S A L O M É   E T   L' O P E R A
un dossier proposé par Vincent Deloge

 
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Mais que cherche donc Salomé ?
par Catherine Scholler


Photo - Emma Calvé en Salomé dans l'Hérodiade de Massenet (1903)


Il y eut un avant Wilde, il y eut un avant Strauss. En 1877, la légende biblique de Salomé, jusqu’alors uniquement sujet d’inspiration pour les peintres, devint œuvre écrite sous la plume de Gustave Flaubert, dont Paul Milliet s’inspira lointainement pour écrire le livret d’Hérodiade destiné à Jules Massenet, opéra créé en 1881.

Lointainement il faut l’avouer, car toute œuvre française de la fin du XIXème siècle destinée à l’opéra nécessitait de solides critères de moralité : une bonne mère de famille devait pouvoir y conduire sa fille en toute sécurité, il n’était de ce fait pas question de montrer meurtres, incestes et danses impudiques !

La tâche du librettiste consistait donc à « améliorer » l’histoire qui devait être acceptée par son public, bourgeois par essence, en affadissant les personnages, en adoucissant les caractères, en banalisant les situations : Hérodiade de Massenet ne raconte rien de plus que les amours d’une soprano douce et pure avec un vaillant ténor, contrariées par un méchant baryton et une vilaine mezzo. Et dans cette esthétique, le librettiste Paul Milliet n’a pas œuvré avec parcimonie !


Salomé

Une des innovations les plus saugrenues de cette adaptation de la légende est de laisser ignorer à Salomé qui est sa mère. N’étant plus une princesse, mais une enfant trouvée, le désir d’Hérode n’a plus rien d’incestueux : il tombe amoureux d’une jeune fille pauvre et vertueuse qu’il prend pour une danseuse du palais.

De son coté, Salomé s’est éprise de Jean-le-Baptiste alors qu’il sillonnait la Palestine pour prêcher. Cette nouvelle situation rend bien sûr impossible qu’elle exige la tête de Jean sur un plateau d’argent, elle va au contraire tendre de toutes ses forces à le sauver ! Toujours pour cette raison, et comme une jeune fille bien élevée ne s’exhibe pas, le public massenetien sera privé de danse des sept voiles. La suppression de cet épisode central et archi-connu ne laisse pas d’étonner, il faut en effet garder à l’esprit qu’une princesse de haut rang en Palestine à l’époque romaine n’aurait jamais dansé pour le Tétrarque : ç’aurait été une déchéance. En insistant sur ce fait, saint Matthieu et saint Marc soulignent la monstruosité de la famille royale, et l’ampleur de leur crime. Or, chez Massenet, point de déchéance.

Cette héroïne qui ne déchoit pas ne montre non plus aucune perversité : jamais elle ne pourrait prononcer le « je veux baiser ta bouche » wildien, elle pourrait même à peine le penser, elle dira à la place, parlant de Jean : « il est doux, il est bon ». Sur ces propos passe-partout, la musique très sensuelle composée par Massenet fait heureusement baigner cet air dans une atmosphère de chaste volupté très troublante.

Dernière incongruité du personnage relooké de Salomé : elle n’est pas écrasée par les boucliers d’Hérode comme l’a imaginé Wilde, elle ne meurt pas vieille et couverte d’honneurs comme la véritable Salomé, mais en soprano qui se respecte, elle se suicide à l’annonce de la mort de Jean et de l’identité de sa mère. 

Hérodiade

Notre époque a coutume de considérer Salomé comme le personnage principal de l’intrigue. Or dans la bible et dans la nouvelle de Flaubert, c’est Hérodiade qui tire les ficelles, ourdissant patiemment sa vengeance contre Jean. Qu’en est-il de l’Hérodiade massenetienne ?

Son image habituelle est celle d’une patricienne dédaigneuse, qui méprise Hérode et ne l’a probablement jamais aimé, mais s’est servie de lui pour satisfaire ses ambitions. Dans l’opéra de Massenet en revanche, elle a suivi Hérode par amour et non par calcul, abandonnant « son pays et sa fille », et nous gratifie de perles telles que : « Ton existence m’est plus chère que la mienne, Hérode je t’aime », ou bien : « nous vivions sans compter les heures fugitives ; nos timides baisers étaient nos seuls aveux » Des timides baisers ? Voici l’impitoyable Hérodiade transformée en chaste rosière !

Un confident est généralement bien pratique dans un opéra, car il est toujours difficile de dévoiler ses pensées intimes en chantant à tue-tête. Dans un souci d’économie fort louable, Phanuel est à la fois confident des trois camps adverses, Salomé, Hérode et Hérodiade ! De plus, par une chance inouïe, il est devin, et peut ainsi préparer l’auditoire à ce qui va suivre (« Jean ton heure est proche ») et il connaît le secret de la naissance de Salomé. C’est donc lui qui va apprendre à Hérodiade qui est sa fille, et dans un sursaut digne de Verdi, elle s’exclamera : « Ma fille ! Elle ! Ma rivale ! ».

Plus préoccupée de son amour pour Hérode et de sa rivalité avec Salomé que des insultes de Jean, au demeurant assez limitées, sa jalousie la détourne de sa vengeance, but ultime de l’Hérodiade biblique. Elle ne cherche à aucun moment à manipuler Salomé, qui n’est qu’une étrangère, et qu’elle hait bien plus que le prophète, si bien qu’on est passablement surpris quand à la fin de l’œuvre Salomé la rend responsable de la mort de Jean, et tente de la tuer pour se venger !

Malgré tout cela, Hérodiade, rôle-titre ne l’oublions pas, est un magnifique personnage, entièrement grâce à la musique de Massenet. Ses supplications (« Ne me refuse pas ! Hérode ! Hérode ! Hérode ! rappelle-toi ! ») ont les accents poignants de la femme qui aime et qui n’est plus aimée, et sont chargées d’un érotisme qui, joint au moelleux de la voix de mezzo, nous font découvrir une louve blessée, d’une sensualité à coté de laquelle la gentille Salomé a parfois l’air d’un plat de nouilles ! Une des plus belles créatures massenetienne, d’un genre brûlant qu’on rencontre finalement peu dans l’opéra.

Hérode

Une constatation s’impose : Hérode est baryton. Qui dit baryton dit malheureux en amour. Il va donc passer une bonne partie de l’opéra à regarder Salomé avec des yeux de merlan frit : « je pourrais la revoir, contempler sa beauté » ; « que ma lèvre effleure l’or de tes cheveux » ; « sentir battre ton cœur d’une amoureuse ardeur, puis mourir enlacé dans une même ivresse»…on sent plus l’amoureux transi que le lubrique fou de désir dans cet homme mûrissant las de son épouse et épris de chair fraîche, et qui fait irrésistiblement penser à Kevin Spacey dans le film « American beauty ». Ce sobre bourgeois ne sera jamais montré sur scène en état d’ébriété avancée, en train de proposer la moitié de son royaume à Salomé. Il lui sera en revanche dévolu un air admirable, accompagné de la chaude sonorité du saxophone.

Comme d’habitude, le baryton rejeté va contrarier les amours de la soprano et du ténor, et de nouveau plonger l’auditoire en plein Verdi quand il découvrira la vérité : « c’est lui qu’elle aime ! et j’allais le sauver ! ». En effet, Hérode voudra dans un premier temps sauver Jean, pour utiliser sa popularité contre les romains.

Car Hérode complote ! la préoccupation du véritable Tétrarque, qu’on imagine lâche et retors, était plutôt de se maintenir au pouvoir et pour cela il favorisait délibérément la protection romaine. L’Hérode imaginé par Milliet déteste l’envahisseur, à qui il reproche notamment : « Le Romain n’a que notre mépris, mais, installé chez nous avec un front superbe, il donne à ses troupeaux le meilleur de notre herbe » l’insulte est effectivement très grave !

Mais l’amoureux prendra vite le pas sur le conspirateur. La jalousie lui faisant oublier tous calculs, il fera passer ses problèmes personnels avant ses soucis politiques, ce qui n’est pas très sérieux pour un Tétrarque, et condamnera Jean à mort, dans une motivation donc radicalement opposée à la légende biblique.

Jean le Baptiste

Jean le Baptiste revisité par Massenet n’est pas assigné à résidence dans une citerne. Au début de l’œuvre, libre de ses mouvements, il profère les imprécations de rigueur contre Hérodiade, mais ses malédictions restent vagues et ne se réfèrent pas à l’inconvenant inceste (l’ire du véritable prophète provenait de ce qu’Hérodiade était la nièce d’Hérode, et que son premier mari, père de Salomé, était frère du Tétrarque), ce qui fait qu’on se demande vraiment quelle mouche le pique.

Une fois l’anathème prononcé, il peut se préoccuper de ce qui est vraiment important, de ce qui intéresse tous les protagonistes : l’amour. Il se lance donc dans un duo avec Salomé à qui, dans la nouvelle de Flaubert, il n’adresse pas la parole, et qu’il dédaigne dans Wilde et Strauss. Ce duo, très ambigu, oppose l’amour de Dieu à de l’amour terrestre, mais la musique qui l’enveloppe est si sensuelle qu’on ne sait plus très bien qui aime qui, et de quelle manière. 

Jean n’a rien du bloc de foi et de rigueur morale qu’est Iokanaan dans d’autres œuvres traitant du même sujet. Ici, le prêcheur trop sensible aux charmes de Salomé cède au péché sans véritable conflit de conscience, du fond de la prison où on a fini par le jeter : « l’amour vient ébranler la foi » ; « je puis respirer cette enivrante fleur, la presser sur ma bouche et murmurer je t’aime ». La chair est faible, n’est-ce pas, prophète ?

Et Jean est séparé de Salomé alors que d’après la didascalie, ils sont « enlacés dans une étreinte suprême ». On n’en demandait pas tant ! Cet homme de foi hésitant (mollement) entre sensualité et ascèse, entre érotisme et sainteté fait quelquefois penser au Samson de Camille Saint-Saëns, mais plus surprenante encore est la scène de son procès, dont voici quelques morceaux choisis :

Vitellius à Hérode : « Jean est galiléen, c’est à toi de le juger »
Hérode à Jean : « Est-il donc vrai que par ta prophétie le peuple est agité ? »
Jean à Hérode : « J’ai dit : paix aux hommes de bonne volonté » 
La foule : « qu’on l’attache à la croix, et s’il doit vivre, que son Dieu le délivre ! » 

Tout le monde a compris, Jean à ce moment n’est pas un prophète, c’est le Christ ! nous sommes dans un véritable péplum hollywoodien, surtout quand on entend les répliques qui suivent : Salomé « Ah ! laissez moi partager son sort ! » Hérode : « malédiction ! c’est lui qu’elle aime ! » etc. Du grand art !

En bon héros d’opéra massenetien, Jean mourra proprement en coulisses, et bien entendu personne ne commettra la faute de goût d’exhiber sa tête.

Mysticisme

Le livret d’Hérodiade se contente donc de saupoudrer quelques pincées de la nouvelle de Flaubert sur une situation opératique on ne peut plus convenue, et même si des menaces d’excommunication ont été proférées lors de reprises de l’opéra, la nouvelle sulfureuse s’est bel et bien transformée en une œuvre qui pourra être vue ou chantée dans les salons par de chastes jeunes filles de la bonne bourgeoisie. Ces constatations ne diminuent en rien la musique de Massenet, qui est plus d’une fois sublime. On peut néanmoins se demander quel était l’intérêt de choisir justement ce sujet.

Si ce n’est pas l’aspect pervers, c’est peut être l’aspect biblique de l’histoire qui a pu attirer le compositeur ; mais Massenet n’était pas croyant. Pourtant, malgré son absence de foi, on repère dans ses œuvres une quantité étonnante de compositions à caractère religieux : ses oratorios bien entendu, Eve, la Vierge, Marie-Magdeleine, la Terre Promise, mais aussi certains de ses opéras : le Jongleur de Notre Dame, dans lequel le héros monte au paradis comme récompense de sa dévotion, Thaïs, qui raconte l’histoire d’une sainte ayant véritablement existé, Grisélidis, parangon de foi et de vertu conjugale luttant contre le diable, ou encore Esclarmonde, chanson de geste du merveilleux chrétien.

En cherchant encore un peu plus, on trouve également Don Quichotte, figure christique : il convertit les brigands qui subjugués, lui demandent sa bénédiction, mais son message d’amour n’est pas compris, sauf par Dulcinée (Marie Madeleine ?) et il se fait railler par la foule, Manon, qui entame l’opéra en partant au couvent, demande à Dieu le cœur de Des Grieux à Saint Sulpice et atteint la rédemption par sa mort, et Sita, héroïne du roi de Lahore et prêtresse, certes pas du même Dieu, mais prêtresse quand même…et peut être y a t-il encore d’autres exemples…

La plupart des œuvres à caractère religieux de Massenet présentent des caractéristiques communes : la religion n’y est guère sympathique quand elle est véhiculée par un homme, comme Athanaël, l’évêque de Blois, ou le prieur du jongleur de Notre Dame, et la raison est toujours du coté des femmes, y compris quand elles sont mécréantes. Les héroïnes y sont en quête d’absolu, comme par exemple Thaïs, qui dans l’air du miroir chante son attente et son insatisfaction (« J’ai l’âme vide. Où trouver le repos ? »). Elle est consciente de la précarité de la jeunesse et de la beauté, bref, de tout ce qui n’est pas éternel et divin. Athanaël apparaît alors comme un sauveur attendu.

Autre femme insatisfaite, Dulcinée, à qui il manque quelque chose…ou quelqu’un (ce sont ses premiers mots). A l’acte quatre, seule au milieu de la foule, elle songe : « Ah ! j’ai en ce moment le désir d’autre chose…Je rêve et je pleure sans cause… » puis : « je voudrais être aimée autrement que par vous et qu’à l’accoutumée ». Ce désir vague est peut être un appel au sauveur, ce Don Quichotte qu’elle ne sera pas assez forte pour suivre.

De son coté, Sita passe ses journées à attendre l’heure de la prière du soir pendant laquelle lui apparaît son amant, ne sachant plus vraiment si celui qu’elle espère est réel ou céleste.

La divinisation de l’amour est une constante massenetienne : bien avant le livret d’Hérodiade, Massenet avait demandé à Paul Milliet « un petit poème d’amour où tout ce qui se trouve de mystique dans le culte de la religion chrétienne serait appliqué à la passion sensuelle, et réciproquement où, par exemple, les cheveux de la femme seraient considérés comme le cilice de l’homme ».

La dimension christique de Jean, évoquée plus haut, n’est donc pas innocente. Tout comme l’adjectif sensuel, évoqué plusieurs fois en parlant de la musique de Massenet, ne l’est pas non plus : Salomé confond allègrement amour humain et amour divin, ou plutôt, elle nie la mission divine du prophète et voit dans le rapport humain, c’est à dire charnel, le seul niveau de communication désirable avec cet homme, comme elle le dit elle-même dans le duo du premier acte : « ah ! je veux t’aimer sur terre ! (…) Non ! l’amour n’est pas un blasphème ! C’est ton amour que je veux ! (…) » et la didascalie : Jean se délivre des bras de Salomé qui tombe à genoux, extasiée.

Et c’est dans cet amalgame entre extase mystique et extase amoureuse, dans cette négation de Jean en tant que prophète et dans son affirmation comme objet sexuel, que, très étonnamment, la douce Salomé massenetienne est semblable à la perverse Salomé straussienne.

Catherine Scholler

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