mais orientée différemment : Feydeau jouait la carte de l'originalité et proposait plutôt des drames héroïques de Cherubini ou Le Sueur, Favart, respectant sa longue tradition, présentait les oeuvres plus légères de Méhul.

C'est dans ce contexte que Boieldieu proposa en 1797 La Famille Suisse et L'Heureuse Nouvelle à Feydeau, et en 1798 Zoraime et Zulmare, drame en trois actes, à Favart.

Cette salle convenait décidément mieux à Boieldieu, dont l'un des incomparables avantages fut de ne jamais chercher à révolutionner l'opéra-comique, pas plus que de loucher en direction du grand opéra. Il s'inscrivait au contraire dans la tradition d'une gaieté perdue depuis l'intronisation à la fin du XVIIIe du genre sentimental et larmoyant, et misait sur des dialogues spirituels, des mélodies gracieuses, une musique fraîche et charmante. Berlioz décrivait sa musique d'"élégance parisienne de bon goût qui plaît". 

Le succès fut au rendez-vous. Si foudroyant que certains le trouvèrent immérité, pour un petit provincial dont la seule formation venait de la maîtrise de la cathédrale de Rouen. En 1800, il remporta un véritable triomphe avec Le Calife de Bagdad, et aurait répondu à l'invective de Cherubini "n'avez-vous pas honte d'un tel succès, et si peu mérité ?" en lui demandant des leçons.
Boieldieu fut cependant nommé professeur au conservatoire, et après trois ans de silence (d'apprentissage ?) proposa Ma tante Aurore en 1803.

Il épousa la volage danseuse Clotide Malfleury, mais cette union s'avéra tellement malheureuse qu'à peine un an plus tard il partit pour Saint-Pétersbourg, où il occupa le poste de compositeur de la cour du Tsar jusqu'en 1810. Il débuta avec Aline, reine de Golconde en 1804 et donna encore huit partitions dont Les voitures versées (1808, repris à Paris en 1820).

De retour en France, il reconquit le public parisien avec La jeune femme en colère (1811), Jean de Paris (1812) que suivirent le nouveau Seigneur du village (1813) et une dizaine d'autres ouvrages, écrits seuls ou en collaboration avec divers musiciens, et son chef-d'oeuvre, en 1825, La Dame Blanche. Boieldieu devint professeur de composition au Conservatoire de Paris et en 1817 et succéda à Méhul à l'Institut. On lui décerna la légion d'honneur en 1820.

Son opéra suivant, Les Deux Nuits (1829) fut admiré par Wagner qui louait chez Boieldieu "la vivacité et la grâce naturelle de l'esprit français" et qui sut se souvenir d'un des choeurs pour sa "marche des fiançailles" de Lohengrin. L'oeuvre fut pourtant un demi-échec, ce qui affecta beaucoup Boieldieu.

Il fut atteint de ce qu'on nomma une phtisie laryngée et qui était plus probablement un cancer du larynx, qui le priva progressivement de l'usage de la parole. Pour se faire comprendre, il écrivait sur une ardoise. La faillite de l'Opéra-Comique et la Révolution de 1830 le privèrent de ressources financières, Thiers lui fit alors verser une pension d'Etat afin de lui éviter la misère. Il mourut à Jarcy, près de Paris, le 8 octobre 1834, auprès de sa seconde épouse, Jenny Phillis-Bertin, et de son fils.

On ne peut guère consacrer un article à Boieldieu sans évoquer sa célébrissime Dame Blanche, qui fut si chère à nos ancêtres, replacée sous les feux de la rampe par sa reprise salle Favart en 1997 et l'enregistrement qui suivit, sous la direction de Marc Minkowski. Encore faut-il conseiller aux collectionneurs de ne pas se polariser sur cette version, mais de dénicher à toute force le témoignage sonore daté 1964 avec un Nicolaï Gedda radieux, solaire, éclatant (Arlecchino).

Ce chef-d'oeuvre d'un artiste né sous l'ancien régime, débutant sous la Terreur, célèbre sous le Consulat et l'Empire, honoré par les Bourbons, ruiné par la Révolution de Juillet, reflète bien son époque : comment ne pas, en pleine Restauration, établir de parallèle entre le noble et bon Julien d'Avenel rétabli dans ses droits face au roturier parvenu Gaveston, et la loi nouvellement promue par Charles X visant à dédommager les propriétaires privés de leurs bien par la Révolution ? Comment également ne pas trouver l'attachement fidèle des gens du village pour leur seigneur disparu fort à propos ?

Il reflète tout aussi bien ses influences. On a dit que Boieldieu était le fils spirituel de Grétry, favorisant une mélodie simple et sans ornements superflus, une instrumentation peu chargée, mais toujours très soignée, conçue pour laisser primer la voix. Tout comme Grétry, Boieldieu privilégiait l'expression dramatique et faisait en sorte que le texte reste constamment intelligible. Car, que ceux qui considèrent le livret de la Dame Blanche comme un monument d'insignifiance ne s'y trompent pas : tout le plaisir de cette pièce spirituelle et délicate provient de l'anticipation. Le principe de l'enfant perdu et reconnu in extremis était déjà usé jusqu'à la corde en 1825, et la pièce de Scribe est en réalité un subtil démontage des rouages qui mènent à ces retrouvailles. Ne croyons pas nos grands-mères plus naïves qu'elles n'étaient : même la plus candide d'entre elles savait dès le lever du rideau que Georges Brown et Julien d'Avenel ne faisaient qu'un, le plaisir était justement de le savoir avant les protagonistes. Les dialogues sont bourrés de délicieuses allusions à la reconnaissance à venir, sur laquelle d'ailleurs l'auteur ne s'appesantit pas : c'est parfaitement inutile.

Mais cette oeuvre a également une postérité : en 1825, il n'était pas encore courant de faire appel aux romans de Walter Scott comme base de livret. La Donna del lago de Rossini ne date que de 1819, et encore n'avait-t-elle jamais été donnée en France. Les enfants de cette Dame Blanche se nommeront Lucia di Lammermoor, I Puritani ou La jolie fille de Perth. Il s'agit également d'une des premières tentatives d'introduction du fantastique dans l'Opéra : Robert le diable, Faust, sont d'autres rejetons de la Dame Blanche. 

Non pas que Donizetti, Bellini, Bizet, Meyerbeer ou Gounod se soient précipités pour plagier Boieldieu, tout simplement, ce dernier était le fer de lance de tendances encore embryonnaires.
La dernière sortie publique de Boieldieu, le 25 septembre 1834, fut pour assister à la première du Chalet de son élève Adolphe Adam. Décidément, il fut élégant jusqu'à la fin, y compris dans sa manière de passer le flambeau...
 

Catherine Scholler
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