Marino Faliero
un dossier proposé par Yonel Buldrini

 
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M A R I N O    F A L I E R O ,

Histoire vénitienne de révolte politique, de haines, de pardon.


Photo - Carlo Naya - The Doge's Palace


« Quello schiavo coronato

Che spezzò la sua corona »

(Cet esclave couronné / Qui brisa sa couronne)

Atto II°, Aria finale Faliero.


Avant-propos

Le Teatro Regio de Parme a repris en janvier dernier, et avec un succès phénoménal, cet opéra de Gaetano Donizetti créé en même temps que I Puritani de Vincenzo Bellini. Si l’oeuvre de Bellini a mieux survécu, grâce aux sublimes mélodies dont le compositeur sicilien avait le secret, l’opéra de Donizetti va plus loin dramaturgiquement et musicalement parlant.

A l’occasion de cette reprise de Parme, la maison Fonè a placé ses micros dans le Teatro Regio et publiera un coffret Cd au début de l’année prochaine. Ce double intérêt porté à un opéra de valeur a donc conduit la Revue Forum Opéra à mettre en lumière les mérites de ce Marino Faliero.

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Une Reine censurée vengée par un Doge en révolte !

ou

Autour de la création de Marino Faliero

Quelle année pour l’opéra italien, que ce 1835 qui vit naître I Puritani, mais mourir l’infortuné Vincenzo Bellini !…puis naître encore Lucia di Lammermoor, et, entre les deux, ce sombre Marino Faliero auquel est consacrée cette étude.

A l‘époque, Gaetano Donizetti est déjà le compositeur d’opéra le plus joué au monde car ses œuvres parcourent jusqu’aux rivages les plus inattendus comme Corfou, Odessa, Oran, Bucarest, Leghorn, Palma de Majorque, Lima, Valparaiso, La Havane… Sa production est riche en genres : farces, opéras bouffes, opéras semiseri , drames romantiques… avant ces deux genres français de l’opéra-comique et du grand opéra qu’il allait bientôt expérimenter. Sa production est également riche en nombre car il en arrive, en cette année 1835 à son cinquantième opéra, intitulé… rien moins que… LUCIA DI LAMMERMOOR ! ! 

Dans la première partie de sa carrière, Gaetano Donizetti avait déjà expérimenté des sujets nouveaux, dans le goût du Romantisme qui parvenait enfin à repousser dans l’Olympe les thèmes de l’Antiquité plus que rebattus à l’opéra. Mais le compositeur avait également innové musicalement parlant, avec, pour se limiter à peu d’exemples, L’Esule di Roma (1828), dont le premier acte finissait par un trio et non un ensemble concertant, nouveauté que Bellini reprendra dans Norma. Il Paria (1829) se terminait, non par ce très prisé grand air pour soliste mais par un quatuor, quant à l’air final de Imelda de’Lambertazzi (1830), il ne comporte ni scène, ni cavatine mais une cabalette, lente, étirée, poignante dans son dépouillement en vocalises, et sans Da Capo (!), chose extrêmement rare à l’époque.

A partir de Anna Bolena (1830), de nombreuses œuvres s’étaient succédées avec plus ou moins de bonheur mais expérimentant passionnément divers aspects de la sensibilité romantique. L’amour interdit d’une Fausta qui fait tuer celui qu’elle ne peut obtenir, le tendre comique de L’Elisir d’amore, la folie masculine de Il Furioso, la douce et fragile héroïne qui meurt désespérée et ose en maudire le responsable (Parisina), la poésie faite opéra par son personnage principal, un Torquato Tasso couronné de lauriers mais sentimentalement détruit…L’amour filial venant retoucher les contours d’une âme noire : Lucrezia Borgia, l’ignominie de l’échafaud illuminée par un pardon resplendissant dans la sublime Maria Stuarda, la culpabilité d’un amour non partagé, dans cette belle Gemma di Vergy qui termine magnifiquement l’année 1834, inaugurant la saison scaligère 1834-1835.

Entre temps, Gaetano avait rencontré les directeurs du Théâtre-italien de Paris, Edouard Robert et Carlo Severini accourus en Italie pour chercher des œuvres nouvelles. Ils furent éblouis par la Parisina qui se créait au prestigieux Teatro della Pergola de Florence et s’empressèrent de traiter avec l’impresario Lanari qui l’avait montée. Ce dernier s’arrêta sur une somme si exorbitante que les directeurs dirent adieu à leur chère Parisina mais se consolèrent en proposèrant directement une commande à Gaetano Donizetti !  Un an plus tard, lui arrivait en effet une belle lettre émouvante l’invitant à composer un opéra, mais émanant du « Directeur de la musique et de la scène » du Théâtre-Italien de Paris, rien moins que Monsieur Rossini !  Gaetano se met fébrilement au travail, selon son habitude, d’autant que sa précédente commande en est aux répétitions…mais la catastrophe le guette : la reine de Naples s’évanouit dans sa loge en constatant ce qu’on a fait de son aieule devenue héroine d’opéra : Maria Stuarda  est interdite !… à la répétition générale !…

Avec son efficacité coutumière, due à son génie si rapide dans la composition, Donizetti travestit à la hâte Maria Stuarda en Buondelmonte, et les heurts des deux reines britanniques deviennent les haines de deux famille florentines. Quelques changements dans les récitatifs, beaucoup d’habileté et de talent, et le tour est joué… Ah ! le donizettien moderne serait bien curieux de connaître comment la sublime prière des Écossais est devenue un ensemble de conjuration ! 

La composition de Marino Faliero eut probablement lieu au début de l’été 1834, à Naples, plus ou moins parallèlement à celle de l’infortunée Maria Stuarda, créée donc en tant que Buondelmonte, au mois d’octobre. Vint le tour ensuite de la flamboyante Gemma di Vergy inaugurant la saison de la Scala le 26 décembre. Dès le 31, son Marino Faliero sous le bras, Gaetano le fébrile prenait la route de Gênes où il s’embarquait à destination de Marseille, puis de Paris.  

La « compagnia di canto » engagée pour l’occasion est d’un prestige immense : Giulia Grisi, Giovanni Battista Rubini, Antonio Tamburini et Luigi Lablache !  et, comble de prestige, le Théâtre-Italien fait également appel à l’autre compositeur d’envergure de l’époque, Vincenzo Bellini qui écrira expressément I Puritani di Scozia.

Voici la quatrième et dernière fois que les deux illustre collègues étaient réunis dans une même saison pour y créer un nouvel opéra. Mais pour le jaloux et ombrageux  Bellini, le bon Donizetti n’était pas un « collègue » mais plutôt un concurrent, voire un intrigant !  Le farouche sicilien imagina une prétendue « préférence » de Rossini et de l’opinion à l’égard de Donizetti, et se posa en victime. Il reconnut même dans une lettre, faire la cour à Rossini pour se faire bien voir du prestigieux compositeur. Il ne se priva pas de critiquer avec mépris la musique du Marino Faliero, triomphant de voir Rossini conseiller des modifications à Donizetti et omettant de reconnaître qu’il avait lui-même bénéficié des mêmes conseils, pour I Puritani !  Il accusa encore l’honnête et bienveillant Donizetti de briguer « la croix », c’est-à-dire la Légion d’Honneur. Mais si le roi Louis-Philippe convoqua Donizetti pour lui proposer la prestigieuse décoration, il n’en appela pas moins le Signor Bellini, pour la même reconnaissance honorifique !

Marino Faliero sera créé avec succès le 12 mars 1835 mais connaîtra peu de représentations car la saison se terminait et la compagnie devait partir le chanter à Londres. Dans la capitale britannique, précisément, le succès fut mitigé, à cause de la particularité même de l’œuvre : la mise en retrait du rôle féminin. Les beautés de la partition n’y changèrent rien et la description de l’impresario Chorley, à cet effet, est claire : « Malgré l’aspect imposant de Lablache dans les habits du Doge de Venise, malgré le splendide duo des basses dans le premier acte du Marino et un deuxième acte contenant une très belle scène au clair de lune avec barcarolle, chantée à la perfection par Ivanoff, et qui offrit en outre, l’occasion à Rubini de démontrer ses superbes, incomparables moyens vocaux, Marino Faliero n’échauffa pas le public en partie à cause du peu d’intérêt du personnage féminin – erreur fatale pour la popularité d’un opéra. ». A Londres peut-être, mais pas ailleurs, pourrait-on ajouter, tant l’opéra partit à la conquête du monde, mais commençons par sa création dans le pays qui inventa l’opéra !

La création italienne eut lieu au Teatro Alfieri de Florence 1836, et l’impresario Lanari, célèbre pour le faste de ses productions, commence ainsi sa lettre à Donizetti : « Furore !  Fanatismo !  Entusiasma ! [traduction Inutile !] Ton Marino Faliero fut jugé comme ton Chef-d’oeuvre. » et l’impresario détaille ensuite la réception des divers morceaux, les requêtes de bis, les rappels… Il explique aussi que la Ungher ajouta au premier acte, un air tiré de la donizettienne Sancia di Castiglia (1832), mais en revanche, on coupa le second air de Israele Bertucci, car on aurait risqué de terminer vers minuit trente et les « Florentins n’aiment pas être en retard ». Curieuse explication nous ramenant à la singularité de cet opéra mettant le rôle de la primadonna un peu en retrait, et à tel point que l’on crut bon d’ajouter un air pour elle au premier acte… quitte à sacrifier (!) celui du baryton, fort poignant, prévu par Donizetti. Giuseppe Mazzini, non seulement grand homme d’état et fervent partisan de l’unité italienne, mais aussi fin critique, loue la partition au point de la considérer lui-aussi comme LE chef-d’œuvre de Donizetti… que les spectateurs du Teatro Alfieri de Florence ovationnaient jusqu’à l’enrouement, signale un Alessandro Lanari survolté !  

Marino Faliero envahit l’Italie et fit le tour du monde, traduit en allemand, français, hongrois… Au gré de ses étapes, la censure ne vit pas toujours d’un très bon œil la révolte d’un chef d’état, se laissant aller à maudire sa patrie, l’épée à la main !   Dans le meilleur des cas, on remplaça les terribles paroles du doge Faliero : « Sia Venezia maledetta ! » (que Venise soit maudite), par une plus neutre invective de vengeance. Au pire, on changea l’histoire et l’opéra devint, par exemple, Antonio Grimaldi à Presbourg ou mieux : Il Pascià di Scutari [1]  ! ! 

Il arrive aux Etats-Unis (à La Nouvelle-Orléans) en 1842, puis l’année suivante à New York. On suit la trace de ses représentations jusqu’en 1892, date tardive pour un opéra romantique perdu en plein Vérisme, où il fut repris à Florence, ville de sa création en Italie en 1836.

Sa reprise moderne intervint au début de la « Donizetti-Renaissance » en 1966, et précisément au Teatro Donizetti de Bergame. L’année suivante, Londres le montait avec le baryton renommé Paolo Silveri, puis, en 1977, les studios de la RAI de Milan s’assuraient le concours de Cesare Siepi. Le Washington Opera Camerata le reprenait pour les célébrations donizettiennes de 1997-98, mais avec un orchestre malheureusement réduit. Enfin, l’Opéra de Szeged, deuxième centre lyrique de Hongrie, montait courageusement l’œuvre en 1999, tandis que le Teatro Regio de Parme en donnait une éclatante reprise en janvier 2002. Enfin, l’Opera Orchestra of New York, présidé par le chef Eve Queler, l’inclut dans sa saison de concerts se déroulant dans la célèbre salle de Carnegie Hall (mai 2002).  

Suite...



[1] Ce nom italien de Scutari désigne le faubourg d’Istambul nommé Üsküdar, mais il est également le nom italien de Shkodar, Shköder ou Shkodra, anciennement Scodra, ville d’Albanie.

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