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Un jour, une création : 19 mars 1991, une tragédie de notre temps

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19 mars 2021
Un jour, une création : 19 mars 1991, une tragédie de notre temps

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Au tout début du mois d’octobre 1985, le paquebot Achille Lauro, du nom d’un homme d’affaires, armateur et ancien maire de Naples controversé (1), quitte le port de Gênes pour une croisière en Méditerranée, avec plus de 1000 passagers à bord. Quelques jours plus tard, il accoste à Alexandrie et y débarque plus de 600 touristes qui vont visiter les pyramides pendant quelques jours. Les 450 personnes restantes repartent avec le navire vers Port Saïd le 7 octobre. Ils ne savent sans doute même pas que 4 nouveaux passagers sont montés à bord à Alexandrie. Ce sont 4 terroristes qui se revendiquent du Front de libération de la Palestine (FLP) et qui, quelques heures plus tard, détournent le paquebot pour lui faire prendre la route du port syrien de Tartous. Ils exigent la libération de 50 prisonniers palestiniens détenus en Israël. 

Arrivé le 8 au large de Tartous, le navire se voit refuser l’entrée au port. Les terroristes exécutent alors Leon Klinghoffer, 69 ans, touriste américain paraplégique et de confession juive, et jettent son corps à la mer avec son fauteuil roulant. Le bateau repart ensuite vers Port Saïd. Au terme d’une négociation avec les autorités égyptiennes, les terroristes quittent le navire et prennent un avion pour la Tunisie, ce qui déclenche la colère des Etats-Unis, qui voulaient que les assassins de Leon Klinghoffer soient arrêtés et retenus.  Malgré les efforts, y compris militaires, des Américains pour les récupérer, les terroristes seront jugés en Italie et ne se verront jamais remis aux Etats-Unis, ce qui a alors déclenché une crise diplomatique sérieuse entre les Etats-Unis, l’Italie et l’Egypte.

C’est cet épisode tragique, et plus particulièrement le détournement et l’assassinat de Klinghoffer, qui inspire quelques années plus tard le metteur en scène Peter Sellars. Il propose ce sujet à John Adams, lequel a remporté quelques années auparavant un succès mondial avec Nixon in China, pour en tirer un nouvel opéra, sur un livret d’Alice Goodmann, déjà librettiste du précédent. La commande initiale d’une nouvelle œuvre lyrique avait par ailleurs été passée au compositeur par plusieurs institutions en coproduction : le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, l’opéra de San Francisco, celui de Lyon, le festival de Los Angeles et celui de Glyndebourne, de même que l’Académie de musique de Brooklyn.

The death of Klinghoffer est bâti autour du récit de la prise d’otages par le capitaine du bateau et des témoins, de même que de l’épouse de Leon Klinghoffer. Elle est parcourue de chœurs, un peu comme dans les tragédies grecques : un chœur des exilés palestiniens, un autre des exilés juifs, un chœur d’Hagar, d’après la Bible ; et plusieurs autres sur l’environnement naturel et temporel : chœurs de l’océan, du désert, de la nuit et du jour. Si bien que cet opéra ressemble presque à un oratorio méditatif et poignant, avec quelques scènes qui viennent illustrer le récit. Le tout sur une musique dont l’apparent minimalisme – influence qu’Adams n’a jamais cachée, dans le sillage de Steve Reich – ne suffit pas à masquer une force évocatrice et une sensibilité particulièrement bienvenues ici.

La création  mondiale a lieu à Bruxelles voici 30 ans aujourd’hui, dans une mise en scène de Peter Sellars, sous la direction de Kent Nagano et avec une chorégraphie de Mark Morris. Elle est alors bien accueillie, tout comme la création française à Lyon le mois suivant. C’est lorsqu’elle arrive aux Etats-Unis, d’abord à l’Académie de musique de Brooklyn, que l’œuvre déclenche une très vive controverse, qui conduit d’abord au retrait d’une scène qui ouvrait l’opéra entre les deux choeurs des exilés et qui mettait en avant une famille juive de banlieue amie des Klinghoffer, les Rumors, jugée offensante. Cette scène se voulait humoristique, voire bouffe, et avait été imaginée par Alice Goodmann – elle même d’origine juive – pour décrire les travers et les raccourcis d’une famille de la classe moyenne américaine face à la complexité du conflit isaraélo-palestinien. Placée entre deux chœurs particulièrement sérieux, cette scène pouvait être vue comme tournant en dérision une famille juive et donc comme prenant parti pour les Palestiniens. Les auteurs en conviennent très vite et la retirent rapidement. Mais cela ne suffit pas à éteindre une polémique croissante. Le festival de Glyndebourne, puis l’opéra de Los Angeles, renoncent à monter l’opéra. C’est à celui de San Francisco, en novembre 1992, qu’une partie de la communauté juive accentue ses manifestations d’indignation contre l’ouvrage, le jugeant pro-palestinien, antisémite et faisant l’apologie du terrorisme. Bien que primé, monté dans plusieurs pays, et malgré les explications de son auteur sur le message porté par l’œuvre, malgré son adaptation cinématographique au début des années 2000, les polémiques ne cessent pas. À l’occasion d’une nouvelle production au Metropolitan Opera de New York en 2014, elle deviennent même particulièrement virulentes avec manifestations, prières publiques et prises de position extrêmement vives, notamment de l’ancien maire de New York, Rudolf Giuliani – devenu plus récemment l’avocat de Donald Trump – mais aussi des filles de Leon Klinghoffer (qui avaient émis une protestation dès la création de l’œuvre) à l’encontre de l’opéra, conduisant le manager Peter Gelb à renoncer à la diffusion dans les cinémas du monde entier de cette production et à expliquer maladroitement cette décision par son « souci de ne pas aggraver l’antisémitisme en Europe », ce qui revenait à admettre que l’opéra pouvait contenir un message antisémite. Au Met, pourtant, après une première houleuse, c’est une salle debout qui acclame la deuxième représentation.

Il est heureux que l’opéra suscite ce type de réactions car elles permettent de ne pas oublier que, comme toutes les autres formes d’art, les scandales et les polémiques jalonnent son histoire, lors des créations comme lors des innombrables reprises de ces 4 derniers siècles. N’est-ce pas la preuve qu’il s’agit d’un art vivant, témoin de son temps, pour en décrire lui aussi les bruits et la fureur ?

Au-delà de toute polémique sur son message réel ou supposé, revenons au titre choisi par les créateurs de ce chef-d’œuvre de la fin du XXe siècle : la mort de Klinghoffer. Car c’est bien cela la véritable tragédie et donc le véritable sujet : celui de la mort d’un homme innocent, et à travers lui, de toutes les victimes innocentes des conflits et du terrorisme. C’est donc à lui que revient la parole, qu’il ne prend qu’à deux reprises dans l’opéra. La première pour dire qu’il n’a jamais été un homme violent, avant son exécution. La seconde, proposée ici dans l’enregistrement de l’opéra de Lyon dirigé par Kent Nagano et interprétée par Sanford Sylvan, est la déchirante « Aria of the falling man », gymnopédie chantée par le fantôme de Léon Klinghoffer comme une prière immobile dans la mer immense. Elle nous conduit, à l’occasion de cet anniversaire, à d’abord penser à lui et aux siens.

(1) Militant très engagé dans le parti fasciste, il était devenu dans les années 50 un maire de Naples très populaire et très populiste, ainsi qu’un homme d’affaires richissime, dont la gestion de la fortune a pu susciter quelques interrogations.

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