LES CONTES D'HOFFMANN

un dossier proposé par Christian Peter

 
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Un opéra à géométrie variable

(Les Contes d'Hoffmann, production de l'Opéra de Paris
mise en scène de Robert Carsen)

Les Contes d'Hoffmann : un opéra à géométrie variable

Lorsqu'on assiste à deux productions différentes des Contes d'Hoffmann ou qu'on en écoute plusieurs enregistrements, on n'entend jamais tout à fait la même musique. Cela est dû en premier lieu aux nombreux problèmes que le compositeur a rencontrés durant la genèse de son oeuvre et qui l'ont contraint à la modifier à plusieurs reprises, et, bien évidemment, à sa mort prématurée durant les répétitions, alors qu'il apportait jour après jour d'ultimes retouches à sa partition.

L'opéra a été tant de fois remanié, par Offenbach lui-même, puis après sa disparition par divers musiciens, qu'il n'est guère aisé pour le mélomane de s'y retrouver parmi les nombreuses versions proposées.

Pour tenter de démêler cet écheveau, faisons le point sur les principales éditions en signalant les variantes les plus significatives (dans ce commentaire on utilisera l'appellation Opéra en cinq actes" plutôt qu'"Opéra en trois actes, un prologue et un épilogue").

Les sources

En 1851 Jules Barbier et Michel Carré font jouer au théâtre de l'Odéon un drame intitulé Les Contes d'Hoffmann dont l'action se situe en Allemagne, dans la taverne de Maître Luther (premier et cinquième acte). Le héros y raconte trois histoires fantastiques qui occupent les actes intermédiaires. Elles sont librement inspirées de trois contes d'E.T.A. Hoffmann (1776-1822) : L'Homme au sable (1816), Le Conseiller Krespel ou Le Violon de Crémone (1818), et Les Aventures de la nuit de la Saint-Sylvestre (1814). Pour assurer à l'ensemble davantage de cohésion les auteurs ont fait d'Hoffmann lui-même le protagoniste de ces récits et l'ont flanqué d'un compagnon fidèle, Nicklausse, personnage ambigu qui n'est autre que la Muse de la Poésie travestie en étudiant. Dans chaque histoire, interviennent une femme aimée et un être maléfique, incarnation du diable, qui s'ingénie à briser les espoirs amoureux du héros.
Toute l'action se déroule pendant une représentation du Don Giovanni de Mozart qui se donne dans un théâtre voisin, comme dans un autre conte d'Hoffmann : Don Juan.
Les deux dramaturges avaient une connaissance approfondie de l'écrivain allemand, dont les Contes jouissaient en France d'un vif succès, de nombreux détails de leur pièce en témoignent. Hoffmann a vraiment fréquenté un établissement à Berlin, la taverne Lutter et Wegner, où se retrouvaient écrivains et musiciens, et y racontait volontiers entre deux verres des histoires fantastiques. Le Dr Miracle et Nathanaël, ainsi que certains personnages cités dans le livret tels Anselmus ou Kleinzach*, sont également issus d'oeuvres d'Hoffmann. 

D'autre part, Schlemil est le héros d'une nouvelle d'Adalbert von Chamisso : L'étrange histoire de Peter Schlemil. Cet écrivain, ami d'Hoffmann, est bien connu des mélomanes puisqu'il est également l'auteur des vers de L'amour et la vie d'une femme mis en musique par Schumann. Enfin, il est probable que le double personnage La Muse/Nicklausse soit inspiré des Nuits d'Alfred de Musset. 

Offenbach, qui connaissait la pièce, décide quelques années plus tard de la mettre en musique et s'assure, dès 1873, la collaboration de Jules Barbier (Michel Carré étant décédé) pour qu'il réalise le livret.

*Voir à ce sujet le chapitre Les véritables Contes d'Hoffmann dans le même dossier.

Une genèse difficile

Dans un premier temps, l'ouvrage est destiné à l'Opéra-Comique : comme le veut la tradition de cette salle, il devra comporter des dialogues parlés auxquels Offenbach envisage déjà de substituer des récitatifs en vue de futures représentations à Vienne et ailleurs. Le rôle-titre est écrit pour le baryton Jacques Bouhy, créateur d'Escamillo, les quatre personnages féminins pour un soprano lirico-spinto, et La Muse/ Nicklausse pour un contralto.

Un changement de direction oblige le compositeur à confier la création des Contes au Théâtre Lyrique, puis à la Gaîté qui finalement ferme ses portes pour cause de faillite en 1878 .
Sans se laisser abattre, Offenbach poursuit son travail et organise en 1879, à son domicile, un concert de présentation auquel assistent notamment Carvalho, nouveau directeur de l'Opéra-Comique et le directeur du Ringtheater de Vienne qui acceptent tous deux de créer la partition.

Cependant, Carvalho exige des remaniements non négligeables : le rôle d'Hoffmann échoira à un ténor, Alexandre Talazac qui venait de triompher dans Roméo et Juliette de Gounod ; le quadruple rôle féminin à un soprano colorature aux moyens exceptionnels, Adèle Isaac et la Muse/ Nicklausse à un soprano léger, la jeune Marguerite Ulgade, âgée d'à peine dix-huit ans. Offenbach obtempère : il transpose, rectifie et récrit de nombreuses pages.
En septembre 1880, l'oeuvre entre en répétition et subit encore quelques changements.
Soudain, dans la nuit du 4 au 5 octobre, le compositeur s'éteint.


(Adèle Isaac et Alexandre Talazac : Olympia et Hoffmann)

Les vicissitudes d'une création 

Son fils confie alors à Ernest Guiraud le soin d'effectuer les ultimes retouches. Plusieurs coupures sont effectuées, le rôle de la Muse, notamment, en fait les frais. Malgré cela, Carvalho, jugeant le spectacle trop long après la générale, décide de supprimer purement et simplement l'acte de Giulietta au grand dam des interprètes et de Jules Barbier. Quelques pages en seront conservées, notamment la barcarolle, et insérées dans les autres actes.

Enfin, la création a eu lieu le 10 février 1881 avec un succès retentissant comme le rêvait Offenbach. En décembre de la même année, l'ouvrage est donné à Vienne sous la forme d'un grand opéra. Pour l'occasion, Guiraud s'est chargé des récitatifs et de certains remaniements, en particulier dans l'acte de Venise, entièrement refait et réintroduit à la suite de celui d'Olympia. Dès la seconde soirée, le théâtre est dévasté par un incendie et tout le matériel d'orchestre est perdu. Six ans plus tard un autre incendie ravage la salle Favart détruisant la partition de la création. Une malédiction semble peser sur Les Contes d'Hoffmann sans freiner pour autant son succès grandissant sur les scènes internationales.


(l'Opéra-Comique avant l'incendie de 1887, tel que l'a connu Offenbach)

L'édition Choudens

En 1904, Raoul Gunsbourg, directeur de l'Opéra de Monte-Carlo, décide de monter l'oeuvre et de la réviser à son tour : il s'attache surtout à l'acte de Venise pour lequel il compose le fameux septuor avec choeurs, et en confie l'orchestration à André Bloch. 
Pour la création berlinoise de 1905, les deux hommes proposent un nouvel air pour Dapertutto, "Scintille diamant", dont la musique est tirée de l'ouverture du Voyage dans la lune d'Offenbach, tandis que son air d'origine "Tourne, tourne miroir" est confié à Coppelius avec de nouvelles paroles : "J'ai des yeux".

Les personnages de La Muse et de Nicklausse sont séparés : la première est réduite à un rôle parlé, comme à Paris, et le second confié à un mezzo (par la suite, certains théâtres préfèreront un baryton !), quant à l'acte de Venise, il reste en position centrale : des options peu défendables dramatiquement. Les récitatifs de Guiraud, enfin, sont maintenus.

Choudens publie cette version en 1907 : c'est en fait la cinquième mouture qui paraît chez cet éditeur et la plus éloignée du projet initial. Elle s'impose pourtant durablement. Dès 1911, elle est donnée à l'Opéra-Comique et s'y maintient jusqu'en 1971. Représentée partout dans le monde, elle sert également de base à la plupart des gravures discographiques jusqu'au début des années 70. La France y demeure particulièrement attachée puisque le Festival d'Orange la propose encore en 1999 au mépris des travaux musicologiques parus entre-temps.

La version Bonynge

Lorsqu'il décide d'enregistrer l'ouvrage en 1972, le chef d'orchestre Richard Bonynge tente un timide retour vers "l'original", avec les moyens dont il dispose . Entre autres rectifications, il supprime les récitatifs de Guiraud au profit des dialogues parlés. Il transforme le septuor apocryphe en quatuor et le déplace au dernier acte, ce qui permet à Stella de chanter et, surtout, il rétablit la double identité de La Muse/Nicklausse conformément au voeu du compositeur et de son librettiste. Enfin, il réorganise l'acte de Venise afin de lui donner une plus grande cohérence dramatique. Pour cela, il se réfère à la pièce de Barbier et Carré dans laquelle Giulietta meurt empoisonnée (contrairement au conte dont elle s'inspire). Pour le reste, il demeure globalement fidèle à Choudens y compris dans la succession des actes.

L'édition Oeser

S'appuyant sur les quelques mille deux cents pages de manuscrit autographe retrouvées en 1970 par le chef d'orchestre Antonio de Almeida, le musicologue Fritz Oeser publie une édition critique extrêmement dense qui fait grand bruit. L'analyse de cette partition constituerait à elle seule un dossier complet, aussi nous bornerons-nous à citer les transformations les plus importantes. Signalons d'emblée qu'un grand nombre de pages ont été réorchestrées et les récitatifs maintenus, que la double identité de La Muse/Nicklausse est préservée et que l'acte de Venise retrouve enfin sa place, en troisième position.
-Au premier acte, les couplets de La Muse: "La vérité, dit-on, sortit d'un puits" sont restaurés.
-Au deuxième, l'air de Nicklausse "Une poupée aux yeux d'émail" est remplacé par "Voyez-la sous son éventail", composé en 1879 par Offenbach pour une voix de mezzo et orchestré par Oeser. Enfin, l'air de Coppélius "J'ai des yeux" fait place au trio originel.
-Au troisième, la belle romance de Nicklausse "Vois sous l'archet frémissant" est rétablie et orchestrée.
-Le quatrième comporte le plus grand nombre de remaniements : Dapertutto retrouve son air initial "Tourne, tourne, miroir" (dont la musique, rappelons-le, est celle de "J'ai des yeux"), tandis que "Scintille diamant" et le septuor sont supprimés. D'autre part, au prétexte qu'Offenbach a utilisé dans cet acte des pages empruntées à Die Rheinnixen (la barcarolle et les couplets bachiques d'Hoffmann), Oeser puise allègrement dans cet opéra pour compléter la partition. Giulietta y gagne un air, on y trouve également un quatuor avec choeurs au milieu d'autres emprunts fort nombreux. Ainsi refondu, l'acte devient démesurément long et perd en intensité dramatique autant qu'en cohésion musicale.
-Au cinquième, l'apothéose finale "Des cendres de ton coeur" , est une véritable révélation. Cette page magnifique conclut l'oeuvre d'une façon grandiose et somptueuse à mille lieues de la reprise du choeur bachique des étudiants qui apparaît ici bien triviale.
Cette partition, représentée à Vienne en 1976, n'a pas totalement convaincu. Dans les années qui ont suivi, c'est une version mixte Choudens/Oeser que l'on a donnée, ne retenant que les pages les plus remarquables de la seconde. Ce fut notamment le cas à Salzbourg en 1980 et 1981 pour le centenaire de la création et plus récemment dans la production de Carsen que l'on peut voir à l'Opéra Bastille.

L'édition Kaye

Le feuilleton se poursuit avec la découverte en 1984 d'une quarantaine de manuscrits originaux dans une propriété ayant appartenu à Gunsbourg. Ces documents comportent entre autres pages inédites divers fragments du quatre - dont l'air de Giulietta - ce qui rend irrémédiablement caducs les travaux d'Oeser, pour cet acte du moins. Un autre musicologue, Michael Kaye, entreprend à son tour une édition critique. Celle-ci propose le choix entre les dialogues parlés et les récitatifs de Guiraud. Dans les trois premiers actes et le cinquième, les différences avec l'édition Oeser, somme toute minimes, portent essentiellement sur le choix des partitions, là où Offenbach en a composé plusieurs pour la même scène. Au deux, par exemple, on remarque le rétablissement d' "Une poupée aux yeux d'émail" pour Nicklausse. Au quatre, les emprunts aux Rheinnixen disparaissent au profit des passages retrouvés, en particulier l'air de Giulietta "L'amour lui dit : la belle"dont il n'existe pas moins de trois versions différentes de la plume même d'Offenbach. Il s'agit d'un air brillant dont les ornementations confirment bien que les rôles féminins étaient dévolus à une seule et même cantatrice qui chante également Olympia.

L'édition Keck*

En 1993, ultime péripétie,144 mesures du final de l'acte de Venise réapparaissent. Elles seront incluses dans la nouvelle édition des Contes d'Hoffmann établie sous la houlette de Jean-Christophe Keck qui comportera en outre toute la musique existante de l'ouvrage, avec la totalité des variantes, y compris les pages écartées par le compositeur dont celles qui n'existent que dans leur version chant/piano pour lesquelles le musicologue, fort de sa connaissance approfondie de l'oeuvre d'Offenbach, propose également une orchestration de sa main.

En attendant cette publication, Keck a concocté une partition que Marc Minkowski a créée à Lausanne le 21 février 2003 avec un succès retentissant : les principales nouveautés concernent les actes quatre et cinq. Signalons cependant la présence des couplets de la Muse au premier acte, et pour Nicklausse un morceau inédit au deux qui précède "Voyez-la sous son éventail " - judicieusement maintenu tout comme sa romance du trois "Vois sous l'archet frémissant ". 

Au quatre, Keck choisit de faire chanter à Dapertutto un air magnifique "Répands tes feux dans l'air", composé par Offenbach en 1880 et introduit le fameux final retrouvé. Il ne retient pas la chanson de Giulietta "L'amour lui dit : la belle". En revanche il propose un dénouement plus tragique qu'à l'accoutumée : Hoffmann, poussé par le Démon, tue sans le vouloir la courtisane. Ainsi remanié, cet acte gagne en intensité dramatique, il se révèle d'une cohérence exemplaire aux antipodes de la trame fade et absconse de l'édition Choudens.

Au cinq, il intègre un duo entre Hoffmann et Stella reconstitué d'après des esquisses du compositeur et préserve naturellement l'apothéose. Le résultat apparaît on ne peut plus convaincant et équilibré, tant sur le plan musical que théâtral, et ne souffre d'aucune faiblesse ni longueur comme souvent dans d'autres éditions postérieure à Choudens.

*Lire à ce propos l'interview de Jean-Christophe Keck dans ce dossier.

Conclusions

On l'aura compris, on ne saurait imaginer une édition définitive conforme aux souhaits d'Offenbach, non à cause de l'absence de fragments musicaux, mais au contraire parce qu'ils sont pléthoriques. On ne connaîtra jamais d'ailleurs le visage qu'aurait eu cet opéra si le musicien avait vécu plus longtemps, lui qui avait coutume de composer jusqu'au dernier moment, et même parfois d'apporter d'ultimes modifications au cours des premières représentations. En outre, nombre de remaniements auxquels il s'est livré ont été dictés par des contingences extérieures à sa volonté : changements de distribution ou exigences du directeur de théâtre. C'est pourquoi l'appellation "version définitive" appliquée parfois aux passages donnés lors de la première apparaît quelque peu abusive, et il est permis de leur préférer dans certains cas une version antérieure : par exemple, les couplets de Nicklausse "Voyez-la sous son éventail" sont d'une inspiration plus élevée que l'ariette "Une poupée aux yeux d'émail" dévolue à la créatrice. 

Avec le matériel dont on dispose aujourd'hui, il reste pour chaque production à opérer des choix pertinents et adaptés aux interprètes pressentis ainsi que l'a fait Jean-Christophe Keck à Lausanne. On pourra opter pour la version opéra avec les récitatifs de Guiraud qui sont loin d'être indignes ou la version opéra-comique avec les dialogues parlés, pour peu que l'on dispose de chanteurs capables de les dire.

Le plus important est de préserver les aspects fondamentaux de l'oeuvre :

- En premier lieu la double identité de La Muse/Nicklausse, composante essentielle du livret, que justifie pleinement l'ironie des interventions du jeune étudiant face aux emportements amoureux d'Hoffmann. Ce protagoniste se retrouve ainsi au premier plan à égalité avec les trois autres. c'est pourquoi il serait également regrettable d'éliminer son air du troisième acte "Vois sous l'archet frémissant" , musicalement splendide de surcroît.

- En second lieu, l'ordre initial des récits qui nous présentent Hoffmann à trois moments clés de sa vie : un adolescent naïf qui s'enflamme pour une poupée, puis un jeune homme sensible et ardent, tout à la passion de son premier amour, et, enfin, un homme mûr désabusé qui fréquente les courtisanes, s'adonne au jeu et sombre dans l'alcool, préfigurant le personnage des premier et cinquième actes. 

Par ailleurs, s'il n'est pas aisé de distribuer les quatre rôles féminins à une même chanteuse, ce qui constitue pourtant la solution idéale, il apparaît discutable de confier à des interprètes différents les personnages diaboliques.

Le reste, on l'a dit, est une affaire de choix entre les nombreuses possibilités offertes par les différents manuscrits.

En fin de compte, l'aspect protéiforme de cet opéra ne fait qu'ajouter à la fascination irrésistible qu'il ne laisse d'exercer.
 
 

Christian Peter
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