Boudé lors de sa création en 1750, Theodora n’était-il pas voué à l’échec ? L’audience protestante demeurait par trop attachée aux oratorios tirés de l’Ancient Testament, qui avaient « su capturer l’air du temps » (Stanley Stadie), pour s’intéresser à la persécution de deux jeunes illuminés sous le règne de Dioclétien. « Theodora est sans doute, à certains égards, la moins anglaise des œuvres tardives de Haendel, constate Jonathan Keats ; mais à tous égards, c’est une œuvre d’une indiscutable sublimité. » La formule pourra sembler affectée, grandiloquente ; pourtant, c’est bien l’épithète « sublime » qui nous vient immédiatement à l’esprit lorsqu’il s’agit de qualifier les premiers adieux de Theodora et Didymus (« To thee, thou glorious son of warth »), l’irrésistible retour de la lumière évoqué par Irene (« As with rosy steps the morn ») ou encore le poignant chœur final du II (« He saw the lovely youth »), dont le compositeur était si fier. En vérité, si l’ensemble du deuxième acte frise la perfection, les joyaux éclosent au gré d’une partition richement contrastée, de radieuses professions de foi jouxtant des pages enténébrées et des suppliques déchirantes.
Certes, le Saxon se livre à des emprunts substantiels, fidèle à son habitude et aux pratiques contemporaines, mais reconnaissons également qu’il n’a pas son pareil pour développer, voire transcender les idées de ses pairs (Clari, Lotti, Steffani et Muffat) au service du drame et des passions, fussent-elles destructrices. Sa tragédie la plus intime est peut-être aussi celle qui peut plus que toute autre nous toucher jusques au tréfonds de nous-même, pour peu que ses interprètes se laissent toucher les premiers et soient littéralement habités par leur rôle, car, comme le relève Piotr Kaminski, elle « n’autorise aucune faiblesse, ne souffre aucune limite expressive, exigeant des réserves inépuisables d’émotions ».
D’abord immortalisée en DVD, la légendaire production de Glyndebourne (Sellars/Christie, 1996) fit l’objet d’une parution tardive en CD, sous le label du festival, live particulièrement soigné qui éclipsa sans coup férir les enregistrements passés et à venir, y compris celui réalisé en 2000 par les Arts Florissants. Il faut préciser que du casting idoine réuni quatre ans plus tôt ne subsistait plus alors que le Septimius de Richard Croft. Depuis la gravure pionnière publiée par Vanguard en 1973 (dir. Johannes Somary), les déceptions se sont accumulées au fil des intégrales (Harnoncourt, McGegan, Mc Creesh, Neumann…), du fait des chanteurs, mais souvent aussi de par le manque de vision du chef. D’entrée de jeu, une ouverture traversée de tensions et tracée au scalpel donne à penser que Maxim Emelyanychev va déployer la sienne et ne laissera rien au hasard.
Lisette Oropesa © Steven Harris
Même s’il aurait pu, à l’instar d’autres formations, étoffer son pupitre des vents (une autre paire de hautbois eut été la bienvenue et surtout le second basson requis pour les adieux de Theodora et Didymus au II), Il Pomo d’Oro affiche des couleurs somptueuses et n’a peut-être jamais sonné aussi bien. La délicatesse des textures et des éclairages, notamment dans ces magnifiques tableaux entre chien et loup où le pinceau de Haendel excelle (écoutez la symphonies avec flûtes, II, 2), la subtilité des respirations et du rubato surprendront probablement sous la conduite de l’impétueux jeune chef. Néanmoins, nous retrouvons la griffe d’Emelyanychev dans chaque tempo comme dans la vigueur des accents qu’il peut imprimer au discours. Son naturel impétueux revient même furtivement au galop, imposant une fébrilité sans doute un brin excessive au « Sweet rose and Lily » de Didymus. Toutefois, les traits nerveux des cordes traduisent également mieux que le chanteur lui-même l’effroi de Septimius devant la folie des Chrétiens qui risquent leur vie en défiant Valens (« Dread the fruits of the Christian folly »).
Cette nouvelle version, avec laquelle il faudra désormais compter, a vu le jour à l’automne 2021, dans l’Alfried Krupp Saal d’Essen, mais à l’issue d’une tournée internationale dont l’étape parisienne nous avait laissé une impression mitigée. Certaines faiblesses individuelles observées en concert – ici un défaut de flexibilité (Didymus), là de concentration (Septimius) – ont disparu et l’interprétation a vraisemblablement mûri entretemps ; la prise de son assure également une balance idéale entre l’orchestre et les solistes, sans flatter outrageusement ces derniers ; enfin, s’il nous prive du charisme des artistes et de l’effervescence du direct, par contre – le lecteur nous pardonnera de rappeler ce qui s’apparente peut-être pour lui à une évidence –, le disque se révèle propice à une écoute plus attentive, plus immersive et qui en même temps stimule davantage notre imagination.
« Tout oppose une Irene flamboyante et sophistiquée à une Theodora sobre, pudique et pourtant lumineuse à sa façon », écrivions-nous dans la foulée de la représentation donnée au TCE le 22 novembre 2021. Le propos s’applique à cet enregistrement, à quelques nuances près. La Theodora de Lisette Oropesa frappe toujours par son intériorité, exempte de coquetterie, par la justesse de son engagement et ce dès son premier numéro (« Fond, flatt’ring world, adieu ») : une inflexion ou plutôt une lueur indéfinissable pare l’ultime « adieu » de la jeune femme, étrangère à ce monde, et son désarroi nous donne la chair de poule. Son chant s’éploie sans apprêt, mais non sans raffinements, distillés avec parcimonie. Est-ce l’effet de loupe des micros ? Nous n’avions pas relevé en concert cette émission parfois assombrie comme pour mieux plier l’instrument à un emploi plus central que sa tessiture ou encore pour souligner la gravité de cette figure tragique.
L’incarnation de Lorraine Hunt-Lieberson, Irene à Glyndebourne en 1996, rayonnante, immense et belle à en pleurer, nous a étreint si profondément qu’elle nous hante encore aujourd’hui. Il faudrait être bien sot et présomptueux pour taxer d’insincérité Joyce DiDonato au prétexte qu’elle manque parfois de simplicité et dispense les sortilèges d’une magicienne (les clairs-obscurs savamment travaillés dont elle agrémente « As with rosy steps the morn »). D’une part, son Irene a de l’autorité à revendre et ne peut que galvaniser les Chrétiens (« Bane of virtue »), captivés par ce verbe incantatoire qui éclaire le sens du moindre récitatif. D’autre part, si sa longue cadence a cappella après la section B de « Lord, to thee, each night and day » heurte notre goût (au disque comme au concert), le mezzo sait quand il lui faut dépouiller sa manière : dépourvu de broderies, « Defend her, Heav’n » ne déroule que les traits nés de la plume de Haendel, mais ils s’insinuent au creux de l’oreille et ensorcèlent l’auditeur. Subjugué, il oubliera ses préventions éventuelles pour ne retenir que la liquidité des sons et la splendeur des moirures. A défaut d’être bouleversé, ne boudons pas notre plaisir et admirons une diva au sommet de son art.
Paul-Antoine Bénos-Djian © Édouard Brane
Paul-Antoine Bénos-Djian n’a pas à rougir de la confrontation avec d’illustres devanciers : son Didymus se hisse au même niveau d’accomplissement que ceux de David Daniels et Bejun Mehta. Mais là où ses aînés rivalisaient de séduction et de tendresse, en se focalisant sur la dimension amoureuse du personnage, les accents virils et la puissance du jeune contre-ténor, à la voix superbement ancrée dans le corps, exaltent le courage et la combattivité du « pieux et généreux » Romain qui intercède en faveur des Chrétiens et se fait rudoyer par Valens. Nous n’avions jamais entendu un interprète s’emparer du rôle avec une telle ardeur, entière, sinon viscérale – quelle âpreté dans sa douleur lorsque Theodora lui demande de lui ôter la vie ! (II, 5, « Forbid it, Heav’n ! ») –, qui n’exclut nullement l’expression de la douceur (« Kind Heav’n, if virtue be thy care »). Les duos de Theodora et Didymus, le premier en particulier (« To thee, thou glorious son of warth »), à la fois sombre et charnel, tutoient les sommets. La conjonction de ces deux talents suffirait à justifier l’entreprise et la note qui lui est attribuée.
Il s’en faudrait de peu – un supplément d’empathie à l’endroit de Didymus – pour que le Septimius de Michael Spyres comble toutes nos attentes. Car, sur le plan vocal, il nous régale. Conçu pour Thomas Lowe, la meilleure voix de ténor que Burney ait jamais entendue, le rôle hérite d’un titulaire de luxe : la densité, le métal éclatant d’un Croft, l’élégance d’un Mark Ainsley, alliage inespéré de qualités souvent dissociées. What else ? Voluptueusement addictif, « Descend, kind pity, heav’nly guest » risque de passer en boucle sur quelques platines. Le Valens de John Chest, au grain sans doute un peu trop clair, plastronne à l’envi et offre même un léger surcroît de férocité par rapport à sa prestation parisienne. Inconnu au bataillon jusqu’à cette Theodora, Il Pomo d’Oro Choir ne démérite pas et constitue même un atout majeur de cette version. En fait, les mélomanes reconnaîtront, parmi les différents pupitres de cette formation transalpine probablement créée pour la circonstance, les noms de musiciens aguerris et actifs notamment au sein d’ensembles spécialisés dans l’interprétation du madrigal (entre autres le soprano Francesca Cassinari, l’alto Elena Carzaniga, la basse Matteo Bellotto ou encore le ténor Giuseppe Maletto qui assure aussi la direction). Un autre élan innerve les interventions des Romains, décevantes au TCE, mais ce sont celles des Chrétiens qui retiennent surtout l’attention en rendant pleinement justice aux effusions parmi les plus poétiques que Haendel ait jamais destinées à un chœur.