Enfin voilà un album solo d’un contre-ténor, l’un des tout premiers actuellement, qui a été d’innombrables projets avec à peu près tout le monde, de Rousset à Daucé, de Haïm à Guillon, dont on a salué ici la participation au Theodora dirigé par Emelyanychev ou au Mitridate par Minkowski, mais qui propose ici un objet discographique conçu par lui. En parfaite complicité avec Le Consort, Justin Taylor et Théotime Langlois de Swarte.
Ce disque essaie de retrouver l’esprit (il y parvient) d’un concert éphémère donné à Royaumont pendant la pandémie, mais dont par chance demeure une vidéo (voir ci-dessous).
Le sous-titre le dit, c’est une « Purcell Academy », le climat en est parfois rêveur, éthéré, mélancolique, mais Paul-Antoine Bénos-Djian lui apporte sa touche particulière, ne serait-ce que par son timbre très original, riche, chaud, rayonnant, et par l’énergie qu’il apporte à des pièces, qui pour la plupart sont écrites pour une voix d’alto posée sur une basse continue très volontaire et solide.

Revivre
Il s’agit aussi de restituer l’atmosphère de la Restauration anglaise, de cette période de soulagement après le tunnel de la révolution cromwellienne. D’où le sentiment de gratitude, de bonheur, que donne le premier air, « By Beauteous Softness », dédié à la reine Mary pour son anniversaire, et la légèreté du deuxième, « Strike the viol », d’une allégresse lumineuse et sur un rythme dansant, avec deux flûtes pimpantes et un théorbe : Bénos-Djian y multiplie les guirlandes, le mot coloratures serait peut-être prématuré, mais c’est bien l’esprit, avant que les violons n’entrent en jeu (le texte en est d’ailleurs de Nahum Tate qui sera en 1690 le librettiste de Didon et Enée).
Rappelons que Purcell, né en 1659, passe son enfance et son adolescence, dans une Angleterre qui respire enfin après les vingt années de guerre civile, de puritanisme, consécutives à la décapitation de Charles 1er, vingt années de fermeture de tous les lieux de spectacle et de divertissement, une épouvantable révolution culturelle. La génération de Purcell aura pour tâche de faire revivre la musique anglaise, ce qu’ont commencé à faire Pelham Humphrey, Henry Cooke et surtout son maître John Blow, né dix ans avant lui.

De Blow justement, l’hymne « Begin the Song ! » composé pour la Ste Cécile 1684 (une fête instituée par la Musical Society of London dans une société anglicane qui considérait les saintes du calendrier comme des reliques de l’idolâtrie païenne) sonne festif, tout comme le « Sound the Trumpet » de Purcell (où intervient un deuxième contre-ténor, Paul Figuier), ou le jubilant « Peace the song » de William Croft (avec le baryton Jean-Christophe Lanièce) mais il faut bien le dire la plupart des plages mélancolisent à qui mieux mieux.
Ainsi le mystérieux Mr Barrett dans son très éploré (et sublime) « How wretched is our fate » ou Croft dans son « Tell her i’m wounded » et le Consort soupire à l’unisson (c’est avec les amours malheureuses qu’on fait la meilleure musique, c’est bien connu).
Registre grave
Élégiaque aussi l’air « O Ravishing Delight » de John Eccles, introduit par un bel adagio de William Croft, dont le Consort, avec le théorbe de Léa Masson, souligne la gravité : cette mélodie met en valeur la longueur de la voix de Paul-Antoine Bénos-Djian, dont l’aisance dans le registre élevé n’obère pas un registre grave dense et chaleureux.
Cet air est intéressant d’ailleurs à replacer dans son contexte : il est issu d’un opéra composé par John Eccles pour un concours organisé par un groupe d’aristocrates, dont Lord Halifax, pour promouvoir en Angleterre le genre opéra, et faire vaciller le semi-opera, alors hégémonique. Eccles arriva deuxième de la compétition, qui vit la victoire de John Weldon, le troisième étant Daniel Purcell (frère d’Henry) et le quatrième Gottfried Finger. Tous concourant sur le même livret de William Congreve racontant le jugement de Pâris.

Le génie de Purcell éclate partout, même dans des pièces de commande, ainsi dans « Be welcome then, great Sir », une flagornerie, une manière de chant de louanges à Charles II, qui avait échappé à une conspiration en 1683. La mélodie avance sur une basse obstinée, d’ailleurs ravissante (orgue, théorbe et violoncelle en pizzicati) soulignant la solidité de la monarchie, mais elle a la fantaisie de bifurquer vers des variations inattendues, puis de s’achever sur une ritournelle aux cordes délicieuse.
La même année, Purcell reproduit le même schéma dans « Here the Delties approve », extrait de sa première Ode à Ste Cécile. Là encore, la basse obstinée porte bien son nom, elle avance, avance toujours, laissant à la voix d’alto le loisir de broder sur elle, avant que les violons à leur tour n’inventent quelques figures à la fois aimables et un peu mélancoliques.
Le goût des larmes
Le penchant pour la mélancolie, ou la délectation morose, ou la déploration larmoyante, reste une constante de Purcell, ou tout au moins du répertoire qu’il dédie à sa chère voix d’alto, et « The Plaint », c’est-à-dire « O let me weep », qu’à partir de 1698 on inséra dans The Fairy Queen, témoigne d’un plaisir des larmes romantique avant l’heure. On attribue d’ailleurs parfois ce lamento à Daniel Purcell imitant la manière de son frère. Paul-Antoine Bénos-Djian en donne, accompagné d’abord par la viole de gambe puis par le violoncelle, une lecture très extatique qui par contraste ne donne que plus de force à la bouffée de désespoir (« I shall never see him more ») précédant la péroraison.
Intéressant d’aller chercher un vieux trente-trois tours écouté jadis cent fois et de tenter une comparaison avec Alfred Deller, inoubliable pionnier de ce répertoire et de la voix de contre-ténor : Deller reste toujours dans le registre du séraphique, alors que Paul-Antoine Bénos-Djian est plus expressionniste, anime davantage les tempi, n’hésite pas à dramatiser, est plus charnu ou charnel.

Le groove
La même impression et la même différence d’approche perdurent dans le fameux Music for a while, Paul-Antoine Bénos-Djian privilégiant, de concert avec la viole de gambe très volontaire de Louise Pierrard, le groove, cette énergie profonde ; cela marche constamment d’un pas décidé et Bénos-Djian n’hésite pas dans la partie centrale à donner beaucoup de voix, puis au retour de la partie A à ornementer avec finesse, de grâce et de virtuosité dentellière.
Et si le « O solitude » de Deller semble désemparé, presque épuisé, au bord au murmure, puis du diaphane et du silence, sur une viole de gambe et un orgue (celui de William Christie) eux aussi crépusculaires, la solitude de Paul-Antoine Bénos-Djian est tout autre : voluptueuse, exquise, désirée… La voix se délecte de sa beauté, du galbe de ses notes hautes, de sa souplesse ; c’est une solitude qui cultiverait des images sensuelles, une solitude caressante, amoureuse, envoûtante, un choix vraiment sweet… C’est extrêmement beau (mais Deller aussi évidemment, dans un sentiment tout différent).
L’Orphée anglais
John Blow, qui avait formé Purcell, eut le chagrin de le voir mourir à 36 ans. Il lui dédia une ode funèbre, « So ceas’d the rival crew », dont les paroles (de Dryden) méritent d’être citées :
« Ainsi cessèrent les rivalités, quand arriva Purcell :
Personne ne chanta plus, ou seulement à sa gloire ;
Frappés de mutisme, tous admiraient l’homme sans égal.
Hélas, il nous quitta trop tôt, comme il commença trop tard ».
L’élégance de Bénos-Djian dans cette pièce magnifique est égale à celle de Blow, qui compose ce chant d’hommage dans le style de Purcell, avec beaucoup d’ornements, et une gravité qui ne s’interdit nullement la volupté sonore (ni des grâces madrigalesques).
Ce superbe récital prend fin avec les célèbres (et anonymes) Three Ravens, et là encore Bénos-Djian fait entendre de troublantes couleurs vocales et son art de faire respirer et vivre ces musiques.