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L’Opéra doit-il être politiquement correct ?

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Actualité
18 octobre 2021
L’Opéra doit-il être politiquement correct ?

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Une intervention de Bernard Foccroulle
dans le cadre d’un webinar organisé par Opera America en septembre 2020


Octobre 2016 : des activistes juifs sont allongés sur le sol devant le Metropolitan Opera, en protestation contre The Death of Klinghoffer de John Adams, opéra qu’ils accusent d’antisémitisme.

2014 : à Londres et à Paris, des activistes africains manifestent contre Exhibit B, une installation théâtrale par Brett Bailey, inspirée des génocides commis à l’aube du siècle dernier par les Européens en Afrique. Artiste sud- africain, metteur en scène blanc engagé dans la lutte contre l’apartheid, Bailey est accusé d’appropriation culturelle et d’avoir humilié les acteurs africains impliqués dans son projet. Quelques années auparavant, cette même production avait pourtant été bien reçue par les militants antiracistes lors de représentations en Avignon, à Bruxelles et dans d’autres villes.

Aujourd’hui, aux États-Unis, de plus en plus de directeurs d’opéra hésitent à programmer Madama Butterfly à cause de ses relents colonialistes, ou Turandot à cause des personnages chinois stéréotypés de Ping, Pang et Pong. Cette question du politiquement correct à l’opéra ne s’était encore presque jamais posée au siècle dernier. Que s’est-il passé depuis ? Je vois deux grandes explications :
– Au 20e siècle, l’opéra était principalement considéré comme un simple divertissement. Les gens s’y rendaient pour les voix, l’orchestre, les décors et les costumes, mais se souciaient peu du message véhiculé, de son contenu dramaturgique.
– Le mouvement #MeToo ainsi que l’antiracisme et le décolonialisme prennent de plus en plus d’ampleur et gagnent en efficacité. Les activistes sont de plus en plus attentifs au contenu des films, des livres, des expositions, et de productions de théâtre et d’opéra.

Je porte un regard positif sur ces évolutions ; l’opéra a tout à gagner à ce qu’on le considère comme autre chose qu’un simple divertissement. J’ai par ailleurs de la sympathie pour ces mouvements qui sont nécessaires au progrès et favorisent l’émergence d’un monde plus humain. Mais il faut être sensible à certaines conséquences : qu’en est-il de la liberté d’expression si une poignée d’activistes radicaux peuvent empêcher la représentation d’une production ? Quel sera l’avenir de notre héritage artistique si celui-ci ne correspond plus aux critères des citoyens contemporains ?

Ces questions sont plus complexes qu’on pourrait le croire, et je propose de commencer ma réflexion par un peu d’histoire de l’opéra.

Un désintérêt persistant pour la dramaturgie

Au cours du 20e siècle, l’opéra est progressivement devenu une forme d’art du passé : les nouvelles créations se sont faites de plus en plus rares et le grand répertoire du 19e siècle a pris le dessus. L’intérêt pour le texte, la dramaturgie et la mise en scène resta marginal, les mélomanes se souciant peu de la signification d’un opéra, ils demeurèrent probablement peu conscients de la portée idéologique de nombreuses œuvres.

Il n’est pas anodin que le dessinateur Hergé ait choisit l’air de Marguerite, « Ah, je ris de me voir si belle en ce miroir », comme air favori de la Castafiore ; il représente bien l’évolution de l’opéra au milieu du 20e siècle qui perdait sa pertinence et se refermait sur lui-même avec narcissisme.

Cela a-t-il toujours été le cas ? Rien n’est moins sûr : pendant la Renaissance, l’art et la musique ont joué un rôle important dans le développement de la pensée humaniste. Au 18e siècle, de nombreux compositeurs comme Gluck et Mozart ont considérablement contribué à la promotion de valeurs qui préparaient le terrain de la Révolution Française.

Au 19e siècle, Verdi était considéré comme un symbole de la réunification de l’Italie. En Allemagne, les opéras de Wagner ont longtemps été associés au nationalisme et furent utilisés par le régime nazi si bien qu’ils sont dans les esprits indissociables des horreurs de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Oui, l’opéra peut servir de support à une idéologie, que ce soit délibéré ou non…

De nombreux compositeurs du 20e siècle ont abordé des sujets contemporains : Wozzeck, Mathis der Mahler, Mahagonny, Peter Grimes, beaucoup d’œuvres de Henze, Nono, Adams parmi d’autres. Mais le public, lui, n’a pas beaucoup changé. Aujourd’hui encore, il ne reflète presque jamais la diversité culturelle de nos villes.

Pouvons-nous réellement être surpris d’observer un décalage entre les exigences de l’opinion publique et nos institutions opératiques ?

Le cas Wagner

Revenons-en à Richard Wagner. J’adore sa musique, il est certainement l’un des plus grands génies de la musique occidentale, mais je ne peux pas oublier le fait qu’il a été ouvertement nationaliste et antisémite. Peut-on dire que ses opinions relevaient de sa vie privée et que sa musique est dénuée de toute perspective nationaliste et antisémite ? Je dirais que non. Die Meistersinger, bien qu’un chef- d’œuvre, s’achève sur une ode lyrique mais également agressive à la culture allemande ; de nombreux intellectuels ont souligné les traits antisémites de ses opéras, particulièrement chez certains personnages du « Ring ». Musicalement, Parsifal est un joyau incontestable, mais le personnage de Parsifal s’avère problématique à plusieurs niveaux : l’image du héros parfait surgissant de nulle part pour sauver une civilisation de sa décadence se rapproche indéniablement de la propagande qui ouvrit la voie au fascisme dans de nombreux pays. S’agit-il ici du genre de « héros » dont nous avons besoin de nos jours ?

La proximité entre les opéras fascinants de Wagner et le régime nazi ne dérange pas de nombreux wagnériens. C’était pourtant un énorme problème pour les petits-enfants de Wagner, Wieland et Wolfgang, qui, après la Deuxième Guerre mondiale, ont compris la nécessité de purger le Festival de Bayreuth de toute association au nazisme. Wieland instaura une nouvelle façon de mettre en scène, plus sobre, plus abstraite, remplaçant les décors naturalistes par des scènes vides sculptées par la lumière. Il trouva une façon de mettre en valeur de nouveaux aspects des chefs-d’œuvre de son grand-père. Pour les wagnériens de l’époque, cela fut une trahison… jusqu’à ce que cela devienne la nouvelle référence !

Cela démontre l’importance de la mise en scène et de l’interprétation : un metteur en scène talentueux et créatif peut mettre en lumière les qualités essentielles d’un opéra, se focalisant sur ce qui est universel et actuel, sans changer une note ou une parole. Alors, même un opéra qui pourrait être perçu comme problématique devient enrichissant.

Mozart

Personnalité très distincte de celle de Wagner, Mozart semble être le compositeur le plus proche de la philosophie des Lumières. Ses opéras sont empreints d’un désir fondamental de liberté et annoncent de grands changements sociaux et politiques qu’amèneraient bientôt la Révolution Française pour transformer radicalement les sociétés européennes. Le Nozze di Figaro présentent Susanna et Figaro en quête de liberté, suffisamment courageux pour confronter leur maître, le Comte Almaviva, et ils en sortent victorieux !

L’influence des Lumières sur Mozart semble croître jusque dans ses derniers opéras, Die Zauberflöte et La Clemenza di Tito. Mais dans Die Zauberflöte, Sarastro s’adresse à Monostatos et le traite d’une manière aujourd’hui inacceptable, presque dictatoriale. De nos jours, heureusement, il est de moins en moins fréquent de voir un chanteur jouer le rôle de Monostatos en « blackface » : ce qui était de coutume au temps de Mozart n’est plus accepté à notre époque, mais il y a des solutions pour maintenir l’essence de l’œuvre sans l’altérer.

En dépit de leurs personnages éclairés, certains des opéras de Mozart pourraient prêter à controverse de nos jours : nombreux sont ceux qui considèrent Così fan tutte comme un opéra misogyne. Cette opinion pourrait découler d’une lecture superficielle de l’œuvre. Il est vrai que le personnage de Don Alfonso exprime des points de vue très misogynes ; mais la musicologue et dramaturge Lidia Bramani a démontré, par une analyse musicale très détaillée, comment Mozart évite le piège de la misogynie.

De même, certains metteurs en scène contemporains tels que Michael Haneke ou Christophe Honoré ont choisi de poser un regard bien plus critique sur les personnages masculins que sur Dorabella et Fiordiligi. Cela dit, même si l’on admettait que Così fan tutte était misogyne, cela justifierait-il le fait de ne plus le jouer ? Je ne le pense nullement : la nature humaine n’est pas répartie entre les « bons » et les « méchants ». La leçon des grands artistes consiste précisément à montrer l’incroyable complexité de l’âme humaine et de ses comportements.

Don Giovanni est un autre exemple intéressant. A travers le prisme du mouvement #MeToo, cet opéra pourrait être perçu comme un encouragement à la domination et à la maltraitance des femmes par les hommes, et même au viol. Bien sûr qu’il n’en est rien ! Da Ponte et Mozart présentent ici l’archétype du séducteur, mais sans apologie du viol ! Il est possible d’adorer un opéra tout en détestant le personnage principal, cela n’a pas d’importance.

Dans son recueil d’essais, Les Testaments trahis, Milan Kundera écrit que le « roman est un territoire où le jugement moral est suspendu », et ajoute que « suspendre le jugement moral ce n’est pas l’immoralité du roman, c’est sa morale ». N’en est-il pas de même avec l’opéra ?

Die Entführung aus dem Serail pourrait devenir une œuvre plus problématique. D’une part, elle offre un exemple magnifique de tolérance entre musulmans et chrétiens, ainsi qu’un geste de pardon incroyable de la part de Pacha Selim. D’autre part, elle contient une quantité de clichés autour de la civilisation turque et de la religion musulmane, particulièrement à travers le personnage d’Osmin. Conscients de ces enjeux identitaires, comment pouvons-nous nous assurer de ne pas offenser les musulmans que nous accueillons dans nos maisons d’opéra ?

Dans ce cas-ci, je ne vois pas d’autre solution qu’une réflexion approfondie autour de l’œuvre, de son interprétation, ainsi qu’une préparation du public à l’aide de perspectives historiques et critiques pour prendre la distance nécessaire à l’égard d’opinions largement répandues au 18e siècle.

L’art et l’idéologie

L’œuvre d’art ne peut certainement pas être réduite à l’idéologie, mais elle véhicule beaucoup d’éléments idéologiques. Notre culture, notre vision du monde, nos valeurs ont été sculptées par ces éléments qui ne sont pas neutres. Cela est-il une raison de ne plus jouer des œuvres contenant des éléments potentiellement « problématiques » ?

Il est donc primordial de comprendre que la signification d’une œuvre est un processus dynamique. Le sens d’une œuvre d’art ne lui est pas entièrement intrinsèque. Son sens dépend aussi du regard que l’on pose dessus, de la manière dont nous l’écoutons et dont elle résonne en nous.

Dans le domaine du spectacle vivant, les interprètes (chanteurs, chefs d’orchestre, metteurs en scène…) interviennent sur le sens de l’œuvre qu’ils interprètent. Ce processus peut entraîner des frictions, des dissonances, des controverses, mais il est globalement nécessaire et positif.

Ce processus concerne également le public : chacun est invité à participer activement à la beauté et au sens de chaque chef-d’œuvre. L’écrivaine française Danièle Sallenave écrit : « Lire un livre, c’est achever de l’écrire. » Si nous prenons cette suggestion au pied de la lettre, elle nous incite tous, surtout ceux qui sont à la tête d’une institution culturelle, à un profond questionnement de l’inclusion du public dans le processus artistique.

Les metteurs en scène sont souvent accusés de trahir la nature des opéras. Mais n’oublions pas que la relance de l’opéra a été possible grâce à la créativité de metteurs en scène importants, de Wieland Wagner, Giorgio Strehler, Klaus Michael Grüber et Patrice Chéreau à Peter Sellars, Deborah Warner, Robert Lepage, William Kentridge, Dmitri Tcherniakov, Katie Mitchell, et tant d’autres… Bien entendu, chaque nouvelle production n’a pas toujours été un succès, mais elles ont chacune apporté de nouvelles façons d’appréhender la beauté et le sens des chefs-d’œuvre du passé.

Nous devons aussi stimuler et encourager l’attitude critique des spectateurs

L’opéra est en danger dans un monde consumériste. Voilà ma plus grande crainte : serons-nous capables de résister à cette dangereuse évolution ? Pour ce faire, nous devons développer de nouvelles formes de participation active. Nous devons élargir notre audience et encourager les publics à adopter une attitude critique envers le répertoire.

Nous devons entamer un dialogue avec les communautés qui sont aujourd’hui bien trop éloignées du monde de l’opéra. Dialoguer ne signifie pas essayer de convertir le nouveau spectateur à « nos » valeurs et convictions : il s’agit d’enclencher un processus d’écoute, de respect mutuel, de tolérance par rapport à la diversité culturelle présente dans nos villes.

Ceci pourrait entraîner de profonds changements dans le monde de l’opéra, mais n’est-ce pas infiniment souhaitable? Cela pourrait aussi créer des tensions et révéler des contradictions entre les attentes de différentes catégories de la population. Ne craignons pas cette dynamique, mais veillons à ce que le dialogue se développe dans le respect mutuel.

S’il doit arriver qu’un opéra soit trop hasardeux pour être accepté par certaines communautés, nous devrions prêter attention à leur point de vue, discuter avec elles et peut-être accepter de suspendre – temporairement – la programmation de cet opéra. Mais cela devrait- être l’exception et non la règle dictée par une poignée de fondamentalistes !

Durant le 20e siècle, la liberté d’expression fut systématiquement menacée par les régimes totalitaires ; évitons d’entrer dans un monde où celle-ci serait en danger à cause des pressions dictatoriales véhiculées par les réseaux sociaux.

Un besoin de changements sociaux et culturels profonds

Le 21e siècle voit émerger d’importants mouvements de libération qui peuvent avoir un effet considérable sur l’évolution positive de nos sociétés : nous avons besoin d’un mouvement féministe puissant et actif, nous avons besoin de décolonisation, nous devons développer l’antiracisme sous toutes ses formes… Nous avons aussi besoin de formes d’art qui pourront faire écho à ces luttes, comme l’ont fait celles de la Renaissance, du 18e siècle ou de l’après-guerre au vingtième siècle. Le monde lyrique doit impérativement réserver un espace beaucoup plus important aux créations inspirées de ces enjeux contemporains. Ce serait une immense erreur d’oublier la culture du passé ou de la réécrire. Permettez-moi encore de citer Milan Kundera : « Un jour, toute la culture passée sera complètement réécrite et complètement oubliée derrière son rewriting. »

A l’inverse, je reste convaincu que nous aurons toujours besoin des pièces de Shakespeare, Molière et Tchekhov, des opéras de Monteverdi, Mozart, Verdi et Wagner, pour mieux comprendre la nature humaine et pour nous souvenir d’où nous venons…
La solution n’est pas dans la destruction de cet héritage : au contraire, elle repose sur sa relecture critique, sans oublier que ces œuvres ont vu le jour dans des époques bien différentes de la nôtre. 

Je pourrais résumer mes conclusions en quatre points :
– Non, l’opéra ne doit pas être politiquement correct ! Nous ne devons pas cesser de représenter des œuvres potentiellement controversées. Mais soyons sensibles aux points de tension qui existent dans nos communautés, et ouvrons grand la porte au dialogue. Si l’opéra peut nourrir ces discussions, tant mieux !
Prenons les opéras au sérieux : le processus d’interprétation (j’inclus ici tous les artistes qui y participent) questionne les œuvres et prête autant d’attention à leur intemporalité qu’à leur contexte historique et idéologique.
– Nous devons radicalement et urgemment développer la fonction créative des femmes et des personnes issues de la diversité culturelle afin d’en faire une forme d’art véritablement universelle. Faisons davantage de place aux opéras contemporains qui puissent faire résonner les problématiques cruciales de l’actualité.
– Un public plus vaste devrait être invité à découvrir le monde opératique, à l’aimer et à le critiquer constructivement. Un public plus actif contribue à l’amélioration du spectacle vivant. Développons de nouvelles façons de l’impliquer et ouvrons le dialogue entre les communautés autour du sens de l’opéra et la subjectivité de chacun.

Grâce à cela, évitons que de petits groupes fondamentalistes imposent leur point de vue sur l’art et résistons à la censure.

Je suis persuadé que si nous nous penchons sérieusement sur ces questions, si nous parvenons à résister au consumérisme, nous pourrons faire de l’opéra un art véritablement vivant, un art qui éclaire et enrichisse la société toute entière.

 

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