TANCREDI
un dossier proposé par Catherine Scholler
 
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Tancrède de Voltaire

par Catherine Scholler

 


(Voltaire)


Le livret du Tancredi de Rossini est inspiré d'une tragédie de Voltaire, représentée pour la première fois le 3 septembre 1760 par les Comédiens Français. Interprétée par des acteurs célèbres, Lekain en Tancrède et Clairon en Aménaïde, la pièce obtint un grand succès. Dédiée à la marquise de Pompadour, maîtresse de Louis XV, elle aurait dû permettre à son auteur de regagner la faveur royale, néanmoins le philosophe utilisa également ce vecteur pour développer un certain nombre d'idées et condamner en vrac la peine de mort, la justice expéditive, le mariage forcé, le pouvoir tyrannique...

Même si l'opéra conserve la fibre patriotique, il ne subsiste plus grand chose de tout cela dans le livret de Gaetano Rossi. Pire encore, en voulant insérer des duos d'amour, le librettiste a rendu absurde la trame de Voltaire chez lequel les deux amants ne se rencontrent pas, laissant subsister la méprise : l'incapacité d'Amenaïde à se justifier aux yeux de son bien-aimé au cours des deux longs duos qu'ils chantent est véritablement difficile à admettre. Les personnalités des deux héros sortent considérablement affadies de ce traitement, Tancredi trop crédule et Amenaïde trop soumise. 
Pourtant, le livret de Tancredi représentait un louable effort pour moderniser la dramaturgie de l'opera seria en puisant dans les pièces de théâtre françaises, ce qui participait d'une esthétique néo-classique développée dans le sillage des guerres napoléoniennes.

Il suffit de se pencher sur les sujets des opera seria de Rossini antérieurs (Demetrio e Polibio, 1809, Ciro in Babilonia, 1812) et postérieurs (Aureliano in Palmira 1813) à base de princes kidnappés à la naissance, de héros gémissant dans les fers, de batailles en coulisses et de revirement final dans l'esprit d'augustes souverains pour se rendre compte des progrès accomplis avec ce Tancredi.

Il n'est cependant peut-être pas inutile d'éclaircir certaines situations de l'opéra en se penchant sur la pièce d'origine.

"La scène est à Syracuse, d'abord dans le palais d'Argire et dans une salle du conseil, ensuite dans la place publique sur laquelle cette salle est construite. L'époque de l'action est de (sic) l'année 1005. Les Sarrasins d'Afrique avaient envahi toute la Sicile au IXe siècle : Syracuse avait secoué leur joug. Des gentilshommes normands commencèrent à s'établir vers Salerne, dans la Pouille. Les empereurs grecs possédaient Messine ; les Arabes tenaient Palerme et Agrigente."

Acte I

Argire, chevalier affaibli par l'âge, exhorte l'assemblée des chevaliers à chasser de Sicile les Sarrasins menés par Solamir :

"Il est temps de sauver d'un naufrage funeste
Le plus grand de nos biens, le plus cher qui nous reste,
Le droit le plus sacré des mortels généreux,
La liberté : c'est là que tendent tous nos voeux."


Afin d'unir leurs forces et d'oublier les dissensions qui ont existé entre les familles syracusaines, Argire donne sa fille Aménaïde en mariage à Orbassan. Mais pour ce dernier, les ennemis sont tout autant, voire plus, les chevaliers normands installés en Sicile que les Sarrasins. Il décrit ainsi la situation de Tancrède :

"De quel droit les Français, portant partout leurs pas,
Se sont-ils établis dans nos riches climats ?
De quel droit un Coucy vint-il dans Syracuse,
Des rives de la Seine au bord de l'Aréthuse ?
D'abord modeste et simple, il voulut nous servir ;
Bientôt fier et superbe, il se fit obéir.
Sa race, accumulant d'immenses héritages,
Et d'un peuple ébloui maîtrisant les suffrages,
Osa sur ma famille élever sa grandeur.
Nous l'en avons punie, et malgré sa faveur,
Nous voyons ses enfants bannis de nos rivages.
Tancrède, un rejeton de ce sang dangereux,
Des murs de Syracuse éloigné dès l'enfance,
A servi nous dit-on, les césars de Byzance :
Il est fier, outragé, sans doute valeureux ;
Il doit haïr nos lois, il cherche la vengeance."


L'ascendance de Tancrède est ainsi clairement précisée : il est de souche française, installé dans un pays étranger. Il s'agit d'un rappel de l'actualité du moment, puisque les hostilités franco-anglaises en pleine guerre de Sept Ans portaient notamment sur la suprématie coloniale. Les Normands de Sicile sont semblables à ces Français installés en Amérique du Nord, envahis et chassés par les Britanniques cette même année 1760.

Le chevalier Lorédan précise que les biens confisqués à Tancrède ont été octroyés à Orbassan. Seul Argire demeure réservé :

"Je n'aurais point pour eux dépouillé l'orphelin 
vous savez qu'à regret on m'y vit condescendre."


Orbassan expose à Argire qu'il se considère comme un chef de guerre peu fait pour l'amour, que cette union est uniquement à but politique, mais qu'il saura respecter et honorer sa future épouse.
Aménaïde exprime son opposition à son père au sujet de ce mariage. Nous apprenons qu'au cours d'une guerre civile, Argire envoya sa femme et sa fille se réfugier à Byzance, et que la mère d'Aménaïde y mourut, laissant sa fille seule dans cette ville inconnue. La jeune fille rappelle que Tancrède est toujours populaire parmi la population de Syracuse, et qu'Orbassan a monté le conseil contre lui pour pouvoir le spolier de ses biens. Argire part sans avoir changé d'avis.

Un dialogue entre Aménaïde et sa confidente Fanie révèle que Solamir et Tancrède sont tous deux tombés amoureux de la princesse lors de son exil à Byzance, qu'elle a éconduit le Sarrasin, et également que Tancrède a déjà débarqué incognito à Messine. On note ce petit dialogue :

"Fanie : à leurs seuls intérêts les grands sont attachés.
Le peuple est plus sensible.
Aménaïde : il est aussi plus juste."


Acte II

Aménaïde a fait envoyer un message à Tancrède par l'intermédiaire d'un esclave dévoué qui pour joindre le chevalier devra passer à travers les lignes sarrasines. Pour plus de sécurité, le nom du destinataire n'est pas indiqué sur la lettre. On apprend que sur son lit de mort, la mère de la jeune fille l'a unie au chevalier normand. 

Argire surgit : la lettre a été interceptée au moment où l'esclave allait traverser le camp sarrasin, c'est pour cette raison que tous croient que le message est adressé à Solamir. Aménaïde se déclare innocente, sans vouloir s'expliquer, afin de protéger Tancrède. Elle est condamnée à mort.

"Argire : j'ai vécu trop longtemps... Qu'as-tu fait ?
Aménaïde : mon devoir. Aviez-vous fait le vôtre ?"


Orbassan propose noblement à Aménaïde d'être son chevalier pour le jugement de Dieu. On trouve quelques évocations de cette proposition dans l'opéra, mais tellement allusives qu'elles sont incompréhensibles à qui ne connaît pas la pièce. Comptant sur sa reconnaissance, Il demande en échange le serment solennel d'être aimé fidèlement de sa future épouse. La jeune fille refuse, assurant le chevalier de son estime et jurant ne pas avoir trahi son pays.

Acte III

Entrée de Tancrède, suivi de deux écuyers et de son ami Adalmon. Ses premiers mots,"A tous les coeurs bien nés que la patrie est chère !", auront pour écho le génialissimement simple "O ! patria" de l'opéra. On note le petit dialogue entre les deux chevaliers :

"Adalmon : (...) je ne suis qu'un soldat, un simple citoyen...
Tancrède : Je le suis comme vous : les citoyens sont frères."


Tancrède décide de dissimuler son nom ainsi que les emblèmes de ses armes et envoie Adalmon prévenir Aménaïde de son retour. Contrairement à ce qui se passe dans l'opéra, il ne rencontre pas la jeune fille, ce qui rend la méprise crédible.

Adalmon revient, porteur de la nouvelle de la trahison et de la condamnation d'Aménaïde. Tancrède croit tout d'abord à une calomnie. Apercevant Argire, il se dirige vers lui et l'interroge. Le vieil homme, persuadé de l'infamie de sa fille, affirme au chevalier qu'elle est bel et bien coupable, sans lui révéler les éléments qui auraient pu lui faire penser à un quiproquo, mais lui précisant qu'elle a reconnu être l'auteur de la lettre et qu'elle n'en éprouve aucun remord ("elle est la honte de son père"). Tancrède est convaincu :

"En vain j'avais douté ; je dois en croire un père :
Le père le plus tendre est son accusateur ;
Il condamne sa fille ; elle-même s'accuse."


Il se propose néanmoins comme chevalier pour le jugement de Dieu, non pour l'amour d'Aménaïde, mais pour la vertu d'Argire, et défie Orbassan. 

Acte IV

Le combat a eu lieu pendant l'entracte. Orbassan est mort. Les chevaliers syracusains proposent à Tancrède de marcher avec eux à l'assaut des forces sarrasines.

Tancrède refuse de revoir Aménaïde avant de partir au combat, mais celle-ci survient. C'est l'équivalent du deuxième duo Amenaïde/Tancredi de l'opéra, à ceci près que la place est remplie de chevaliers, encore hostiles au nom de Tancrède, et que le nommer en public serait le condamner à mort. Aménaïde n'a donc aucun moyen de se disculper pendant cette très courte entrevue. Elle reste seule avec Fanie :

"Aménaïde : Lui me croire coupable !
Fanie : Ah ! s'il peut s'abuser,
Excusez un amant.
Aménaïde : Rien ne peut l'excuser...
Quand l'univers entier m'accuserait d'un crime :
Sur son jugement seul un grand homme appuyé
A l'univers séduit oppose son estime.
Il aura donc pour moi combattu par pitié !
Cet opprobre est affreux, et j'en suis accablée.
Hélas ! Mourant pour lui, je mourrais consolée ;
Et c'est lui qui m'outrage et m'ose soupçonner !
C'en est fait, je ne veux jamais lui pardonner ;
Ses bienfaits sont toujours présents à ma pensée,
Ils resteront gravés dans mon âme offensée ;
Mais, s'il a pu me croire indigne de sa foi,
C'est lui qui pour jamais est indigne de moi.
Ah ! De tous mes affronts c'est le plus grand peut-être."


Questionnée par Argire, Aménaïde lui apprend l'identité de son sauveur. Elle décide d'accompagner son père au champ de bataille.

"Aménaïde : Seigneur, il n'est plus temps que vous me refusiez :
J'ai quelques droits sur vous ! Mon malheur me les donne
Faudra-t-il que deux fois mon père m'abandonne ?
Argire : Ma fille, je n'ai plus d'autorité sur toi ;
J'en avais abusé, je dois l'avoir perdue (...)
Et nos moeurs et nos lois ne le permettent pas.
Aménaïde : Quelles lois ! quelles moeurs indignes et cruelles !
Sachez qu'en ce moment je suis au-dessus d'elles ;
Sachez que, dans ce jour d'injustice et d'horreur,
Je n'écoute plus rien que la loi de mon coeur.
Quoi ! ces affreuses lois, dont le poids vous opprime,
Auront pris dans vos bras votre sang pour victime ;
Elles auront permis qu'aux yeux des citoyens
Votre fille ait paru dans d'infâmes liens,
Et ne permettront pas qu'aux champs de la victoire
J'accompagne mon père et défende ma gloire !
Et le sexe en ces lieux, conduit aux échafauds,
Ne pourra se montrer qu'au milieu des bourreaux !
L'injustice à la fin produit l'indépendance."


Acte V

Les chevaliers parlent de la conduite héroïque autant que suicidaire de Tancrède au cours du combat. La nouvelle de sa mort parvient à Aménaïde et Argire. On amène Tancrède agonisant devant eux. Argire détrompe Tancrède ("cruellement trompé, je t'ai trompé moi-même"). Le héros meurt, Aménaïde s'effondre sur son corps après avoir maudit l'assistance.

"Vous, cruels, vous, tyrans, qui lui coûtez la vie !
Que l'enfer engloutisse, et vous, et ma patrie,
Et ce sénat barbare, et ces horribles droits
D'égorger l'innocence avec le fer des lois !".

 
Catherine Scholler
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