S A L O M É   E T   L' O P E R A
un dossier proposé par Vincent Deloge

 
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Le mythe de Salomé dans l'Opéra français
par Vincent Deloge

Le mythe de Salomé dans le domaine musical n'a pas inspiré que Richard Strauss, même si le succès jamais démenti de sa première oeuvre majeure a fini par éclipser toutes les autres tentatives. Si l'on excepte quelques baroques italiens dont ni le nom ni les oeuvres ne sont passés à la postérité, c'est à Massenet qu'il appartint d'ouvrir le bal en 1881 avec Hérodiade. Catherine Scholler nous dira toutes les concessions et les modifications qui furent nécessaires pour adoucir le drame et l'adapter aux exigences du public bourgeois qui était celui du compositeur français. Soucieux avant tout de composer un Grand Opéra dans les canons du genre, Massenet et ses librettistes Paul Milliet et Georges Hartmann prirent toutes les libertés nécessaires avec le texte de Flaubert pour le rendre acceptable à la bourgeoisie républicaine. Ceci n'empêcha pas cependant l'œuvre de subir de vives attaques pour son sujet jugé scabreux : elle fut refusée par le directeur de l'Opéra de Paris, Vaucorbeil, effarouché par un livret "incendiaire", puis valut au compositeur l'excommunication mineure prononcée par l'archevêque de Lyon, le cardinal Chaverot, révolté par les atteintes portées à la vertu du premier martyr du christianisme davantage que par l'idée de la conversion d'une danseuse érotique.

L'hostilité de certains milieux catholiques bien-pensants n'empêcha pas l'opéra de Massenet de connaître le succès, pas plus qu'elle n'en priva la Salomé de Strauss, créée à Dresde en 1905 et à Paris deux ans plus tard. Mais dans une France animée par l'esprit de revanche contre le vainqueur de 1870, ce dernier triomphe appelait une réplique. Il revint à Antoine Mariotte, ancien officier de marine et élève de Vincent d'Indy, d'apporter cette réponse pour laquelle il s'inspira également de l'œuvre de Wilde qu'il avait découverte en Orient, tout en dotant le récit d'un contenu plus moral. Ce ne fut pas du goût de l'éditeur de Strauss qui s'employa pour faire interdire le nouvel opus, déclenchant dans la presse parisienne un déferlement d'articles dans laquelle cette Salomé bien française que, prétendait-on, Strauss voulait faire brûler publiquement, était opposée à la Salomé germanique. Une autre guerre, autrement plus tragique, s'annonçait déjà... Il fallut l'intervention de Romain Rolland pour que Strauss et son éditeur, qui dans un premier temps avaient posé des conditions absolument exorbitantes, acceptent la création de l'ouvrage de Mariotte, auquel celui-ci travaillait déjà depuis de longues années. Songez seulement que Mariotte, dans un premier temps, n'avait obtenu de faire jouer son ouvrage que pendant une seule saison, à condition de verser 40% de ses droits à Strauss et 10% à l'éditeur Fürtsner et de remettre ensuite la totalité du matériel pour qu'il soit détruit...

Revenons au contenu de cette nouvelle Salomé, créée à Lyon au mois d'octobre 1908, et qui fut alors citée comme un exemple de bon goût et de morale par ceux-là mêmes qui avaient reproché à Strauss d'en rajouter dans la débauche. La partition fut jugée intéressante, quoique légèrement trop touffue, tant dans le traitement des idées que dans l'orchestration, et Pierre Lalo souligna, derrière les influences conjuguées de Debussy et Vincent d'Indy, l'originalité et la sincérité du musicien. Compositeur discret, Mariotte mourut en 1944 en ayant écrit pour le théâtre quelques ouvrages qui furent bien reçus par la critique mais ne parvinrent pas à se maintenir au répertoire. Il ne nous est malheureusement pas possible de le juger aujourd'hui autrement que par le regard de ses contemporains qui, tel Paul Landormy, louaient son tempérament robuste et célébraient "le ton simple et direct qui va droit au but, la phrase nette et franchement découpée, les rythmes farouchement énergiques". 

La troisième oeuvre française inspirée par le mythe de Salomé n'est pas un opéra mais il nous paraît intéressant de la mentionner ici. Il s'agit de la Tragédie de Salomé, créée en 1907. La partition commandée à Florent Schmitt était en fait destinée à un spectacle chorégraphique conçu au théâtre des Arts autour de la personnalité de Loïe Fuller. Le sujet ne pouvait qu'intéresser le compositeur lorrain, fasciné par un Orient qu'il avait découvert durant son séjour à la Villa Médicis et auquel il consacra plusieurs partitions teintées de sensualité et de sauvagerie. L'étroitesse de la salle contraignit le compositeur à écrire pour un très petit effectif orchestral, une vingtaine de musiciens tout au plus, ce qui représentait un immense défi six mois seulement après la création parisienne de l'opéra de Richard Strauss. Mais en subtil orchestrateur Florent Schmitt parvint à tourner cette contrainte en avantage, jouant sur les contrastes de timbres et obtenant en définitive de cette formation réduite une étonnante variété d'effets sonores. Sa musique est, comme l'a décrite Catherine Laurent, "à la fois une sorte de poème symphonique qui se danse et une symphonie qui se voit". La partition envoûte par ses couleurs sombres, ses audaces harmoniques et ses rythmes nerveux et l'on comprend le jugement de Stravinsky qui, dans une lettre à l'auteur, affirmait : "Dieu que c'est beau ! C'est un des plus grands chefs-d'œuvre de la musique moderne".

L'œuvre de Florent Schmitt présente un autre intérêt : son argument, que l'on doit à la plume de Robert d'Humières, traducteur de Kipling. Après un tableau d'exposition, nous assistons en effet à six danses qui reflètent chacune l'une des facettes de la personnalité complexe de Salomé, de l'insouciance à l'épouvante, avec une progression dramatique que l'on retrouve dans la partition. La princesse n'éprouve ici aucun amour pour le prophète mais n'est pas pour autant la jeune fille incolore des Evangiles : elle est engagée dans un duel avec Hérode et déploie tous les artifices pour le séduire. C'est dans cette tentative échevelée que se manifestent la sensualité et la morbidité du livret, mais le dénouement se veut moralisateur puisque c'est un véritable cataclysme qui s'abat sur les acteurs du drame et qu'en définitive "tout s'abat sur la danseuse qu'emporte un délire infernal".

Autant d'artistes, autant de visions du mythe. Massenet, le sensuel, a mis en scène une jeune fille pure et noble ; Mariotte a prouvé que le scandale n'était pas tant dans le texte de Wilde que dans la musique sauvage qu'avait composé Richard Strauss ; Schmitt enfin, fasciné par l'Orient, a écrit une partition intense et envoûtante, conférant au drame muet une formidable théâtralité. Quel compositeur français relèvera demain le défi d'imposer une vision novatrice de la danse de Salomé ? En attendant cette hypothétique création, je recommande chaleureusement à ceux qui souhaitent écouter la Tragédie de Salomé l'enregistrement réalisé par Patrick Davin avec l'Orchestre de Rhénanie-Palatinat (Naxos). Pour Hérodiade, la référence incontestable est l'enregistrement de studio de Michel Plasson avec les forces du Capitole de Toulouse (EMI). Nous ne possédons en revanche malheureusement aucun enregistrement de la Salomé de Mariotte, mais à l'heure où la sympathique firme Timpani nous offre la première discographique du Pays de Ropartz, nous voulons croire que tout espoir n'est pas perdu...

Vincent Deloge

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