Marino Faliero
un dossier proposé par Yonel Buldrini

 
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M A R I N O    F A L I E R O ,

Histoire vénitienne de révolte politique, de haines, de pardon.


Fond historique et sources littéraires

La galerie des Doges dans leur célèbre palais vénitien nous offre des noms de familles bien connus des amateurs d’opéras romantiques et entre tous, celui de Francesco Foscari. Mais on trouve aussi des Contarini, Loredano, Cornaro…

Parmi les nombreux portraits de Doges, un cadre attire particulièrement l’attention, car il ne comporte pas de tableau mais seulement un lugubre et mystérieux voile noir!  C’est là qu’aurait dû se trouver l’effigie du doge Marino Faliero mais la République de Venise refusa cet honneur au seul doge qui osa se rebeller contre elle !

La Sérénissime avait déjà tremblé, quand en 1310, le patricien Baiamonte Tiepolo avait tenté d’instaurer une dictature personnelle. Sa conspiration éventée, Tiepolo se rendit au doge et on lui laissa la vie, mais il dut s’exiler en Dalmatie. C’est alors que le « Maggior  Consiglio » tenant le commandement de la République de Venise, décida la création d’une sorte de comité de salut public devant éviter à l’avenir, ce genre de grave péril. Ainsi naissait le tout puissant « Consiglio dei Dieci », ce fameux Conseil des Dix, personnage à part entière, et de triste mémoire, du splendide opéra verdien I Due Foscari. Les conseillers étaient d’abord élus tous les deux mois, puis tous les deux ans. Ils devaient être hautement incorruptibles et aveuglément fidèles à la cause de la République. Ils devaient mesurer l’expression de leur sentiment, fuir toute réunion publique ou fête, ne quitter Venise qu’en des cas exceptionnels. Ils se réunissaient tous les jours, et rien ne filtrait de ce qui avait fait l’objet de leur réunion. D’après le célèbre journaliste et historien Indro Montanelli, « A peine désignés, les Dix se drapaient dans un halot de mystère, devenaient inaccessibles[1] », inaccessibles est un mot impressionnant, certes, mais ils ne l‘étaient pas pour tout le monde !  Trois fois dans la semaine, ils recevaient leurs espions, confidents et délateurs de toute sorte. L’opéra Il Bravo (1839) de Saverio Mercadante montre bien cette atmosphère trouble pesant sur le Conseil des Dix, qui reste toujours dans l’ombre, à l’inverse de I Due Foscari. Ce « bravo » est un assassin à gages, au service du Conseil, qui le « tient » par le fait que son vieux père est emprisonné… les Dix poussent la vilenie à ne pas révéler à leur bravo la mort de son père, qui l’eût ainsi libéré de leur redoutable emprise.

On voit dans quelle atmosphère se dessine l’histoire de Marino Faliero… mais qui était-il avant d’accéder à la dignité de doge ?   Il était né vers 1285, mais on sait peu de choses à son sujet avant l’âge de trente ans, époque où on le trouve membre du Conseil des Dix, à peine constitué, à cause de la conjuration de Tiepolo. De noblesse ancienne et propriétaire de vastes terres, Faliero n’en était pas moins un homme d’action, hautain mais courageux, digne vainqueur du roi de Hongrie lors de la bataille de Zadar (Zara en italien) qui donna la ville dalmate aux Vénitiens pour de longs siècles. Homme violent pourtant, que cet altier Faliero, n’hésitant pas à gifler un évêque qui s’était présenté en retard à une cérémonie présidée par lui.

Il fut élu doge à près de soixante-dix ans et si l’Histoire retient son ambition comme le germe de la conspiration lancée par lui, poètes et musiciens préférèrent utiliser un élément plus romanesque. Il se trouve que lors d’une fête, à la fin de l’année 1354, un groupe de jeunes patriciens mené par Michele Steno manqua de respect à la dogaresse Alcuina Gradenico. Le doge les fit chasser sans ménagement et l’on trouva peu après une inscription infâmante sur le dossier du siège ducal :

 

« Marin Faliero à la belle épouse,

D’autres en jouissent, et lui l’entretient. »

Une fois les coupables établis, la peine la plus sévère frappa Michele Steno : dix jours d’emprisonnement. On sait que d’autres manques de respect similaires, considérés comme de mauvaises farces de jeunes présomptueux, ne furent jamais punis plus sévèrement, mais nos écrivains et compositeurs utilisèrent cette peine légère comme déclencheur du mécontentement du doge envers le pouvoir… qu’il n’avait pas !…  celui du tout-puissant Conseil des Dix. Parmi les quatre chefs de la conspiration, on relève le doge lui-même et un notable, propriétaire de navires, Bertuccio Israello, désireux de venger l’offense qu’un noble lui avait infligée en le giflant en public. Le fait devait être plus « opératique » que théâtral, puisque de récit, chez Lord Byron, il devint scène effective dans l’opéra de Donizetti.

Un nombre considérable de gens du peuple avaient été embrigadés dans la conspiration, devant éclater le 15 avril 1355 par un massacre généralisé de membres du Conseil, des nobles et de leur descendance !  Mais l’un des autres chefs commit, la veille de ce jour terrible, une indiscrétion avec le patricien Lioni (personnage de l’opéra). Ce dernier court chez le doge qui évidemment minimise les choses !  Seulement, Lioni insiste si bien que le doge est contraint de convoquer le Conseil…  Interrogatoire ou dépositions spontanées confirment tout… et découvrent finalement le rôle joué par le doge Marino Faliero.

Les patriciens font bloquer les rues par lesquelles devaient déferler les conjurés exterminateurs, se ruant vers le palais des Doges… le capitaine général Marco Cornaro, de l’illustre famille héroïne d’un autre opéra de Donizetti, bloque la lagune : c’est pratiquement le cas de dire que la révolte est étouffée dans l’œuf. Le 16 avril, le doge et ses complices sont traduits devant le Conseil des Dix qui s’est adjoint vingt membres extraordinaires. Bertuccio Israello et un autre chef sont pendus aux « colonnes rouges » de la loggia du Palais, neuf autres conjurés furent jugés et pendus à d’autres colonnes donnant sur la « Piazzetta », ou partie de la Place Saint-Marc conduisant à la lagune. Le vendredi 17 avril, Marino Faliero est dépouillé de sa dignité de doge, sur l’Escalier des Géants, dans la cour du Palais, là-même où il avait prêté serment et reçu la « corne » ducale. Après la décapitation, on ouvre les grilles au peuple qui se précipite pour voir « la fin des traîtres », selon la conclusion des patriciens et du Conseil des Dix. La dépouille du doge fut ensevelie dans l’église Ss. Giovanni e Paolo (Saints Jean et Paul).

Lord Byron en fit une « tragédie historique » en cinq actes et 12 tableaux au titre de Marino Faliero, Doge of Venice (1829) et Casimir Delavigne, la tragédie Marino Faliero en cinq actes également, mais non subdivisés en tableaux. La création eut lieu à Paris, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 30 mai 1829 et la pièce devint vite populaire. En effet, une lettre de Donizetti nous apprend comme la familiarité du public avec l’œuvre fut l’une des causes de son choix pour en faire un opéra, l’action en serait, ainsi plus intelligible, car l’opéra serait chanté en italien.

Ces deux textes sont les sources du jeune librettiste Emanuele Bidèra, choisi par Donizetti en désespoir de cause car Felice Romani, comme à son habitude, disparaissait de la circulation au moment d’honorer ses (trop nombreux) engagements…Bidèra écrivit beaucoup de livrets pour des compositeurs donnant leurs opéras à Naples, et après l’efficace Marino Faliero, il allait écrire pour Donizetti le livret à fortes teintes de Gemma di Vergy, inaugurant la saison 1834-1835 du Teatro alla Scala, chef-d’œuvre dont la popularité devait même supplanter celle de la future Lucia di Lammermoor !  Selon W. Ashbrook, les deux ouvrages les plus convaincants de Emanuele Bidèra, sont précisément ceux qu’il écrivit pour Donizetti, ce qui confirme une fois encore l’attention que le compositeur lombard accordait aux textes des livrets qu’il mettait en musique. 

La source première du livret est la pièce de Casimir Delavigne mais il est curieux de constater que certains éléments du livrets ne peuvent venir que de la pièce de Lord Byron, sans parler de ce qu’un livret conserve, amplifie ou invente, vaste sujet faisant l’objet à lui seul d’une étude particulière. Il serait en effet erroné de croire que théâtre et opéra ont forcément les mêmes intérêts. Certes, un librettiste devant « ridurre a libretto » selon l’expression italienne, c’est-à-dire « réduire en livret » un roman, a plus de travail que s’il devait réduire  une pièce de théâtre, déjà succincte par essence et découpée en scènes. Mais le « théâtral » du Théâtre, ne recoupe pas forcément le « théâtral » de l’Opéra !  L’opéra veut des grands sentiments et exprimés de manière concentrée, car son texte ne peut être long, à cause de la musique et des nombreuses répétitions du chant !  Les tirades sont donc bannies, ainsi que les raisonnements trop obscurs ou cérébraux. En revanche, il est passionnant de constater que l’économie n’est pas la règle unique de l’adaptation d’une œuvre littéraire en livret d’opéra, car l’opéra peut développer, amplifier, voire ajouter… et par conséquent allonger, augmenter !  Un bel exemple est contenu dans un fait ne prenant que quelques lignes chez Byron comme chez Delavigne, il s’agit du moment où Israele Bertucci raconte au doge comment un audacieux patricien a osé lever la main sur lui. Un tel fait spectaculaire ne pouvait laisser insensible librettiste et compositeur, qui en firent leur premier tableau, d’une durée de 20 minutes !  Cela permet également une Introduzione ou scène d’ouverture, avec l’aspect brillant-impressionnant du chœur, que l’opéra, ne l’oublions pas !  doit également employer !

L’opéra voulant du « concentré », il arrive également que plusieurs scènes opposant mêmes personnages et idées soient regroupées en une seule, forte, exposition de ces mêmes sentiments. Sans entrer dans le détail, le tableau qui suit présente la « réduction » ou la concentration des cinq actes de Delavigne en trois actes de l’opéra. Précisons que Delavigne avait déjà simplifié le problème des tableaux (changements de décors), en ce sens que chaque acte est un tableau unique avec donc un seul décor. Tandis que Lord Byron élargissait l’action de ses cinq actes en… douze tableaux !

Casimir Delavigne   Donizetti / Bidèra
 
(n’existe pas) 

ACTE I

Premier tableau

ACTE I Deuxième tableau
ACTE II Troisième tableau
ACTE III ACTE II
ACTE IV

ACTE III

premier tableau

ACTE V

ACTE III

second tableau

 

Marino Faliero, opéra futuriste

 

« Même si Marino Faliero, lors de première apparition au Théâtre-Italien, en concurrence avec I Puritani, ne déchaîna le même enthousiasme que l’œuvre bellinienne, il serait vraiment trop expéditif de le liquider  comme une œuvre d’importance secondaire, étant désormais évident que dans le contexte chronologique, I Puritani est un opéra plus passéiste que le Faliero, lequel regarde au contraire vers les années 1840 et plus loin. ». Telles sont les paroles de William Ashbrook[2], plus important biographe vivant de Gaetano Donizetti.  Ce dernier, toujours discret sur ses succès, parla pourtant franchement de celui-ci dans ses lettres et utilise même une expression mystérieuse : « […] mais, comme nous sommes de genre opposé, nous avons ainsi obtenu tous les deux un beau succès sans mécontenter le public. » On peut s’interroger sur cette expression singulière : « mais, comme nous sommes de genre opposé », que W. Ashbrook explique par le fait que I Puritani finit bien tandis que Marino Faliero est une tragédie. Il faut pourtant reconnaître que la fin heureuse de I Puritani  ne colore pas l’opéra tout entier qui demeure une œuvre sérieuse !  Le climat est plus idyllique et élégiaque que dans Faliero, sombre tragédie s’éclairant par moments dans quelques instants « planants » sinon, ce ne serait plus du Donizetti ! 

Il y a aussi une composante intrinsèque, se situant au plus profond des racines de la musique. Bellini voulait toucher le cœur du public, sublimant en musique toutes les émotions humaines, et il y est merveilleusement parvenu !  Ses mélodies  flattent l’oreille avec une délicieuse immédiateté… Donizetti voulut exploiter les voix et les sonorités de l’orchestre afin de servir au mieux le drame. Certes, les mélodies sont également soignées et « planantes », selon la mode romantique, mais la psychologie des personnages est plus approfondie, fouillée, et les différentes atmosphères, soigneusement établies. En voici deux exemples précis et frappants.

Le troisième tableau du premier acte se déroule, selon les indications de décor, dans « Une petite pièce conduisant à une grande salle de bal. ». La conjuration va être mise en place avec précaution car le doge Faliero et son ami Israele Bertucci se trouvent en terrain ennemi. Donizetti va établir avec une belle maîtrise cette mise en place feutrée de la conjuration parallèlement au bal insouciant qui se déroule dans la salle contiguë. Doutes, provocations contenues, espoirs et angoisses privées vont ensuite être fondus par Donizetti, dans l’un de ces ensembles concertants dont il avait le secret, car nous sommes au Finale  du premier acte.

L’autre exemple concerne le début du deuxième acte, la lune se détache sur la nuit des conspirateurs qui chuchotent en chœur, disant : « Siamo figli della notte » (nous sommes fils de la nuit). En charmant contrepoint, Donizetti place le chant mélancolique du gondolier qui passe au loin et que l’on ne voit pas !… voici, merveilleusement dessinée, la nocturne atmosphère vénitienne …

Suite...


[1] In : L’Italia dei secoli d’oro : Il Medio Evo dal 1250 al 1492, Rizzoli, Milano 1967 ;1977.

[2] William Ashbrook : Donizetti and his operas , Cambridge University Press, 1982 ; traduction italienne de Fulvio Lo Presti : Donizetti, la vita, EDT Editore, Torino, 1986.

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