Strauss, Salomé et Elektra
un dossier proposé par Bertrand Bouffartigue
 
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Salomé et Elektra :
deux météores dans le monde de l'opéra

par Bertrand Bouffartigue


(1ère édition de Salomé)



Salomé ! Elektra ! Deux noms qui brillent dans l'univers lyrique ! Deux noms chargés de sang, de désir, de violence et de mort ! Deux oeuvres associées à une musique exacerbée mais envoûtante, dont personne ne ressort indemne.

Après deux coups d'essais encore proches de l'univers wagnérien (voir à ce propos les articles de Vincent Deloge), Richard Strauss, par ces deux opéras, trouve enfin le style qui lui est propre et que l'on retrouvera tout au long de son oeuvre, même s'il n'ira certainement jamais plus loin dans l'audace musicale et la densité dramatique.

Cet article ne doit en aucun cas être considéré comme une analyse musicologique précise (on conseillera par exemple les deux Avant Scène consacrés à ces oeuvres et qui offrent une lecture facile et passionnante) mais tente de recenser les caractéristiques qui justifient le succès de ces deux opéras, régulièrement montés sur scène et enregistrés.
 

Deux concentrés de passion et de violence

Loin des brumes épiques wagnériennes, mais aussi des reality show véristes, Strauss va puiser son inspiration dans des histoires et des personnages qui ont déjà très largement influencé les artistes depuis l'Antiquité. En cette période charnière de changement de siècle, il n'est pas étonnant que ces deux personnages soient à la mode. Salomé, personnage secondaire des Évangiles (elle n'est qu'un instrument de sa mère Hérodiade) apporte une touche érotique, exotique, voire morbide, à un texte éminemment sacré. Cela explique certainement l'intérêt de nombreux peintres (et cela dès le Moyen ge) pour ce personnage, qui permet, sous couvert d'un thème religieux, une certaine transgression. Cette transgression et cet exotisme ont certainement attiré Oscar Wilde, qui, en 1891, en tira une pièce en français. Quant à la saga des Atrides, les relations conflictuelles et paroxystiques entre parents et enfants s'inscrivent tout naturellement dans un univers littéraire viennois baigné de psychanalyse. Hugo Von Hoffmansthal en fit donc le sujet de sa pièce en 1903.

Le choix d'une adaptation directe d'une oeuvre théâtrale (le texte du livret reprend de façon presque fidèle celui des pièces) permet à Strauss de s'appuyer sur des textes très largement supérieurs au niveau habituel des livrets d'opéra. La passion fortement teintée d'érotisme du texte de Wilde et la cruauté mêlée de folie dans celui de Hoffmansthal sont des matériaux extraordinaires dont la force se ressent déjà à la simple lecture (ce qui n'est pas toujours le cas pour d'autres livrets, que ce soit chez Verdi ou même chez Wagner). Pour Elektra, Strauss souhaite travailler avec Hoffmansthal. 

De cette volonté naîtront les chef-d'oeuvres que sont Ariadne à Naxos, Le Chevalier à la Rose ou encore La Femme sans ombre. Pour ces opéras, Hoffmansthal concevra des textes qui pourront être directement être mis en musique, mais ne perdra jamais son attachement à la puissance des mots (il sera même encouragé à faire évoluer le livret de La Femme sans ombre pour en écrire un livre).

Dans les deux cas, Strauss utilise le matériau brut de la pièce, en modifiant parfois quelques tournures de phrase afin de les rendre plus " musicales " et en pratiquant quelques coupures pour aller à l'essentiel. 

Résultats de ce travail d'adaptation, Salomé et Elektra sont des oeuvres courtes (moins de deux heures), linéaires (un seul acte sans ellipse), dont les thèmes contiennent en eux-mêmes une force et une violence que la musique de Strauss, tant au niveau orchestral que vocal, porte à l'incandescence. Les voix sont d'ailleurs mises à rude épreuve. Salomé et Elektra sont réservées à des sopranos expérimentées. D'autres rôles demandent également des chanteurs d'exception (Jokanaan, Hérode, Chrysotemnis et, bien entendu, la terrible Clytemnestre).

Un simple coup d'oeil sur la partition d'orchestre permet de mesurer l'incroyable richesse de cette musique. Lorsque Strauss aborde l'opéra, il possède une très solide expérience dans l'écriture symphonique. Dans le domaine lyrique, il approfondit le traitement du matériau orchestral, y apportant un luxe de détails que l'on ne retrouve nulle part ailleurs, pas même chez Wagner. Les cordes sont très souvent divisées en nombreux petits groupes, les vents sont sollicités régulièrement pour des micro-phrases musicales soulignant un mot clé, une phrase importante...

Cette construction permet à l'auditeur de plonger dans un univers sonore à multiples facettes dans lequel il a parfois du mal à trouver des repères (et ce malgré certains leitmotivs que Strauss se plaît souvent à entremêler). Cette déstabilisation volontaire le rend encore plus sensible à la force des deux récits, deux courses vers l'abîme. On peut également admirer le travail du chef d'orchestre, qui doit diriger un tel foisonnement, mais aussi celui du chef de chant, dont la partition réduite est d'une densité terrifiante.


(Salomé, par Hugo Kraus)

Une évolution stylistique d'un opéra à l'autre

Créées la même année (1905), les deux oeuvres diffèrent tant sur le plan de l'atmosphère que du style, mais elles démontrent l'une comme l'autre la volonté de Strauss de prendre de plus en plus de liberté face aux modèles lyriques du XIXe siècle.

Salomé : une descente pas à pas vers l'abîme

Tout en faisant preuve d'une audace toute moderne pour l'époque, Salomé est baignée d'un orientalisme très à la mode. On ne peut qu'admirer le chatoiement des couleurs musicales à la fois langoureuses (le trait de clarinette de l'introduction annonçant le thème de Salomé en est le parfait exemple) et brutales (l'exécution de Jokanaan). Parfois l'oeuvre penche dangereusement vers le côté folklorique, comme la fugue de la querelle théologique des juifs (quelque peu teintée d'antisémitisme ?) ou évidemment la danse des sept voiles, morceau de bravoure orchestral, mais sans nul doute le moment le plus faible de la partition, écrit après le reste et conçu comme un cocktail, quelque peu hollywoodien avant la lettre, des leitmotivs de l'opéra. À côté de ces petites faiblesses, il faut se souvenir des moments sublimes comme le retour de Jokanann dans sa cellule avant l'arrivée d'Hérode.

Cette ambiance exotique n'empêche absolument pas un grand formalisme dans le récit, en partie lié à l'écriture de Wilde. Ainsi, l'auditeur peut se référer à un nombre limité de leitmotivs très identifiables qui ponctuent l'ensemble de l'oeuvre. Parmi ceux-ci, citons le thème de Salomé (le premier entendu dès l'introduction), celui du sauveur (qui ponctue toute la scène de Jokanaan) ou celui de la vengeance (qui correspond au moment où elle demande la tête du prophète), tous thèmes que l'on trouvera mêlés dans la danse des sept voiles ou, de façon plus hallucinée et complexe, dans le monologue final de Salomé. Autre élément de construction, le nombre trois est omniprésent, avec trois personnages principaux : Salomé, Jokanaan et Hérode (les autres personnages dont Hérodiade ne sont finalement que des instruments). Par trois fois Salomé cherche à séduire Jokanaan ; par trois fois Salomé refuse de danser ; par trois fois Hérode cherche à convaincre Salomé de revenir sur sa demande et par trois fois Salomé la réitérera obstinément (soutenue par le thème de la vengeance). Cette répétition donne un côté inexorable au parcours d'une jeune fille innocente. Car la Salomé de Wilde n'est pas consciente de ce qu'elle fait. Un Jokanaan à la beauté sombre et sauvage, véritable monolithe perdu dans sa foi et son espoir, ne peut que troubler la libido naissante de l'adolescente. Par ailleurs, un Hérode, obsédé sexuel gesticulant, incite la jeune fille à lui faire face comme une enfant gâtée. Victime de l'attitude antinomique de deux hommes, Salomé n'est pas un personnage démoniaque mais tout simplement inconscient et perdu dans son désir jusqu'à sombrer dans la folie, folie superbement illustrée par son monologue final, où la musique de Strauss se déchaîne, scellant inéluctablement son destin.

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Elektra : une vague déferlante...

Alors que l'action de Salomé commence dans les douceurs d'une nuit d'Orient, le début d'Elektra est un véritable coup de poing avec une explosion orchestrale du seul leitmotiv vraiment reconnaissable par l'auditeur : celui d'Agamemnon. Tout l'opéra va s'orienter autour de la vengeance du père disparu et de l'affrontement de trois femmes, trois êtres perdus dans leur soif de vengeance (Elektra), leur volonté d'oublier (Chrysotemnis) ou leur peur de la mort (Clytemnestre).

Contrairement à Salomé, qui va progressivement sombrer dans la folie, Elektra est folle dès le départ, folle de désespoir, folle de frustration face à l'impunité du crime de sa mère et de son amant. Pour parvenir à ses fins, elle usera tout à la fois de la violence des mots, en tentant d'abord de convaincre sa soeur de tuer leur mère et son amant, puis en essayant, d'une façon encore plus terrible, d'amadouer sa mère et, finalement, de la terrifier et de lui faire partager sa propre folie. Seule l'apparition du frère, que son obsession empêche tout d'abord de reconnaître, ramènera un peu d'amour et de tendresse. Cette sérénité est balayée rapidement par les deux crimes, purificateurs mais sordides (l'atmosphère dégagée par la musique est proche du massacre). À ce titre, le personnage d'Oreste est quelque peu sacrifié car ce qui a manifestement intéressé Hoffmanstahl, puis Strauss, c'est la confrontation féminine. Il faut rappeler qu'Elektra a été écrit en pleine période d'expansion de la psychanalyse. Certains voient dans cet opéra l'illustration de l'hystérie en musique. Est-ce excessif ? Pas forcément. Car les confrontations entre femmes sont extrêmes. La force des mots utilisés par Hoffmanstahl est implacable, sublimée par la musique de Strauss qui va s'évertuer à souligner tous les termes de séduction ou de douleur.

Dans Elektra, Strauss ne semble plus du tout lié à la moindre convention musicale (ce que l'orientalisme de Salomé pourrait laisser paraître). Il décrit cette situation paroxystique sans tabou musical, jouant sur les dissonances et les contrastes d'atmosphère, tout en maintenant une dynamique qui laisse l'auditeur hors d'haleine. Certains moments sont proprement terrifiants, comme l'arrivée de Clytemnestre. Les monologues d'Elektra (qui finit par une valse brutale) ou de sa mère (qui finit dans ses hurlements de rire) sont des moments inoubliables.

Après une scène d'exposition (les servantes, puis le monologue d'Elektra), tout se noue en trois scènes seulement (Elektra-Chrisothemnis, Elektra-Clytemnestre, Elektra-Oreste), tout est dit ; la vengeance s'accomplit, rapide (Egisthe fait un passage éclair avant d'être massacré), et, comme pour Salomé, il ne reste plus que la mort comme issue, à la fin d'une valse frénétique qui laisse le spectateur assommé et abasourdi. Tout s'est passé en moins de deux heures !
 

Mais Vienne n'est pas loin

Après Elektra, on aurait pu imaginer que Strauss poursuivrait son expérimentation et ferait ainsi entrer véritablement la musique dans le nouveau siècle. Il n'en sera rien. En effet, malgré toutes les libertés que Strauss s'accorde, il reste attaché à une atmosphère très viennoise et ponctue de façon quasi permanente sa musique du rythme de la valse. Bien entendu, il l'associe à des moments terribles et morbides (le moment où Salomé embrasse la bouche de Jokanaan décapité ou la mort d'Elektra), mais par ce moyen il donne à sa musique un sentiment de légèreté et de futilité qui, certes, allège le drame, mais lui confère aussi un aspect quelque peu artificiel qui sera mis définitivement de côté par ceux qui révolutionneront l'art lyrique au XXe siècle : Schönberg et Berg.

Strauss restera ce compositeur entre deux siècles, au style personnel mais qui n'évoluera plus vraiment. Ses collaborations ultérieures avec Hoffmansthal donneront toutefois des personnages féminins tout aussi passionnants que Salomé et Elektra : La Maréchale, Arabella, Ariadne, L'impératrice, La femme silencieuse... D'autres météores !
 

Bertrand Bouffartigue
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