Richard Strauss: les opéras de jeunesse
un dossier proposé par Vincent Deloge

 
...

[ Sommaire du dossier ] [ Archives de la revue ]


......

 

Guntram: le premier échec
par Vincent Deloge


L'argument de Guntram apparaît bien peu passionnant au regard des miracles d'intelligence qui suivront. Sa thématique et sa construction ne peuvent qu'évoquer Tannhäuser. Il se situe dans l'Allemagne du XIIIe siècle où le ménestrel Guntram appartient à une ligue secrète intitulée les Combattants de l'Amour. Les membres de cette ligue s'attachent à secourir la population qui a fui la tyrannie du duc Robert. Guntram sauve de la noyade une inconnue, qui se révèle être Freihild, l'épouse du duc, et il tombe inévitablement amoureux d'elle. Invité à se produire à la Cour, le ménestrel chante les bienfaits de la paix mais un messager surgit à ce moment pour annoncer la révolte du peuple. S'engage alors un bref duel au terme duquel Guntram tue le duc. Il est aussitôt emprisonné mais Freihild vient le délivrer dans sa cellule et lui avoue son amour. Guntram se soumet alors au jugement de la ligue, qui le condamne au bannissement, et renonce à Freihild. Insatisfait, Strauss établit une seconde version dans laquelle la ligue n'intervenait plus et où l'on assistait à un retrait volontaire de la part de Guntram, qui décidait lui-même d'aller expier son crime dans la solitude. Cette priorité accordée à la liberté individuelle témoignait de la méfiance de Strauss vis à vis de la religion ; elle marquait aussi une première rupture avec la dramaturgie wagnérienne. Cette décision entraîna d'ailleurs sa rupture avec Ritter, qui avait été choqué par la décision du compositeur de placer son personnage au-dessus des lois de la société et de l'Eglise.

La composition elle-même débuta sérieusement au mois de mars 1892 pour se terminer le soir de Noël, et l'orchestration fut achevée le 5 septembre suivant. Guntram occupa donc au total près de six années dans la vie de Strauss, durée assez longue qui s'explique tout à la fois par la charge de travail que représentaient parallèlement ses activités de chef d'orchestre à Meiningen, les problèmes soulevés par son inexpérience en matière de rédaction et de versification ainsi que de sérieux problèmes de santé.

Strauss était particulièrement satisfait de l'acte III, qu'il jugeait alors comme "la chose la plus avancée quant à la précision de l'expression, la plus riche et la plus impressionnante en matière d'invention mélodique et, dans l'ensemble, la meilleure que j'ai jamais écrite". Munich avait proposé d'assurer la création mondiale de l'ouvrage mais ne cessait d'en repousser la date, si bien qu'il fallut se rabattre sur Weimar où les moyens étaient loin d'être ceux exigés par l'ouvrage. C'est ainsi qu'alors que la partition exige soixante-deux cordes, Strauss ne put en disposer que de vingt et une. De plus, le rôle "tristanien" de Guntram excédait les possibilités du ténor qui eut les pires difficultés à aller jusqu'au bout de la représentation. La critique de cette première, qui eut lieu le 10 mai 1894, fut tiède et la création munichoise qui suivit tourna au désastre, l'œuvre étant immédiatement retirée de l'affiche. Un journaliste munichois remarqua toutefois pertinemment que certains passages de l'opéra de Strauss pourraient être efficaces au concert, résumant l'opinion générale qui consistait à penser que le compositeur avait signé une oeuvre d'une intéressante complexité orchestrale mais qu'il connaissait encore insuffisamment les exigences de l'opéra. Du poème symphonique au drame musical, il y a plus d'un pas à franchir et Guntram pêche par un incontestable manque de maîtrise dans la forme. Sans doute aussi était-il nécessaire au compositeur de rencontrer un sujet plus propice à l'inspiration.

Quelques reprise ultérieures n'ont rien modifié au jugement porté sur Guntram, desservi en premier lieu par un livret dont Strauss reconnut plus tard la faiblesse, tout en constatant qu'il lui avait tout de même permis d'écrire "une grande quantité de musique fraîche, mélodieuse et pleine de sève". Le langage musical ne manque pas d'intérêt malgré les nombreuses (et revendiquées) références wagnériennes, et ce n'est pas un hasard si les meilleures pages de l'ouvrage réapparaissent occasionnellement au programme des récitals vocaux et orchestraux. En l'occurrence, les parties valent sans doute mieux que le tout. Peu porté sur l'autocritique, Strauss vécut très douloureusement la chute de Guntram, qui constituait son premier véritable échec. Il ne se départit jamais de son enthousiasme pour la musique de son premier opéra et, fort heureusement pour nous, ne perdit rien de son intérêt pour la scène. Peu avant la première guerre mondiale, il fit même ériger dans le jardin de sa demeure de Garmisch une plaque funéraire portant cette épitaphe : "Ci-gît l'honorable et vertueux Guntram, ménestrel, cruellement tué par l'orchestre symphonique de son propre père. Qu'il repose en paix !". Lorsque la dérision vient adoucir le regret...

Pour l'écouter : Guntram ; Gustav Kuhn ; A.Woodrow, E.Wachutka (Arte Nova 74321 61339 2)

Vincent Deloge

[ contact ] [ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]