S’il est célébré dans le monde entier comme l’un des plus grands interprètes pour piano solo ou concertant de Beethoven, Schubert, Liszt ou Brahms, Alfred Brendel a également marqué de son empreinte la sphère du lied allemand. À l’instar d’un Edwin Fischer ou d’un Alfred Cortot, il s’est affirmé comme partenaire de chant et non simple accompagnateur, plaçant le piano au cœur du drame poétique, en dialogue constant avec la voix. Son jeu, d’une extrême rigueur architecturale, se doublait chez lui d’une sensibilité aiguë aux mots. Son approche du lied est celle d’un lecteur exigeant, nourri de poésie et de philosophie. À travers lui, le piano n’est pas l’écrin de la voix, encore moins son faire-valoir : il l’inspire et dialogue avec lui d’égal à égal. Cette écoute profonde du texte poétique aura fait de lui un interprète unique.
Sa collaboration avec Dietrich Fischer-Dieskau, notamment, constitue un jalon majeur dans l’histoire discographique du lied. Ensemble, ils ont gravé les grands cycles de Schubert et de Schumann, dont un irremplaçable Winterreise et un non moins admirable Dichterliebe… Ce partenariat, né d’un respect mutuel et d’une rare complémentarité artistique, offre l’exemple souverain de l’intelligence doublée de la simplicité la plus nue. Mais son engagement ne s’est pas limité aux chanteurs de sa propre génération : Brendel a également su reconnaître et accompagner des voix nouvelles, comme Matthias Goerne, avec lequel il a noué une collaboration féconde, marquée par deux disques fondateurs pour le jeune baryton (An die ferne Geliebte de Beethoven, Winterreise et Schwanengesang de Schubert). Et ce n’est pas en maître du style qu’il s’y montrait, mais en passeur d’une tradition vivante.
Alfred Brendel n’a pas fait du lied le cœur de sa carrière, mais chaque fois qu’il s’y est aventuré, il l’a fait avec cette intensité scrupuleuse qui distingue les plus grands : ceux qui savent que la musique commence là où les mots s’arrêtent – et qui font entendre, précisément, ce murmure au bord du silence.