Le livret
des Contes d'Hoffmann s'inspire principalement de trois nouvelles
de l'écrivain allemand, une pour chaque acte. Mais certaines idées,
certaines situations, voire un simple nom, proviennent d'autres contes
du même auteur. On peut ainsi recenser une bonne demi-douzaine d'écrits
participant à l'action des Contes d'Hoffmann.
Comme dans la plupart des livrets d'opéra,
la simplification est drastique et les auteurs ont fait appel aux aspects
les moins subtils des écrits d'ETA Hoffmann, gommant toute leur
ironie, réduisant les nouvelles à leur seul aspect fantastique
et appuyant exagérément sur l'interprétation biographique.
Luther est
un brave homme, tire lanlaire...
En effet, cas rarissime dans l'histoire
du théâtre, c'est un écrivain réel qui devient
héros d'un drame, à travers les histoires qu'il écrit.
Ce génial tour de passe-passe est largement facilité par
le fait que beaucoup de héros hoffmanniens, tels Anselme du Vase
d'or ou Johannes Kreisler du Chat Murr, sont des idéalisations
de leur créateur, des mises en images de lui-même.
L'imagination des contemporains et
lecteurs d'Hoffmann avait également été frappée
par le caractère même de l'écrivain, alcoolique et
torturé. Hitzig, un de ses plus anciens amis, avait rédigé
une biographie qui resta longtemps l'unique source concernant le poète,
et dans laquelle on trouvait notamment les lignes suivantes :
"Il se laissa entraîner à
toutes sortes de débauches, notamment à la boisson ; par
ses fréquentations, il fut amené à renverser toute
règle de vie, faisant du jour la nuit et de la nuit le jour. C'est
en ces deux erreurs qu'il faut chercher la source de sa déchéance
ultérieure, corporelle et malheureusement aussi intellectuelle.
[... ] mais qu'on ne s'imagine pas un buveur du commun, qui boit et boit
par goût jusqu'au moment où il bredouille et s'endort ; c'était
tout l'opposé chez Hoffmann. Il buvait pour se "monter" ... même
lorsqu'il n'était pas particulièrement exalté, il
ne restait pas assis sans rien faire, comme la plupart des clients de tavernes."
Des recherches plus poussées
infirment cette légende : outre ses activités artistiques
(écriture, musique, peinture), Hoffmann était employé
au ministère de la justice comme conseiller au kammergericht, et
s'acquittait de son emploi avec une compétence reconnue, ce qu'il
n'aurait pas pu faire s'il était vraiment l'épave décrite
par Hitzig. D'autre part, il n'a jamais connu de déchéance
intellectuelle.
Néanmoins la légende
était établie, il ne restait qu'à emprunter le cadre
et l'ambiance aux écrits du poète, et tout particulièrement
aux contes des frères de Saint-Sérapion, eux-mêmes
largement inspirés d'Hoffmann et de son groupe d'amis.
Ces "frères" sont six camarades
qui se réunissent dans la taverne Lutter und Wegner à Berlin,
où ils racontent des histoires à tour de rôle. La première
réunion eut lieu le jour de la Saint-Sérapion, qui donna
son nom à l'assemblée.
Voici pour le lieu. Pour ce qu'on y
consomme, on trouve mention du punch dans un grand nombre de nouvelles
d'Hoffmann. Il ne s'agit bien entendu pas de la boisson antillaise à
base de rhum, mais d'un breuvage constitué d'arak, de citron et
de sucre, que les jeunes filles de bonne famille font flamber de leurs
blanches mains. Il semblerait, au vu des compliments des convives, qu'il
s'agisse là d'une vertu ménagère.
Comme au chef-d'oeuvre
de Mozart elle prête l'accent d'une voix ferme et sûre !
Ce n'est pas par hasard que la Stella
interprète Donna Anna dans le Don Giovanni de Mozart. Hoffmann
adulait Mozart, au point de transformer son troisième prénom
en Amadeus. Dans la nouvelle intitulée Don Juan, un voyageur découvre
que sa chambre d'hôtel est attenante à une loge d'opéra
et assiste ainsi fortuitement à une représentation de Don
Giovanni. Cet endroit existait, il s'agit de l'Hôtel de la Rose à
Bamberg qu'Hoffmann voyait de sa fenêtre quand il habitait cette
ville.
La nouvelle est un prétexte
pour livrer une analyse du chef-d'oeuvre de Mozart, passionnante pour tout
amateur d'opéra. Après un résumé de l'intrigue
et une présentation des personnages saisissants de justesse, Hoffmann
se penche sur les relations entre Don Giovanni et Donna Anna, deux êtres
de nature divine, l'un déchu, l'autre pure. Il avance que juste
avant le lever de rideau, Anna s'est donnée au séducteur
avec feu, avec violence, afin de l'arracher au désespoir. Mais ils
se sont trouvés trop tard, Don Giovanni ne sera pas sauvé
et Anna sera perdue. Après avoir lu cette nouvelle, on ne pourra
plus jamais penser que le prude XIXe siècle avait édulcoré
les relations entre Donna Anna et Don Giovanni.
Clic clac,
clic clac, voilà Kleinzach !
La légende de Kleinzach que
chante Hoffmann provient d'un conte satirique, Le petit Zacharie
(Klein Zaches).
A vrai dire, de ce savoureux conte
qui brosse une galerie de portraits de gens connus de la bonne société
berlinoise autant qu'une caricature sociale, il n'y a que la description
du personnage qui figure dans l'opéra : "Ce qu'au premier abord
on eût fort bien pu prendre pour une souche étrangement noueuse
était, en effet, un marmot difforme, haut comme deux mains à
peine, qui (... ) se roulait à présent dans l'herbe en grognant.
Cette créature avait la tête profondément enfoncée
entre les épaules, une excroissance en forme de citrouille lui tenait
lieu de dos, et immédiatement sous sa poitrine pendaient de petites
jambes, minces comme des baguettes de coudrier ; bref, le gamin ressemblait
à un gros radis fendu. Du visage, une vue un peu faible ne pouvait
découvrir grand'chose ; en y regardant de plus près, on apercevait
sans doute le long nez pointu qui surgissait tout raide d'une broussaille
de cheveux noirs, et une paire de tous petits yeux au noir scintillement
qui, surtout étant donné les traits ratatinés et vieillots
du visage, semblaient indiquer une petite mandragore".
Une bonne fée qui passait pas
là prit pitié de cette créature et lui offrit le don
de s'approprier le mérite de tout ce qui se faisait de bien dans
son entourage. Le petit Zacharie devint ainsi un être ignoble et
couvert d'honneur jusqu'à ce que l'étudiant Balthazar, protégé
lui aussi par un magicien, parvienne à défaire le sort.
J'ai des yeux,
de beaux yeux
L'essentiel de l'acte d'Olympia est
tiré du conte intitulé L'homme au sable. Mais alors
que le livret et la musique (et les mises en scène !) tirent l'histoire
vers le comique, la nouvelle est proprement terrifiante. Elle est également
très riche et le librettiste a dû la simplifier considérablement.
L'étudiant Nathanaël (ravalé
au rang de comparse dans le livret), écrit à son ami Lothar,
frère de sa fiancée Clara, qu'il a rencontré, en la
personne d'un colporteur qui lui proposait des baromètres, un personnage
épouvantable, car il lui rappelle les pires heures de son enfance.
Alors qu'il était tout petit,
un homme effrayant, nommé Coppélius, rendait quelquefois
visite à son père. Sa mère disait alors "voici l'homme
au sable", c'est à dire le marchand de sable, pour signifier aux
enfants qu'il était l'heure de se coucher. Mais cet homme au sable
allemand est bien moins pacifique que celui que nous connaissons, car il
emporte les enfants qui ne dorment pas dans un grand sac et les donne à
manger à ses rejetons, monstres dotés de becs crochus. L'enfant,
terrorisé, avait amalgamé l'homme au sable et Coppélius.
Un soir, le petit Nathanaël se
cacha afin de connaître le terrible secret de son père et
de son visiteur. Il découvrit qu'ils se livraient à de mystérieuses
expériences dans lesquelles il était question d'yeux. Mais
l'enfant fut découvert et Coppélius tenta de lui prendre
ses yeux. Il fut sauvé par son père et l'homme au sable disparut
pendant un certain temps. Quand il revint, l'expérience tourna mal
et le père mourut.
Nathanaël ne peut s'empêcher
de voir en Coppélius un véritable démon, mais sa fiancée,
la raisonnable et gaie Clara, trouve une explication à tous les
phénomènes mystérieux qu'il lui décrit. Le
personnage de Clara, absent de l'opéra, permet à l'auteur
de se livrer à une série de réflexions sur le fantastique
et le rationalisme, mais également sur le sentiment amoureux, en
opposant Clara, la femme, et Olympia, la poupée. Un jour de dispute,
Nathanaël traite Clara d'automate, car elle ne comprend ni ses angoisses,
ni sa poésie, alors qu'il n'aura jamais une telle réaction
vis à vis d'Olympia.
Nathanaël se persuade que le colporteur
ne peut pas être Coppélius, car il se nomme Giuseppe Coppola
et parle avec l'accent piémontais. Il retourne à G***, où
il étudie la physique auprès de Spalanzani, lui-même
en affaires avec le marchand de baromètres. De la fenêtre
de sa chambre d'étudiant, le jeune homme voit l'intérieur
du salon de son professeur, dans laquelle la fille de ce dernier, Olympia,
reste bizarrement immobile.
Un jour, Nathanaël reçoit
la visite du colporteur qui lui dit qu'il n'a pas que des baromètres
à vendre, mais aussi des yeux, et lui montre tout un assortiment
de lunettes. A leur vue, Nathanaël est saisi d'une pulsion meurtrière
et tente d'étrangler le colporteur. Ce dernier, pour le calmer,
lui propose des lorgnettes, qu'il vend trois ducats. Quand Nathanaël
regarde par la fenêtre avec ses lorgnettes, il aperçoit Olympia
et tombe en extase. Le colporteur, en le quittant, éclate d'un rire
ignoble.
Peu de temps après, un bal
est donné chez Spalanzani, au cours duquel il présente sa
fille à l'assistance. Nathanaël, la regardant de nouveau au
travers de sa lorgnette, en tombe fou amoureux, alors que tous les autres
assistants la trouvent un peu raide ou idiote. Elle ne sait dire que "ach,
ach, ach". Le jeune homme invite Olympia à danser, puis est convié
à revenir en qualité de prétendant. Ses amis le mettent
en garde, trouvant la jeune fille peu naturelle.
Un jour, en allant rendre visite à
sa nouvelle fiancée, Nathanaël entend un bruit de lutte. Il
se précipite et découvre Spalanzani et le colporteur se battant.
La scène, qui a un petit côté comique dans l'opéra,
n'a ici rien de drôle. Coppola s'enfuit avec le corps d'Olympia,
mais Nathanaël a eu le temps d'apercevoir son visage, une figure de
cire aux orbites vides. Spalanzani hurle qu'il a gardé les yeux,
une paire d'yeux sanglants, qu'il lance à Nathanaël. Ce dernier,
pris d'un accès de folie, s'attaque à son professeur. Il
est maîtrisé et emmené dans un hôpital pour fous.
Guéri, il va passer sa convalescence
auprès de Clara. En se promenant un jour, ils montent tous deux
en haut d'un beffroi. Pour mieux voir, Nathanaël sort de sa poche
les lorgnettes que lui avaient vendues le colporteur et, à nouveau
pris de folie, il tente d'assassiner Clara, qui est sauvée in extremis
par son frère Lothar. Nathanaël aperçoit alors Coppélius
dans la foule des badauds et se précipite du haut du beffroi...
on ramasse son corps brisé.
La grande force de ce conte, caractéristique
propre à l'ensemble de l'oeuvre d'Hoffmann, est que rien n'est vraiment
expliqué : on ne saura jamais si Coppélius et Coppola ne
font qu'un, ni la cause de la bataille au sujet des yeux... Le héros,
tout comme le lecteur, passe insensiblement d'un monde familier et rationnel
à un univers cauchemardesque dans lequel tout n'est qu'illusion.
Vois sous
l'archet frémissant
L'histoire d'Antonia provient d'une
nouvelle qui s'intitule, selon les traductions, Le conseiller Krespel
ou Le violon de Crémone.
Lors d'une réunion des frères
de Sérapion, Théodore, l'alter ego d'Hoffmann, entame
l'histoire du conseiller Krespel, qui avait fait construire sa maison sans
porte ni fenêtres pour les faire percer une fois les murs montés.
Théodore, arrivant dans la ville,
est surpris par l'étrangeté de Krespel. Il apprend que ce
vieil original a la passion des violons, qu'il en fabrique, les essaie,
puis les accroche au mur sans jamais en rejouer. Lorsqu'il trouve le violon
d'un maître célèbre, il en joue une fois, puis le démonte
et en jette les morceaux dans un coffre. Il apprend également qu'une
jeune fille nommée Antonia vit avec lui, sans doute séquestrée.
Toute la ville a entendu chanter Antonia
une seule fois, d'une voix ravissante. Les habitants s'étaient massés
devant la maison pour l'entendre. Ils avaient ensuite vu un jeune homme
s'enfuir de la maison et depuis, la jeune fille n'avait plus jamais rechanté.
Poussé par la curiosité
et amoureux de cette jeune fille qu'il n'a jamais vue, Théodore
se fait inviter chez le conseiller Krespel qui lui montre ses violons et,
parmi eux, un instrument très ancien à la sonorité
d'une beauté bouleversante qu'il n'a jamais eu le courage de détruire.
Peu à peu, Théodore devient
un habitué de la maison, il est présenté à
Antonia, mais un jour où il l'incite à chanter, le conseiller
Krespel le jette dehors. Le jeune homme quitte la ville.
Deux ans plus tard, il est de retour,
le jour même de l'enterrement d'Antonia. Le conseiller Krespel, brisé,
lui raconte son histoire.
Il était l'époux d'une
célèbre cantatrice italienne qu'il quitta à cause
de son caractère impossible, à la suite d'une scène
au cours de laquelle elle avait cassé son violon et, lui, l'avait
jetée par la fenêtre, heureusement sans la blesser. Après
son départ était née une fille dont il prenait régulièrement
des nouvelles. L'enfant, prénommée Antonia, grandit, songea
à devenir cantatrice comme sa mère et se fiança avec
un jeune compositeur.
Quelque temps avant le mariage, la
mère d'Antonia mourut et le conseiller Krespel partit pour l'Italie
s'occuper de sa fille. Dès qu'elle se mit à chanter en sa
présence, des taches rouges apparurent sur ses joues, à ce
signe, le conseiller comprit que l'effort du chant serait fatal au coeur
de sa fille et qu'elle y laisserait la vie, diagnostic qu'il se fit confirmer
par un médecin.
Krespel avertit honnêtement Antonia
du danger et ils décidèrent d'un commun accord de quitter
l'Italie. Mais le jeune fiancé les retrouva en Allemagne et décida
la jeune fille à chanter encore une fois. Elle faillit en mourir
et le musicien s'enfuit.
Une vie paisible et recluse commença
alors pour le père et la fille. Krespel acheta un jour un vieux
violon de Crémone et tous deux s'aperçurent avec stupeur
que le son qu'il produisait était identique à la voix d'Antonia.
La jeune fille disait quelquefois à son père "je voudrais
bien chanter", alors le conseiller jouait de ce violon.
Quelques jours avant le retour de Théodore,
Krespel entendit en pleine nuit la voix d'Antonia et le son d'un clavecin,
comme si son fiancé l'accompagnait. Il voulut se lever de son lit,
mais n'y parvint pas. Dans une lueur bleuâtre, il vit Antonia dans
les bras du musicien. A l'aube, la jeune fille fut trouvée morte
dans son lit, et le vieux violon cassé.
Une des grandes différences
entre le conte et le livret, c'est l'absence du docteur Miracle. Chez Hoffmann,
en effet, le glissement du réel au fantastique est si insensible
qu'un diable serait trop voyant, incongru pour tout dire. Le surnaturel
se passe d'explications, fût-ce par l'intermédiaire d'un démon.
Le docteur Miracle existe pourtant
dans les écrits d'Hoffmann, mais dans la nouvelle intitulée
Le
magnétiseur. C'est un jeune médecin qui s'appelle Alban
et s'introduit dans une maison heureuse en feignant une profonde amitié
pour le fils de la famille. Il est spécialiste de l'hypnose (le
mesmérisme n'est pas si lointain). Un ami de la famille, qui se
méfie d'Alban et connaît ses recherches dans le domaine du
magnétisme, l'appelle par dérision "le docteur aux miracles".
La fille de la maisonnée, Maria,
doit épouser un jeune colonel dès la fin de la guerre. Toutes
les nuits, Alban hypnotise la jeune fille durant son sommeil pour la séparer
de son fiancé. Ce qui entraîne la mort de Maria.
Ajoutons encore que l'Antonia de l'opéra
n'est pas un personnage hoffmanien, car elle veut échapper à
sa future condition d'épouse et de mère, alors que les jeunes
filles imaginées par Hoffmann sont extrêmement prosaïques
et ne rêvent que de se marier avec un jeune homme confortablement
établi pour se livrer aux joies du ménage. Elles sont des
pièges pour les jeunes poètes qui, s'ils se laissent charmer,
abandonnent toute velléité de création artistique
et s'installent bourgeoisement. Un thème récurrent des nouvelles
d'Hoffmann est l'indépendance de l'artiste, quotidiennement menacée
par l'amour, qui doit uniquement être conçu comme source d'inspiration
et non comme la possession de l'être aimé. Ceci est encore
un éléments biographique : la bien-aimée inaccessible
s'appelait Julia Marc.
Ce que je
veux de toi, c'est ta fidèle image
Le dernier acte provient d'une partie
d'un conte intitulé Les aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre,
auquel viennent s'ajouter bon nombre d'éléments extérieurs.
Il est symptomatique de constater que ce conte, tout d'abord raccourci,
puis ré-augmenté d'éléments disparates, a donné
naissance à la partie la moins cohérente du livret, même
si cette hétérogénéité est partiellement
due aux remaniements successifs de l'opéra.
1. Apparition la bien aimée
Le narrateur, invité chez une
connaissance pour fêter la Saint-Sylvestre, y retrouve par hasard
une jeune fille qu'il a aimée autrefois, Julie. Ses sentiments pour
elle ne sont pas éteints et il tente de la reconquérir, avant
de s'apercevoir qu'elle est mariée. Julie s'éloigne au bras
de son époux, sur ces mots : "Ne voulez-vous pas que nous rejoignions
la compagnie, mon mari me cherche... Vous êtes toujours fort amusant,
mon cher ! toujours d'humeur originale, comme autrefois ; seulement, ménagez
vous sur la boisson."
Le narrateur s'enfuit en courant dans
la nuit, sans prendre le temps d'enfiler son manteau.
2. La société dans
la cave
Le narrateur entre dans une taverne
et demande à boire. Un autre convive, l'air un peu bizarre, pénètre
dans la pièce, suivi d'un autre, qui demande à ce que les
miroirs soient voilés avant d'entrer. Une conversation s'engage
entre les trois hommes, qui devient de plus en plus vive et tourne à
la dispute. Le troisième arrivant quitte la taverne, bientôt
suivi du deuxième, en qui le narrateur reconnaît subitement
Peter Schlemihl, à cause de son absence d'ombre. Ce dernier fait
ici une apparition en "guest star", c'est un personnage du roman La
Merveilleuse histoire de Peter Schlemihl d'Adalbert Von Chamisso (un
très grand ami d'Hoffmann). Dans l'opéra, un rôle plus
important lui sera dévolu.
3. Apparition
Le narrateur quitte la taverne et,
toujours sans manteau, demande l'hospitalité à un ami qui,
par erreur, l'installe dans une chambre où un lit est déjà
occupé par le troisième client de la taverne. Ils entament
une conversation et bientôt s'aperçoivent qu'ils ont tous
deux été trahis par une femme : le narrateur par Julie et
l'inconnu par Giulietta. Les deux hommes s'endorment et le narrateur fait
un cauchemar. A son réveil, son compagnon a disparu, lui laissant
le récit de sa triste histoire.
4. L'histoire du reflet perdu
Erasme Spikher (c'est le nom de l'étrange
personnage) effectua un voyage en Italie, laissant sa femme et son fils
en Allemagne. A Florence, il tomba amoureux de Giulietta et rencontra l'inquiétant
Dapertutto.
Malgré les avertissements de
ses amis, il oublia épouse et enfant, absorbé par sa passion
pour Giulietta. Un jour, à la campagne, il fut provoqué par
un rival, "un jeune italien, fort laid de figure et plus ignoble encore
de manières". Il le tua et dut quitter l'Italie. Giulietta lui demanda
alors son reflet en souvenir.
Il s'enfuit en compagnie de Dapertutto
qui, le narguant, lui proposa un enchantement qui lui aurait permis d'échapper
à ses poursuivants, mais qui n'aurait pu être fait... qu'avec
son reflet ! Erasme abandonna son compagnon, mais quand il arriva dans
une auberge, les clients s'aperçurent qu'il ne se reflétait
pas dans la grande glace et, le prenant pour un suppôt du diable,
le chassèrent.
Erasme parvint à rentrer chez
lui et recommença à couler une vie paisible, jusqu'à
ce que sa femme et son fils s'aperçussent qu'il n'avait pas de reflet,
ce qui l'obligea à quitter sa maison. Dapertutto survint et lui
promit de retrouver son reflet ainsi que Giulietta, à condition
qu'il empoisonnât sa femme et son fils, mais Erasme n'en eut pas
le courage. Giulietta lui apparut alors et lui proposa de céder
sa famille à Dapertutto par contrat, mais à ce moment l'épouse
d'Erasme les surprit. La révolte de ce dernier dissipa les fantômes.
Sa femme l'engagea à parcourir le monde à la recherche de
son reflet et à revenir une fois qu'il y serait parvenu. C'est au
cours de ces pérégrinations qu'il rencontra Peter Schlemihl
qui avait vendu son ombre au diable en échange de la réalisation
de tous ses désirs.
La Giulietta du compte est foncièrement
mauvaise et n'a besoin ni de diable ni de diamant pour demander son reflet
au héros. Le diamant existe pourtant dans un conte intitulé
Le
vase d'or.
"S'étant déganté
de la main gauche, il brandit sous les yeux de l'étudiant une bague
étincelant d'un merveilleux diamant et dit : "regardez donc, mon
cher ami ! il y a de quoi vous réjouir, si vous le voulez !" Anselme
regarda : miracle ! tel un brasier ardent, le diamant rayonnait de mille
feux ; le faisceau convergent de ses rayons était devenu un miroir
de cristal transparent (... ) mais en un clin d'oeil l'archiviste avait
soufflé sur le miroir : avec des crépitements électriques,
les rayons de feu se replièrent sur leur centre et au doigt de Lindhorst
ne brillait plus maintenant qu'une petite émeraude, qu'il recouvrit
de son gant. "Avez-vous vu les petits serpents d'or, monsieur Anselme ?"
demanda-t-il."
Le thème du miroir magique est
fréquent chez Hoffmann, au même titre que les lorgnettes et
les lunettes (celles de Coppélius, mais aussi celles de Giglio Fava
dans Princesse Brambilla) ; un des livres préférés
du poète s'intitulait La magie naturelle, de Wiegleb, qui démontait
minutieusement les mécanismes des apparitions dites surnaturelles
réalisées par les charlatans à l'aide de vapeur artificielle,
d'une lanterne magique et de jeux de miroirs. Utiliser un ouvrage censé
déjouer les supercheries pour bâtir un univers fantastique,
quel merveilleux acte poétique !
Le personnage de Pitichinaccio apparaît
dans la nouvelle Signor Formica. Il s'agit d'un nain demi-castrat
qu'un barbon habille en femme pour servir de femme de chambre à
sa pupille, dans une intrigue assez proche du Barbier de Séville.
On est grand
par l'amour et plus grand par les pleurs
Même l'épilogue de l'opéra
s'inspire des convictions d'Hoffmann, qui plaçait l'art par dessus
tout. Ainsi, dans Le Vase d'or, splendide conte dont l'ironie mordante
interdit au lecteur toute certitude (la méchante sorcière
est la fille d'une plume de dragon et d'une ... betterave !), on a suivi
pendant des pages les aventures d'Anselme, enfin parvenu en Atlantide,
quand on découvre subitement le narrateur qui se plaint amèrement
d'avoir à regagner sa mansarde, une fois son conte terminé.
Le magicien lui dit alors : "chut ! taisez-vous, mon cher ! et ne vous
lamentez pas de cette façon ! n'étiez-vous pas, il y a un
instant, en Atlantide ? Et oubliez-vous que vous y possédez, demeure
poétique de vos secrètes pensées, une solide métairie
? la béatitude d'Anselme, qu'est-elle après tout, sinon la
vie dans la poésie, à qui est révélé
le plus profond mystère de la Nature, la sainte et universelle Harmonie".
Catherine Scholler