LES CONTES D'HOFFMANN

un dossier proposé par Christian Peter

 
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Les véritables Contes d'Hoffmann



 
 
 
 
 
Le livret des Contes d'Hoffmann s'inspire principalement de trois nouvelles de l'écrivain allemand, une pour chaque acte. Mais certaines idées, certaines situations, voire un simple nom, proviennent d'autres contes du même auteur. On peut ainsi recenser une bonne demi-douzaine d'écrits participant à l'action des Contes d'Hoffmann.

Comme dans la plupart des livrets d'opéra, la simplification est drastique et les auteurs ont fait appel aux aspects les moins subtils des écrits d'ETA Hoffmann, gommant toute leur ironie, réduisant les nouvelles à leur seul aspect fantastique et appuyant exagérément sur l'interprétation biographique.

Luther est un brave homme, tire lanlaire... 

En effet, cas rarissime dans l'histoire du théâtre, c'est un écrivain réel qui devient héros d'un drame, à travers les histoires qu'il écrit. Ce génial tour de passe-passe est largement facilité par le fait que beaucoup de héros hoffmanniens, tels Anselme du Vase d'or ou Johannes Kreisler du Chat Murr, sont des idéalisations de leur créateur, des mises en images de lui-même.
L'imagination des contemporains et lecteurs d'Hoffmann avait également été frappée par le caractère même de l'écrivain, alcoolique et torturé. Hitzig, un de ses plus anciens amis, avait rédigé une biographie qui resta longtemps l'unique source concernant le poète, et dans laquelle on trouvait notamment les lignes suivantes :

"Il se laissa entraîner à toutes sortes de débauches, notamment à la boisson ; par ses fréquentations, il fut amené à renverser toute règle de vie, faisant du jour la nuit et de la nuit le jour. C'est en ces deux erreurs qu'il faut chercher la source de sa déchéance ultérieure, corporelle et malheureusement aussi intellectuelle. [... ] mais qu'on ne s'imagine pas un buveur du commun, qui boit et boit par goût jusqu'au moment où il bredouille et s'endort ; c'était tout l'opposé chez Hoffmann. Il buvait pour se "monter" ... même lorsqu'il n'était pas particulièrement exalté, il ne restait pas assis sans rien faire, comme la plupart des clients de tavernes."

Des recherches plus poussées infirment cette légende : outre ses activités artistiques (écriture, musique, peinture), Hoffmann était employé au ministère de la justice comme conseiller au kammergericht, et s'acquittait de son emploi avec une compétence reconnue, ce qu'il n'aurait pas pu faire s'il était vraiment l'épave décrite par Hitzig. D'autre part, il n'a jamais connu de déchéance intellectuelle.

Néanmoins la légende était établie, il ne restait qu'à emprunter le cadre et l'ambiance aux écrits du poète, et tout particulièrement aux contes des frères de Saint-Sérapion, eux-mêmes largement inspirés d'Hoffmann et de son groupe d'amis.

Ces "frères" sont six camarades qui se réunissent dans la taverne Lutter und Wegner à Berlin, où ils racontent des histoires à tour de rôle. La première réunion eut lieu le jour de la Saint-Sérapion, qui donna son nom à l'assemblée. 

Voici pour le lieu. Pour ce qu'on y consomme, on trouve mention du punch dans un grand nombre de nouvelles d'Hoffmann. Il ne s'agit bien entendu pas de la boisson antillaise à base de rhum, mais d'un breuvage constitué d'arak, de citron et de sucre, que les jeunes filles de bonne famille font flamber de leurs blanches mains. Il semblerait, au vu des compliments des convives, qu'il s'agisse là d'une vertu ménagère.

Comme au chef-d'oeuvre de Mozart elle prête l'accent d'une voix ferme et sûre !

Ce n'est pas par hasard que la Stella interprète Donna Anna dans le Don Giovanni de Mozart. Hoffmann adulait Mozart, au point de transformer son troisième prénom en Amadeus. Dans la nouvelle intitulée Don Juan, un voyageur découvre que sa chambre d'hôtel est attenante à une loge d'opéra et assiste ainsi fortuitement à une représentation de Don Giovanni. Cet endroit existait, il s'agit de l'Hôtel de la Rose à Bamberg qu'Hoffmann voyait de sa fenêtre quand il habitait cette ville. 
La nouvelle est un prétexte pour livrer une analyse du chef-d'oeuvre de Mozart, passionnante pour tout amateur d'opéra. Après un résumé de l'intrigue et une présentation des personnages saisissants de justesse, Hoffmann se penche sur les relations entre Don Giovanni et Donna Anna, deux êtres de nature divine, l'un déchu, l'autre pure. Il avance que juste avant le lever de rideau, Anna s'est donnée au séducteur avec feu, avec violence, afin de l'arracher au désespoir. Mais ils se sont trouvés trop tard, Don Giovanni ne sera pas sauvé et Anna sera perdue. Après avoir lu cette nouvelle, on ne pourra plus jamais penser que le prude XIXe siècle avait édulcoré les relations entre Donna Anna et Don Giovanni.

Clic clac, clic clac, voilà Kleinzach !

La légende de Kleinzach que chante Hoffmann provient d'un conte satirique, Le petit Zacharie (Klein Zaches).

A vrai dire, de ce savoureux conte qui brosse une galerie de portraits de gens connus de la bonne société berlinoise autant qu'une caricature sociale, il n'y a que la description du personnage qui figure dans l'opéra : "Ce qu'au premier abord on eût fort bien pu prendre pour une souche étrangement noueuse était, en effet, un marmot difforme, haut comme deux mains à peine, qui (... ) se roulait à présent dans l'herbe en grognant. Cette créature avait la tête profondément enfoncée entre les épaules, une excroissance en forme de citrouille lui tenait lieu de dos, et immédiatement sous sa poitrine pendaient de petites jambes, minces comme des baguettes de coudrier ; bref, le gamin ressemblait à un gros radis fendu. Du visage, une vue un peu faible ne pouvait découvrir grand'chose ; en y regardant de plus près, on apercevait sans doute le long nez pointu qui surgissait tout raide d'une broussaille de cheveux noirs, et une paire de tous petits yeux au noir scintillement qui, surtout étant donné les traits ratatinés et vieillots du visage, semblaient indiquer une petite mandragore".

Une bonne fée qui passait pas là prit pitié de cette créature et lui offrit le don de s'approprier le mérite de tout ce qui se faisait de bien dans son entourage. Le petit Zacharie devint ainsi un être ignoble et couvert d'honneur jusqu'à ce que l'étudiant Balthazar, protégé lui aussi par un magicien, parvienne à défaire le sort.

J'ai des yeux, de beaux yeux

L'essentiel de l'acte d'Olympia est tiré du conte intitulé L'homme au sable. Mais alors que le livret et la musique (et les mises en scène !) tirent l'histoire vers le comique, la nouvelle est proprement terrifiante. Elle est également très riche et le librettiste a dû la simplifier considérablement.
L'étudiant Nathanaël (ravalé au rang de comparse dans le livret), écrit à son ami Lothar, frère de sa fiancée Clara, qu'il a rencontré, en la personne d'un colporteur qui lui proposait des baromètres, un personnage épouvantable, car il lui rappelle les pires heures de son enfance.

Alors qu'il était tout petit, un homme effrayant, nommé Coppélius, rendait quelquefois visite à son père. Sa mère disait alors "voici l'homme au sable", c'est à dire le marchand de sable, pour signifier aux enfants qu'il était l'heure de se coucher. Mais cet homme au sable allemand est bien moins pacifique que celui que nous connaissons, car il emporte les enfants qui ne dorment pas dans un grand sac et les donne à manger à ses rejetons, monstres dotés de becs crochus. L'enfant, terrorisé, avait amalgamé l'homme au sable et Coppélius.

Un soir, le petit Nathanaël se cacha afin de connaître le terrible secret de son père et de son visiteur. Il découvrit qu'ils se livraient à de mystérieuses expériences dans lesquelles il était question d'yeux. Mais l'enfant fut découvert et Coppélius tenta de lui prendre ses yeux. Il fut sauvé par son père et l'homme au sable disparut pendant un certain temps. Quand il revint, l'expérience tourna mal et le père mourut. 
Nathanaël ne peut s'empêcher de voir en Coppélius un véritable démon, mais sa fiancée, la raisonnable et gaie Clara, trouve une explication à tous les phénomènes mystérieux qu'il lui décrit. Le personnage de Clara, absent de l'opéra, permet à l'auteur de se livrer à une série de réflexions sur le fantastique et le rationalisme, mais également sur le sentiment amoureux, en opposant Clara, la femme, et Olympia, la poupée. Un jour de dispute, Nathanaël traite Clara d'automate, car elle ne comprend ni ses angoisses, ni sa poésie, alors qu'il n'aura jamais une telle réaction vis à vis d'Olympia.

Nathanaël se persuade que le colporteur ne peut pas être Coppélius, car il se nomme Giuseppe Coppola et parle avec l'accent piémontais. Il retourne à G***, où il étudie la physique auprès de Spalanzani, lui-même en affaires avec le marchand de baromètres. De la fenêtre de sa chambre d'étudiant, le jeune homme voit l'intérieur du salon de son professeur, dans laquelle la fille de ce dernier, Olympia, reste bizarrement immobile.

Un jour, Nathanaël reçoit la visite du colporteur qui lui dit qu'il n'a pas que des baromètres à vendre, mais aussi des yeux, et lui montre tout un assortiment de lunettes. A leur vue, Nathanaël est saisi d'une pulsion meurtrière et tente d'étrangler le colporteur. Ce dernier, pour le calmer, lui propose des lorgnettes, qu'il vend trois ducats. Quand Nathanaël regarde par la fenêtre avec ses lorgnettes, il aperçoit Olympia et tombe en extase. Le colporteur, en le quittant, éclate d'un rire ignoble.
Peu de temps après, un bal est donné chez Spalanzani, au cours duquel il présente sa fille à l'assistance. Nathanaël, la regardant de nouveau au travers de sa lorgnette, en tombe fou amoureux, alors que tous les autres assistants la trouvent un peu raide ou idiote. Elle ne sait dire que "ach, ach, ach". Le jeune homme invite Olympia à danser, puis est convié à revenir en qualité de prétendant. Ses amis le mettent en garde, trouvant la jeune fille peu naturelle.

Un jour, en allant rendre visite à sa nouvelle fiancée, Nathanaël entend un bruit de lutte. Il se précipite et découvre Spalanzani et le colporteur se battant. La scène, qui a un petit côté comique dans l'opéra, n'a ici rien de drôle. Coppola s'enfuit avec le corps d'Olympia, mais Nathanaël a eu le temps d'apercevoir son visage, une figure de cire aux orbites vides. Spalanzani hurle qu'il a gardé les yeux, une paire d'yeux sanglants, qu'il lance à Nathanaël. Ce dernier, pris d'un accès de folie, s'attaque à son professeur. Il est maîtrisé et emmené dans un hôpital pour fous.

Guéri, il va passer sa convalescence auprès de Clara. En se promenant un jour, ils montent tous deux en haut d'un beffroi. Pour mieux voir, Nathanaël sort de sa poche les lorgnettes que lui avaient vendues le colporteur et, à nouveau pris de folie, il tente d'assassiner Clara, qui est sauvée in extremis par son frère Lothar. Nathanaël aperçoit alors Coppélius dans la foule des badauds et se précipite du haut du beffroi... on ramasse son corps brisé.

La grande force de ce conte, caractéristique propre à l'ensemble de l'oeuvre d'Hoffmann, est que rien n'est vraiment expliqué : on ne saura jamais si Coppélius et Coppola ne font qu'un, ni la cause de la bataille au sujet des yeux... Le héros, tout comme le lecteur, passe insensiblement d'un monde familier et rationnel à un univers cauchemardesque dans lequel tout n'est qu'illusion.

Vois sous l'archet frémissant

L'histoire d'Antonia provient d'une nouvelle qui s'intitule, selon les traductions, Le conseiller Krespel ou Le violon de Crémone.

Lors d'une réunion des frères de Sérapion, Théodore, l'alter ego d'Hoffmann, entame l'histoire du conseiller Krespel, qui avait fait construire sa maison sans porte ni fenêtres pour les faire percer une fois les murs montés.

Théodore, arrivant dans la ville, est surpris par l'étrangeté de Krespel. Il apprend que ce vieil original a la passion des violons, qu'il en fabrique, les essaie, puis les accroche au mur sans jamais en rejouer. Lorsqu'il trouve le violon d'un maître célèbre, il en joue une fois, puis le démonte et en jette les morceaux dans un coffre. Il apprend également qu'une jeune fille nommée Antonia vit avec lui, sans doute séquestrée.

Toute la ville a entendu chanter Antonia une seule fois, d'une voix ravissante. Les habitants s'étaient massés devant la maison pour l'entendre. Ils avaient ensuite vu un jeune homme s'enfuir de la maison et depuis, la jeune fille n'avait plus jamais rechanté.

Poussé par la curiosité et amoureux de cette jeune fille qu'il n'a jamais vue, Théodore se fait inviter chez le conseiller Krespel qui lui montre ses violons et, parmi eux, un instrument très ancien à la sonorité d'une beauté bouleversante qu'il n'a jamais eu le courage de détruire. 

Peu à peu, Théodore devient un habitué de la maison, il est présenté à Antonia, mais un jour où il l'incite à chanter, le conseiller Krespel le jette dehors. Le jeune homme quitte la ville.

Deux ans plus tard, il est de retour, le jour même de l'enterrement d'Antonia. Le conseiller Krespel, brisé, lui raconte son histoire.

Il était l'époux d'une célèbre cantatrice italienne qu'il quitta à cause de son caractère impossible, à la suite d'une scène au cours de laquelle elle avait cassé son violon et, lui, l'avait jetée par la fenêtre, heureusement sans la blesser. Après son départ était née une fille dont il prenait régulièrement des nouvelles. L'enfant, prénommée Antonia, grandit, songea à devenir cantatrice comme sa mère et se fiança avec un jeune compositeur.

Quelque temps avant le mariage, la mère d'Antonia mourut et le conseiller Krespel partit pour l'Italie s'occuper de sa fille. Dès qu'elle se mit à chanter en sa présence, des taches rouges apparurent sur ses joues, à ce signe, le conseiller comprit que l'effort du chant serait fatal au coeur de sa fille et qu'elle y laisserait la vie, diagnostic qu'il se fit confirmer par un médecin.

Krespel avertit honnêtement Antonia du danger et ils décidèrent d'un commun accord de quitter l'Italie. Mais le jeune fiancé les retrouva en Allemagne et décida la jeune fille à chanter encore une fois. Elle faillit en mourir et le musicien s'enfuit.

Une vie paisible et recluse commença alors pour le père et la fille. Krespel acheta un jour un vieux violon de Crémone et tous deux s'aperçurent avec stupeur que le son qu'il produisait était identique à la voix d'Antonia. La jeune fille disait quelquefois à son père "je voudrais bien chanter", alors le conseiller jouait de ce violon.

Quelques jours avant le retour de Théodore, Krespel entendit en pleine nuit la voix d'Antonia et le son d'un clavecin, comme si son fiancé l'accompagnait. Il voulut se lever de son lit, mais n'y parvint pas. Dans une lueur bleuâtre, il vit Antonia dans les bras du musicien. A l'aube, la jeune fille fut trouvée morte dans son lit, et le vieux violon cassé.

Une des grandes différences entre le conte et le livret, c'est l'absence du docteur Miracle. Chez Hoffmann, en effet, le glissement du réel au fantastique est si insensible qu'un diable serait trop voyant, incongru pour tout dire. Le surnaturel se passe d'explications, fût-ce par l'intermédiaire d'un démon.

Le docteur Miracle existe pourtant dans les écrits d'Hoffmann, mais dans la nouvelle intitulée Le magnétiseur. C'est un jeune médecin qui s'appelle Alban et s'introduit dans une maison heureuse en feignant une profonde amitié pour le fils de la famille. Il est spécialiste de l'hypnose (le mesmérisme n'est pas si lointain). Un ami de la famille, qui se méfie d'Alban et connaît ses recherches dans le domaine du magnétisme, l'appelle par dérision "le docteur aux miracles".
La fille de la maisonnée, Maria, doit épouser un jeune colonel dès la fin de la guerre. Toutes les nuits, Alban hypnotise la jeune fille durant son sommeil pour la séparer de son fiancé. Ce qui entraîne la mort de Maria.

Ajoutons encore que l'Antonia de l'opéra n'est pas un personnage hoffmanien, car elle veut échapper à sa future condition d'épouse et de mère, alors que les jeunes filles imaginées par Hoffmann sont extrêmement prosaïques et ne rêvent que de se marier avec un jeune homme confortablement établi pour se livrer aux joies du ménage. Elles sont des pièges pour les jeunes poètes qui, s'ils se laissent charmer, abandonnent toute velléité de création artistique et s'installent bourgeoisement. Un thème récurrent des nouvelles d'Hoffmann est l'indépendance de l'artiste, quotidiennement menacée par l'amour, qui doit uniquement être conçu comme source d'inspiration et non comme la possession de l'être aimé. Ceci est encore un éléments biographique : la bien-aimée inaccessible s'appelait Julia Marc.

Ce que je veux de toi, c'est ta fidèle image

Le dernier acte provient d'une partie d'un conte intitulé Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre, auquel viennent s'ajouter bon nombre d'éléments extérieurs. Il est symptomatique de constater que ce conte, tout d'abord raccourci, puis ré-augmenté d'éléments disparates, a donné naissance à la partie la moins cohérente du livret, même si cette hétérogénéité est partiellement due aux remaniements successifs de l'opéra.

1. Apparition la bien aimée

Le narrateur, invité chez une connaissance pour fêter la Saint-Sylvestre, y retrouve par hasard une jeune fille qu'il a aimée autrefois, Julie. Ses sentiments pour elle ne sont pas éteints et il tente de la reconquérir, avant de s'apercevoir qu'elle est mariée. Julie s'éloigne au bras de son époux, sur ces mots : "Ne voulez-vous pas que nous rejoignions la compagnie, mon mari me cherche... Vous êtes toujours fort amusant, mon cher ! toujours d'humeur originale, comme autrefois ; seulement, ménagez vous sur la boisson."
Le narrateur s'enfuit en courant dans la nuit, sans prendre le temps d'enfiler son manteau.

2. La société dans la cave

Le narrateur entre dans une taverne et demande à boire. Un autre convive, l'air un peu bizarre, pénètre dans la pièce, suivi d'un autre, qui demande à ce que les miroirs soient voilés avant d'entrer. Une conversation s'engage entre les trois hommes, qui devient de plus en plus vive et tourne à la dispute. Le troisième arrivant quitte la taverne, bientôt suivi du deuxième, en qui le narrateur reconnaît subitement Peter Schlemihl, à cause de son absence d'ombre. Ce dernier fait ici une apparition en "guest star", c'est un personnage du roman La Merveilleuse histoire de Peter Schlemihl d'Adalbert Von Chamisso (un très grand ami d'Hoffmann). Dans l'opéra, un rôle plus important lui sera dévolu.

3. Apparition

Le narrateur quitte la taverne et, toujours sans manteau, demande l'hospitalité à un ami qui, par erreur, l'installe dans une chambre où un lit est déjà occupé par le troisième client de la taverne. Ils entament une conversation et bientôt s'aperçoivent qu'ils ont tous deux été trahis par une femme : le narrateur par Julie et l'inconnu par Giulietta. Les deux hommes s'endorment et le narrateur fait un cauchemar. A son réveil, son compagnon a disparu, lui laissant le récit de sa triste histoire.

4. L'histoire du reflet perdu

Erasme Spikher (c'est le nom de l'étrange personnage) effectua un voyage en Italie, laissant sa femme et son fils en Allemagne. A Florence, il tomba amoureux de Giulietta et rencontra l'inquiétant Dapertutto.

Malgré les avertissements de ses amis, il oublia épouse et enfant, absorbé par sa passion pour Giulietta. Un jour, à la campagne, il fut provoqué par un rival, "un jeune italien, fort laid de figure et plus ignoble encore de manières". Il le tua et dut quitter l'Italie. Giulietta lui demanda alors son reflet en souvenir.

Il s'enfuit en compagnie de Dapertutto qui, le narguant, lui proposa un enchantement qui lui aurait permis d'échapper à ses poursuivants, mais qui n'aurait pu être fait... qu'avec son reflet ! Erasme abandonna son compagnon, mais quand il arriva dans une auberge, les clients s'aperçurent qu'il ne se reflétait pas dans la grande glace et, le prenant pour un suppôt du diable, le chassèrent.

Erasme parvint à rentrer chez lui et recommença à couler une vie paisible, jusqu'à ce que sa femme et son fils s'aperçussent qu'il n'avait pas de reflet, ce qui l'obligea à quitter sa maison. Dapertutto survint et lui promit de retrouver son reflet ainsi que Giulietta, à condition qu'il empoisonnât sa femme et son fils, mais Erasme n'en eut pas le courage. Giulietta lui apparut alors et lui proposa de céder sa famille à Dapertutto par contrat, mais à ce moment l'épouse d'Erasme les surprit. La révolte de ce dernier dissipa les fantômes. Sa femme l'engagea à parcourir le monde à la recherche de son reflet et à revenir une fois qu'il y serait parvenu. C'est au cours de ces pérégrinations qu'il rencontra Peter Schlemihl qui avait vendu son ombre au diable en échange de la réalisation de tous ses désirs.

La Giulietta du compte est foncièrement mauvaise et n'a besoin ni de diable ni de diamant pour demander son reflet au héros. Le diamant existe pourtant dans un conte intitulé Le vase d'or.

"S'étant déganté de la main gauche, il brandit sous les yeux de l'étudiant une bague étincelant d'un merveilleux diamant et dit : "regardez donc, mon cher ami ! il y a de quoi vous réjouir, si vous le voulez !" Anselme regarda : miracle ! tel un brasier ardent, le diamant rayonnait de mille feux ; le faisceau convergent de ses rayons était devenu un miroir de cristal transparent (... ) mais en un clin d'oeil l'archiviste avait soufflé sur le miroir : avec des crépitements électriques, les rayons de feu se replièrent sur leur centre et au doigt de Lindhorst ne brillait plus maintenant qu'une petite émeraude, qu'il recouvrit de son gant. "Avez-vous vu les petits serpents d'or, monsieur Anselme ?" demanda-t-il."

Le thème du miroir magique est fréquent chez Hoffmann, au même titre que les lorgnettes et les lunettes (celles de Coppélius, mais aussi celles de Giglio Fava dans Princesse Brambilla) ; un des livres préférés du poète s'intitulait La magie naturelle, de Wiegleb, qui démontait minutieusement les mécanismes des apparitions dites surnaturelles réalisées par les charlatans à l'aide de vapeur artificielle, d'une lanterne magique et de jeux de miroirs. Utiliser un ouvrage censé déjouer les supercheries pour bâtir un univers fantastique, quel merveilleux acte poétique !

Le personnage de Pitichinaccio apparaît dans la nouvelle Signor Formica. Il s'agit d'un nain demi-castrat qu'un barbon habille en femme pour servir de femme de chambre à sa pupille, dans une intrigue assez proche du Barbier de Séville.

On est grand par l'amour et plus grand par les pleurs

Même l'épilogue de l'opéra s'inspire des convictions d'Hoffmann, qui plaçait l'art par dessus tout. Ainsi, dans Le Vase d'or, splendide conte dont l'ironie mordante interdit au lecteur toute certitude (la méchante sorcière est la fille d'une plume de dragon et d'une ... betterave !), on a suivi pendant des pages les aventures d'Anselme, enfin parvenu en Atlantide, quand on découvre subitement le narrateur qui se plaint amèrement d'avoir à regagner sa mansarde, une fois son conte terminé. Le magicien lui dit alors : "chut ! taisez-vous, mon cher ! et ne vous lamentez pas de cette façon ! n'étiez-vous pas, il y a un instant, en Atlantide ? Et oubliez-vous que vous y possédez, demeure poétique de vos secrètes pensées, une solide métairie ? la béatitude d'Anselme, qu'est-elle après tout, sinon la vie dans la poésie, à qui est révélé le plus profond mystère de la Nature, la sainte et universelle Harmonie".
 
 

Catherine Scholler

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