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PARTENOPE 

George Frideric HANDEL (1685-1759)

Opéra en trois actes
sur un livret de Silvio Stampiglia
 
Partenope : Rosemary Joshua
Emilio : Kurt Streit
Armindo : Stephen Wallace
Ormonte : Andrew Foster-Williams
Rosmira : Hilary Summers
Arsace : Lawrence Zazzo

Early Opera Company
Christian Curnyn

Enregistré en novembre 2004
CHANDOS – 0719(3)



J’ai deux amours !
 « Certes, c’est un sujet merveilleusement vain,
divers et ondoyant, que l’homme. » Montaigne

Chacun sait que l’Angleterre n’a pas attendu Victoria pour se claquemurer dans la pudibonderie et le sexisme. Partenope avait-il la moindre chance de plaire ? « [Senesino] m’a donné des sueurs froides en me disant que Partenope serait peut-être mis en scène parce que c’est le plus mauvais livret (à l’exception d’un seul autre) que j’ai lu de ma vie. Signor Stampiglia (son auteur) essaye d’y être humoristique et spirituel. Si sa tentative a réussi sur d’autres scènes en Italie [avec Caldara ou Vinci], c’est uniquement en raison d’une dépravation du goût du public ; toutefois je suis persuadé que l’opéra sera accueilli avec mépris en Angleterre… s’il y est monté, il y occasionnera plus de scandale et moins de profit que n’importe quel opéra représenté au théâtre de Haymarket à ce jour ». L’imprésario Owen Swiney a vu juste : l’ouvrage, créé au printemps 1730, ne connut que sept représentations. Trois ans plus tôt, la Royal Academy of Music ne voulait déjà pas entendre parler du projet que Haendel lui soumettait.

La société londonienne n’était pas prête à applaudir une comédie où les héroïnes, l’une tentée par la bigamie, l’autre par le sadisme, mènent les hommes par le bout du nez ! La reine éponyme de Parthénope (future Naples) a trois prétendants : le timide prince de Rhodes, Armindo, le frivole prince de Corinthe, Arsace, entre lesquels son cœur balance, et le belliqueux prince de Cumes, Emilio – le seul vrai mec de l’opéra qui sera éconduit, terrassé à la guerre et humilié. Surgit un mystérieux naufragé, Eurimene, faux prince arménien celui-là, mais vraie furie travestie (Rosmira, princesse de Chypre), jadis courtisée puis délaissée par Arsace qui la reconnaît et dont la flamme renaît aussitôt. Le pauvre ne sait plus à quels seins se vouer, mais Rosmira le condamne au silence et lui inflige les pires tourments, puis dénonce son infidélité à la reine, indignée, qui lui impose un duel avec… Eurimene. Arsace esquive le piège et exige que les combattants s’affrontent torses nus. Rosmira, qui ne peut se dépoitrailler, dévoile sa véritable identité. A l’instar d’Amastre dans Serse, elle accorde son pardon et le couple se reforme alors que Parthénope jette, enfin, son dévolu sur Armindo. La morale est sauve, mais le mal est fait.

Et comme si cela ne suffisait pas, les stars, Senesino et les rival queens Faustina et Cuzzoni, ont abandonné Haendel ! Les Londoniens boudent la nouvelle troupe recrutée en Italie pour sa « Second Academy » quand bien même Partenope affiche des pointures telles qu’Antonio Bernacchi (Arsace) et Anna Maria Strada del Pò (Partenope). S’il faut en croire ses contemporains, à commencer par son maître Pistocchi qui lui aurait asséné « Io t’ho insegnato a cantare e tu vuoi suonare ! », Bernacchi était moins expressif et émouvant que Senesino, mais cet excellent chanteur avait déjà campé avec succès Goffredo dans Rinaldo et suscitait l’admiration de Farinelli. Quant à la Strada, elle s’était fait un nom sur le continent dans des opéras de Vivaldi (La verità in cimento), Leo, Vinci, Porpora et Porta, mais il semble que son plumage ne se rapportait guère à son ramage, ce que les fans de ses rivales ne manquaient bien sûr pas d’épingler.

Si les raisons de son échec sont aujourd’hui obsolètes, l’ouvrage est rarement donné et n’attire pas davantage les firmes de disque. Hormis un témoignage techniquement précaire du Festival de Göttingen (édition 2001, McGegan à la tête d’une distribution relativement insignifiante), seule l’intégrale pionnière de Sigiswald Kuijken est disponible (Deutsche Harmonia Mundi, 1979). Qui pourrait d’ailleurs citer un air connu de Partenope, mis à part le très payant « Furibondo spira il vento », repris par Marilyn Horne, Nathalie Stutzmann ou David Daniels ? La partition, foisonnante et charmeuse en diable, gagne pourtant à être connue et recèle même quelques purs joyaux comme les épanchements, sublimes et d’une bouleversante simplicité, d’Arsace « Ch’Io parta, si crudele ? » et « Ma quai note di mesti lamenti » ou le voluptueux et enveloppant « Voglio amare insin ch’Io moro » de Partenope. Toutefois, pour des raisons similaires à Serse, le passage au disque constitue une vraie gageure. S’il est a priori difficile de savourer l’ambiguïté et les œillades narquoises de cette intrigue fort bien troussée sans bénéficier du jeu des acteurs et de la mise en scène, il incombe néanmoins au chef d’innerver et de fluidifier le discours, de caractériser les climats, variés et subtils, voulus par Händel. Hélas, Christian Curnyn démissionne dès l’ouverture, laborieuse, anémique, interminable. Le reste est trop souvent à l’avenant : accompagnements plan-plan et roides (« Io seguo sol fiero »), marche à pas de loup totalement absurde (sinfonia ouvrant l’acte II), l’ennui menace, le ridicule aussi : «  A battaglia ! A battaglia !  » susurrent en chœur les protagonistes d’une bataille de coussins dans un boudoir… Livrés à eux-mêmes, les artistes font ce qu’ils peuvent pour tisser les fils de la narration, mais on se surprend plus d’une fois à vouloir zapper les récitatifs, d’une aridité mortelle, à l’instar des spectateurs italiens de l’époque qui jouaient aux cartes, prenaient des sorbets ou batifolaient entre les airs.

Bref, cessons de tirer sur l’ambulance – mais puissions-nous ne pas tomber de Charybde en Scylla avec Curtis aux commandes de la prochaine version ! – pour en venir au plateau, de loin plus homogène que celui de Kuijken. Par un étrange hasard du calendrier, nos champions de la duplicité amoureuse, Rosemary Joshua (Partenope) et Lawrence Zazzo (Arsace), ont emprunté à deux reprises le chemin des studios en ce mois de novembre 2004 : à Berlin, pour incarner David et Michal dans le très noir Saül de Jacobs, et à Londres pour ce délicieux marivaudage. La soprano qui nous avait ensorcelé en Sémélé comme en Poppée, n’est pas au mieux de sa forme et se trouve beaucoup plus exposée. Elle adopte un profil bas dans la voltige (frustrant «  L’Amor ed il Destin »), s’économise (« Io te levo l’Impero dell’Armi »), mais le métier, l’art de la musicienne finissent par transcender des limites, espérons-le, passagères (« Qual farfaletta », « Voglio amare insin ch’Io moro »). En tout cas, le glamour des femmes mûres (au grain chaud), sied infiniment mieux à Parthénope que la candeur des pucelles (Kristina Laki, filet de voix cru et acidulé). Le médium est toujours aussi plein et rond, mais Zazzo affiche quelques signes de fatigue, en particulier dans les pages virtuoses (« Furibondo spira il vento » manque de netteté et de fantaisie). Cependant, loin des préciosités de Jacobs, il étoffe le rôle d’Arsace : attachant mais non moins viril dans son désarroi, le favori de ces dames ne semble pas tant volage et pusillanime que réellement vulnérable. Il faut dire aussi que notre époque conçoit mieux la fragilité des hommes sans la juger, moins hypocrite, elle peut également admettre que l’amour ne soit pas toujours un sentiment exclusif… L’androgynie de son métal (fort mat) convient idéalement au travesti Eurimene, mais Hilary Summers n’a pas le tempérament volcanique, la vaillance et les traits fulgurants que requiert sa partie (« Furie son dell’Alma mia »), au contraire de Kurt Streit, un peu à l’étroit dans le costume haendélien et trop uniment sonore pour Emilio. Riche et séduisant, le timbre de Stephen Wallace (Armindo) démontre à l’envi que l’alto pincé et glacial de Robin Blaze a été un peu hâtivement propulsé nouvelle star british des falsettistes. Rien à redire enfin de l’Ormonte râblé et parfaitement en situation d’Andrew Foster-Williams.

N’était la direction lymphatique et précautionneuse de Curnyn, cette intégrale supplanterait aisément celle de Kuijken. Faut-il l’acheter ? Si vous êtes haendélien, si vous aimez le belcanto, posez la question, c’est y répondre…

  


Bernard SCHREUDERS




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