A C T U A L I T E (S)
 
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Entretien avec Nathalie Stutzmann

17 Décembre 2004


Nathalie Stutzmann
© www.nathaliestutzmann.com
Ce n'est pas tous les jours que paraît une version réellement intéressante du sublime Winterreise de Schubert. Une de ces versions qui émergent d'un catalogue pléthorique en renouvelant notre approche du cycle et à laquelle nous savons que nous allons revenir, parce qu'une seule écoute ne peut en épuiser la richesse, parce qu'elle touche à l'essentiel. Il faudra désormais compter avec l'interprétation très personnelle et tout en profondeur de Nathalie Stutzmann. On connaissait les qualités rares de la contralto française, attachée au répertoire du lied, on s'attendait peut-être moins à ce qu'elle déploie son intelligence du texte, son sens aigu des climats chez Vivaldi, dans un crépusculaire Salve Regina (Hypérion), mais aussi dans le huis clos, drôle et cruel à la fois, de La Verità in cimento, où la musicienne raffinée se révèle aussi une actrice épatante... 
"On ne sait pas où l'on va, mais on l'on suit la perfection du dépouillement d'une voix intérieure", écrivez-vous à propos du Winterreise. Votre interprétation semble justement privilégier l'épure et l'intériorité, avec une grande variété de nuances, jusqu'au murmure, au chuchotement, elle n'exclut pas l'éclat, mais elle se situe à mille lieues de certaines lectures expressionnistes et théâtrales qui ont vu le jour ces derniers temps . Quel rôle a joué votre travail avec Inger Södergren dans le développement de cette approche très personnelle du cycle ?

Sa connaissance de Schubert en tant que soliste, en particulier du Schubert des dernières sonates pour piano, sa manière de le concevoir se distingue de nombreuses visions pianistiques. Sa manière de phraser, son unique musicalité et sa sonorité si ronde et douce à la fois, ont une influence considérable sur la construction du cycle, nous cherchons ensemble à pouvoir exprimer le plus simplement possible tout ce que nous pouvons ressentir comme émotions dans cette merveilleuse musique.

La vision d'Inger m'a confortée dans la mienne, et c'est toujours un immense bonheur quand deux personnes qui jouent ensemble s'aperçoivent qu'elles ressentent la même chose. Il existe déjà tant de versions, ce n'est pas facile d'aborder l'oeuvre, il faut vraiment avoir quelque chose de personnel à dire. Cela me tenait à coeur de retrouver cette simplicité, cette intériorité qui me semblent flagrantes à la lecture du texte, mais qui pourtant ne vont pas de soi pour tout le monde.

Il y a beaucoup d'artistes qui, en s'attaquant à une oeuvre mythique, veulent à tout prix se mettre en avant, faire quelque chose d'original en exagérant de manière artificielle toute leur expression, en soulignant chaque mot sans penser à la phrase musicale, en essayant juste de se faire remarquer. En fait, c'est très enfantin et superficiel comme comportement; un artiste arrivant à une réelle maturité, n'adoptera pas un tel comportement... 

Les artistes ont bien sûr tendance à développer leur ego - On nous le demande d'ailleurs ! [Rires] - mais ça peut vite devenir dangereux. Par contre, la chose qui me semble intéressante, c'est d'oser aborder le Winterreise avec sa propre expérience. Chacun a son vécu, sa manière de voir l'amour et la mort, cela suffit pour que la première phrase du cycle sonne de manière différente avec chacun.

Nous avons travaillé le cycle avec notre coeur, en profondeur, avec notre expérience du répertoire romantique, en essayant de réaliser un travail raffiné, de soigner amoureusement tout ce qui était possible, mais sans non plus chercher à faire étalage de cette expérience à tout moment. La seule chose qui compte c'est d'avoir quelque chose à dire. S'effacer totalement derrière la musique, c'est bien sûr aussi une utopie, mais on peut la servir en étant simplement sincère.


Inger Södergren & Nathalie Stutzmann
© www.nathaliestutzmann.com

C'est aussi votre premier disque consacré à Schubert. S'il figure au programme de vos récitals depuis de nombreuses années, vous semblez plus intime avec Schumann. Comment définiriez-vous vos affinités avec l'un et l'autre ? 

Ils font partie des quatre ou cinq compositeurs auxquels je voue un amour absolu, mais ils sont liés à des périodes différentes de ma vie. La manière de s'exprimer de Schumann, ses extrêmes, ses ruptures, ses passions, ses changements de climat, cette folie, cette bizarrerie, cet emportement, ces cris suivis du silence, ses harmonies parfois presque un peu malsaines, ce romantisme le plus sombre, m'ont toujours attirée, mais encore plus quand j'étais fort jeune. Jusqu'à la trentaine, Schumann me parlait plus que tout autre. Mais je sentais que Schubert viendrait un peu plus tard.

Avec sa simplicité mélodique, on le fait souvent travailler aux jeunes, tout comme Mozart d'ailleurs. Mais nous savons tous que rien n'est plus délicat en Art, que la simplicité ! Réussir à s'exprimer avec simplicité demande une vraie maturité.

Il y a trois ou quatre ans, j'ai eu envie de me replonger dans l'univers schubertien, avec tout mon vécu. J'ai ouvert la partition, je l'ai lue d'une traite et le déclic s'est fait. Je sentais que j'avais quelque chose à dire, j'étais attirée par son extrême dépouillement, en particulier dans la seconde partie, qui est très éloignée de Schumann. Je me sentais instinctivement prête à l'aborder.

Est-ce de la même manière, instinctive, intuitive, que vous en êtes venue à chanter Les Nuit d'été ? [Nathalie Stutzmann les donnait, notamment, en septembre dernier à Turin]. 

On me les demande beaucoup en ce moment. Il y a de nombreux concours de circonstance dans la vie artistique... Je les ai chantées il y a trois ou quatre ans, mais seulement en Allemagne - Berlioz y est très populaire. J'avais eu, comme beaucoup, un choc en découvrant la version de Crespin qui reste à mon avis, inégalée jusqu'à ce jour. En tout cas, c'est de la très belle musique et je trouve que cette oeuvre phare du répertoire mérite d'être défendue .Je me sens un peu un devoir, en tant que Française, de l'interpréter.

Justement, votre rapport au texte est-il le même en français et en allemand ? 

La vocalité est très différente. Au départ, on est toujours un peu plus à l'aise avec sa langue maternelle, l'approche est plus naturelle, plus immédiate, mais en raison de mon sentiment musical, et de mes origines germaniques, j'ai un penchant pour la musique allemande. J'adore Debussy, Ravel, Poulenc ou Chausson. Mais malheureusement, mes dieux qui sont Bach, Brahms, Schubert, Schumann ne sont pas français !

Il y a dix ans, vous déclariez : "Dans le travail comme dans le cheminement artistique, je n'ai jamais été "contralto" : je suis musicienne" (Diapason, février 1994). Pourtant, ce timbre de contralto, rare entre tous, fascine intensément bon nombre d'auditeurs. Quelle relation entretenez-vous aujourd'hui avec votre voix ?

En disant cela, je ne voulais pas déprécier ou diminuer le fait d'avoir une voix rare. Je comprends cette attirance - comme le fait aussi qu'on puisse la détester -, la curiosité pour cette voix étrange, ambiguë, pour bien des raisons. C'est une chance, mais sur un plan concret, en termes de carrière artistique, c'est difficile. Notre époque aime la vocalisation, la pyrotechnie, les aigus transcendants, ce qui est à l'opposé de l'émotion, de l'intériorité. J'exagère un peu, mais il y a de ça aujourd'hui.

Les aigus d'une voix grave peuvent être magnifiques, très émouvants aussi. Je pense au Salve Regina de Vivaldi que vous avez enregistré pour Hypérion...

Merci. Mais dans cette oeuvre les aigus sont plutôt graves ! [Rires]. Heureusement, des compositeurs comme Brahms ou Mahler ont su magnifiquement exploiter les possibilités de la voix d'alto. Je me sens comme un peintre : j'imagine des couleurs dans ma tête, des sons pour peindre la partition. Je suis une musicienne qui chante, pas une chanteuse qui fait de la musique. Ceci étant, j'ai la chance d'avoir un instrument qui convient à ma personnalité : avec cette voix, on peux vraiment exprimer des sentiments profonds, bouleverser les gens par des couleurs intimes. Je pourrais avoir exactement la même voix, le même corps, le même visage, mais avec une personnalité différente, l'expression serait forcément tout autre. Ce qui explique le peu d'importance de la catégorie vocale par rapport à l'expression musicale qui est dirigée par le cerveau sensoriel.

 On dit que les voix de contraltos sont rares, c'est vrai. Mais elles ne sont pas tout à fait inexistantes. Je donne souvent des master class et j'ai eu quatre ou cinq élèves avec de très belles voix de contraltos, mais une seule avait vraiment quelque chose à dire. Les autres étaient tout à fait inexpressives et sans intérêt, car entendre un beau son ne suffit pas. Il ne suffit pas d'avoir une belle voix pour chanter les Kindertotenlieder de Mahler ! Il y a beaucoup de belles voix dans le monde, ce n'est pas ce qui manque. Mais de grands interprètes, il me semble que nous en manquons de plus en plus. Et ceci est aussi valable pour les instrumentistes. Les gens s'ennuient aux concerts, et désertent de plus en plus les salles. Il est vrai que le contexte actuel dans le métier musical n'encourage pas les fortes personnalités. On engage plus facilement les artistes discrets, sympathique et souples, plutôt que les grands tempéraments qui sont plus difficiles à manier. Et on essaie en opéra notamment, de compenser le manque de personnalités des chanteurs par des mises en scènes de plus en plus voyantes, extravagantes afin que le public ne s'ennuie pas ! C'est un grave problème, car si l'opéra peut compenser par le visuel, le concert classique ne le peut pas.

Quelles ont été vos premières émotions artistiques ?

Vaste question... Elles remontent loin. Lorsque j'étais enfant, j'accompagnais mes parents, chanteurs, au concert et à l'opéra, pendant les vacances. A huit ou neuf ans, j'étais dans la fosse pour regarder travailler les musiciens ou dans les coulisses, près de la scène, ce qui me mettait déjà dans tous mes états : les artistes sont fous, et c'est beau la folie !
Ils prennent des risques chaque soir, se remettent en question en permanence, et les voir depuis la coulisse, c'est à dire en étant très proche, en voyant leurs émotions, leur transpiration, c'est magnifique ! D'autres émotions remontent au moment où j'ai pu jouer Bach au piano pour la première fois, ce fut un autre choc, je pleurais seule sur mon clavier, je pouvais rejouer soixante fois de suite la même pièce !

Le succès rencontré avec La verità in cimento (Vivaldi) vous a-t-il donné envie d'explorer de nouveaux répertoires dans le domaine de l'opéra ? 

Oui, mais ce n'est pas facile. D'une part, l'opéra offre peu de grands rôles pour un contralto. D'autre part, je suis avant tout une récitaliste, et les gens ont une tendance certaine à nous enfermer dans des boites avec étiquettes ! J'aimerais faire une ou deux belles productions par an, mais je tiens à sélectionner les projets qui m'intéressent avec attention. 

Cependant, je compte consacrer plus de temps à la scène, notamment avec Vivaldi. J'ai pris beaucoup de plaisir à interpréter La verità. Les récitatifs de Vivaldi, en particulier, exigent tout un travail théâtral, faire passer le texte au disque est aussi un vrai défi. Mais le jouer sur scène me ferait encore plus plaisir.

Ces vingt dernières années, le répertoire baroque, de Monteverdi à Haendel, a surtout été chanté par des contre-ténors. Cela correspond aussi à une volonté des metteurs en scène, qui aiment avoir un homme dans un rôle d'homme. Je ne vais pas lutter contre ce genre de mode.

N'assistons-nous pas, malgré tout, à un tournant, les voix féminines graves ne sont-elles pas plus souvent sollicitées pour chanter ce répertoire ? 

Oui, peut-être, sans doute grâce au public et à certains chefs d'orchestres qui préfèrent engager des altos féminines car ils ont une préférence pour leurs couleurs vocales et leurs grandes possibilités sur toute l'étendue de la tessiture. Cela dit, ce sont encore souvent les metteurs en scène qui ont le pouvoir de décision. Comme au cinéma, le physique, le look jouent un rôle de plus en plus important. Si le metteur en scène veut absolument que le Jules César de Haendel se promène torse nu, puisque la mode est au déshabillage, on se tournera vers un homme [Rires]...

Quels sont vos projets, au concert et au disque ?

Parmi beaucoup de beaux projets, je voudrais citer Le Chant de la Terre, en septembre, avec Ivan Fischer. Nous avons fait la troisième de Mahler cet été, c'était formidable et il m'a proposé Le Chant de la Terre. Il m'a aidée à franchir le pas, c'est une étape importante dans ma trajectoire. Avec Inger Södergren, nous allons aussi enregistrer un nouveau disque consacré à Schubert, avec un programme plutôt musique de chambre comme je les aime. Autour de la dernière année de Schubert, 1828, le Schwannengesang (Chant du cygne), et Inger jouera également la sonate pour piano en si bémol majeur. 

Y a-t-il une oeuvre que vous auriez aimé créer ?

Toutes celles que j'aime ! [Rires]
On rêve que ces chefs-d'oeuvre soient écrits pour nous, mais l'essentiel est de pouvoir les servir. Je viens de créer une oeuvre de Sofia Gubaidulina pour alto et orchestre, Stunde der Seele, au Festival Klangspuren d'Innsbrück [septembre 2004]. C'est extrêmement intéressant de travailler avec un compositeur vivant : on apprend beaucoup sur ce que l'on peut faire avec les autres. Ils font souvent preuve d'une liberté extraordinaire et me confortent dans l'idée qu'il faut aborder une partition avec l'esprit libre. Si je disais à Gubaidulina, par exemple, qu'à tel moment je verrais plutôt un pianissimo à la place d'un mezzo forte, je le lui chantais, elle me disait que c'était effectivement très beau, prenait son crayon et modifiait le passage ! Les compositeurs sont mille fois plus ouverts, intelligents, curieux, ils aiment que l'interprète ait quelque chose à dire ; si c'est senti, il n'y a aucun problème, ils accueillent généralement nos suggestions et n'hésitent pas à modifier le texte en fonction de nos remarques. J'ai participé aux créations de nombreux compositeurs et cela s'est toujours bien passé. Il ne s'agit pas d'en tirer la leçon que l'on peut se permettre de modifier toutes les annotations de Schubert ! mais si à un moment il y a un crescendo indiqué et que l'on ne le sent vraiment pas , il vaut mieux faire autrement que de faire quelque chose qui n'est pas naturel. Les besogneux qui travaillent pendant des jours avec un métronome sous le nez devraient faire autre chose que de la musique !

Si vous pouviez rencontrer un compositeur, lequel choisiriez-vous ?

C'est une question difficile ! Un homme me paraît très intéressant, c'est Brahms. J'aurais tellement de choses à lui demander ! [Rires] On irait se promener ensemble dans les forêts...

En parlant du Winterreise, vous dites justement que de grandes promenades dans la Nature vous ont aidée à penser et à respirer cette musique. La Nature ne joue-t-elle pas, au-delà de Schubert, un rôle essentiel dans votre vie ?

Oui. Je vis aujourd'hui à la campagne. J'ai besoin des villes, de leur animation et, voyagant toute l'année, j'ai la chance de pouvoir concilier les deux. Mais pour avoir longtemps vécu moi-même à Paris, je peux vous dire qu'il est vraiment difficile d'y faire un vrai travail musical, car ce travail demande concentration, silence, calme. Je pense que tout musicien, même s'il n'a pas la possibilité de vivre en pleine campagne, devrait se ménager des moments un peu "hors du monde".On a besoin de calme, de recul, on a besoin d'être proche de cette nature dont les compositeurs étaient eux-mêmes plus proches et qui est très présente dans le romantisme allemand, où elle apparaît comme un personnage. On est trop déconcentré dans une grande ville, on est bousculé, stressé, il faut au moins savoir se retirer quelques semaines. Dans Schubert, dans Brahms, on entend assez clairement si l'interprète est proche de la terre, s'il a le regard tourné vers les étoiles et vers la Nature.

Comment chanter "Erstarrung" si vous n'avez jamais marché sur un chemin au milieu de nulle part, dans la neige et le froid ? Bien sûr il y a l'imagination. Mais le vécu sonne autrement... C'est particulièrement frappant dans le Winterreise : le voyageur marche dans la nature, une nature parfois dépressive, qui réveille en lui des émotions tournées vers l'intérieur de l'être humain - émotions que n'entend plus le citadin trop dérangé par les bruits extérieurs. Il y a une profondeur, comme une source où se plonger. Par ailleurs, la musique doit aussi rester naturelle. Nous sommes dans un monde qui intellectualise tout, c'est ce qui tue la musique, l'émotion. Tout réflexion passe forcément par le cérébral, or il faut savoir oublier ce qu'on a analysé. Il y a un passage obligatoire et nécessaire par l'analyse, pour saisir par exemple, une architecture comme celle du Winterreise. Mais après il faut l'oublier, laisser libre cours à son instinct, à sa sensibilité. Les artistes ne sont pas là pour livrer une démonstration technique ni pour livrer une étude musicologique. Toute activité artistique doit rester une manifestation de la vie mystérieuse de l'âme. La Nature nous dit tout cela. Il ne faut jamais trop s'éloigner de l'essence de la vie et de cette magie incomparable.
 
 

17 Décembre 2004
Entretien réalisé par Bernard Schreuders
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