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Matthias Goerne – « Si on cessait de jouer tout ce qui, aujourd’hui, heurterait nos valeurs, il ne resterait presque rien »

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Actualité
30 août 2021
Matthias Goerne – « Si on cessait de jouer tout ce qui, aujourd’hui, heurterait nos valeurs, il ne resterait presque rien »

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Après de longues années heureuses passées à enregistrer pour Harmonia Mundi, Matthias Goerne débarque chez Deutsche Grammophon. Ce qui pourrait ressembler à un aléa du mercato des labels est, en fait, un mouvement sous-tendu par une envie artistique : celle de collaborer avec les meilleurs pianistes de DG. Après une collaboration avec Jan Lisiecki autour de Beethoven, le voilà qui enregistre avec Seong-Jin Cho un disque consacré à Strauss, Wagner et Pfitzner.


Vous qui, pianistiquement, avez été un polyamoureux toute votre vie, quelle est la relation que vous entretenez avec vos pianistes accompagnateurs ? Le terme « accompagnateur » vous convient-il, d’ailleurs ?

Compagnons serait un meilleur terme. Toutes les personnes qui m’ont accompagné ne sont pas qu’accompagnateurs. Quand nous sommes sur scène, pour une répétition ou un concert, nous prêtons grande attention l’un à l’autre, nous écoutons attentivement, mais nous n’essayons jamais de nous accompagner. Cela signifierait en fin de compte ralentir, s’écouter, au lieu d’être pleinement dans la réalisation de ce qu’on veut partager. C’est cela, le plus important. Cela fait pour moi la différence entre le Liedbegleiter (celui qui accompagne le Lied) et le grand pianiste soliste. Particulièrement dans le cas de ces noms que vous avez mentionnés : Jan Lisiecki, Seong-Jin Cho ou Trifonov pour le prochain CD. Ils sont complètement indépendants et ont une patte bien particulière. Ils savent exactement quoi transmettre avec la partie de piano. Nos musicalités respectives doivent être, surtout en matière de goût, au même niveau, de sorte à surfer ensemble en mettant un peu de côté les compromis qu’a pu engendrer le processus de répétition.

Les francophones connaissent peut-être mieux Wagner et Strauss qu’ils ne connaissent Pfitzner. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce compositeur ?

Il a été, dans ses dernières années, impliqué assez fortement quoique pas de manière active, dans le National Socialisme, auquel il croyait beaucoup. S’il ne soutenait peut-être pas l’idéologie nazie, du moins n’a-t-il rien fait contre. Jusqu’à sa mort, il est resté convaincu du bien-fondé de ces idées. Mais toutes les œuvres que nous avons choisies viennent du début de sa vie. Il est né en 1869 et la musique qu’il a composée en tant que jeune homme est très intéressante dans ce contexte où interviennent Wagner et Strauss plus tard. Ces trois compositeurs sont très différents les uns des autres, mais très proches chronologiquement parlant. C’est d’ailleurs très intéressant de voir comme la musique s’est développée de façons si diverses dans cette période.

Transposons la théorie darwinienne à la musique : pensez-vous qu’il y ait un lien évolutif entre Wagner, Strauss et Pfitzner, et qu’ils aient eu une influence chacun sur les autres ?

Wagner et Strauss étaient des génies. Pfitzner a eu des moments très intéressants, si on pense à l’opéra Palestrina, par exemple, ou son catalogue de Lieder. Chacun était très au fait de ce que faisaient les autres. Ce qui est plus intéressant pour moi, c’est d’observer ces trois voies que prend le style romantique tardif. La ressemblance entre elles – le terme peut paraître provocateur – est une forme d’égoïsme. Elles mènent le lyrisme, stylistiquement et émotionnellement, à un point où il devient complètement narcissique. C’est typique. Il y a un danger dans cette musique même. Elle se fait de plus en plus douce et sucrée, et nous offre la possibilité de donner de l’importance à une chose qui n’en a peut-être pas tant que ça finalement. Le style de ces trois compositeurs est basé sur la séduction. On peut en devenir dépendant sans parfois pouvoir expliquer exactement ce que c’est. Ça ne vient pas toujours des mots, de ce qu’ils racontent, et de cette sorte de génie inhérent à la pièce. Mais je suis sûr qu’il y a une influence et un lien, non seulement entre ces trois compositeurs dont nous parlons, mais avec beaucoup d’autres.

On sait que Wagner a été un idéologue, que Strauss a été quasiment un politicien… Peut-on faire abstraction de ces choses-là quand on est interprète ?

Ces trois compositeurs sont polarisés politiquement parlant, et ne sont certainement pas de bons exemples d’humanité dans le contexte politique qui est le leur. Pfitzner sympathisait avec le nazisme, Wagner était antisémite et en parlait sans se cacher. C’est terrible, mais il ne s’est pas servi de son art comme propagande pour ces idées. Le plus problématique pour moi, c’est Strauss. C’est le plus génial des compositeurs du romantisme. Il est également celui qui en marque la fin. Il commence avec Elektra et Salome, puis viennent le Rosenkavalier. Cappricio, etc. En 1944, il compose Capriccio. Quand vous pensez à ce qui se passait dans le monde, c’est évident que c’était pour lui un exil intérieur qui lui permettait de parler de ses problèmes existentiels : la vieillesse, la perte de contact avec les autres… Ce type d’opéra en forme de conversation est déjà très étrange en soi. Mais quand on pense qu’il était un ami de Hans Frank, ce boucher de la Pologne, le plus grand nazi qui ait existé, et qu’ils s’appelaient par leurs prénoms, je n’arrive pas à comprendre pourquoi le monde entier en fait abstraction et ne le mentionne jamais. Par exemple, il est interdit de jouer Wagner en Israël, mais je ne comprends pas qu’on puisse y jouer Strauss. Je respecte tout cela, car je ne veux pas être le juge de ce qui est bien ou mal, mais il y a quelque chose d’illogique là-dedans. L’argument pourrait être que Wagner disait ces choses-là en un temps où la Shoah n’existait pas, mais Strauss pose beaucoup plus de problèmes encore : il était fortement impliqué dans l’éducation musicale sous le Reich, président de la Reichsmusikkammer. Quand on sait qu’il a dédié ses Métamorphoses aux maisons de concerts et d’opéras détruites en Allemagne alors qu’au même moment, 56 millions de personnes perdaient la vie à la guerre, ça paraît ridicule. Mais en fin de compte, même s’il ne fait pas exemple en tant qu’être humain, les œuvres d’art qu’il a laissées sont si grandes qu’on doit faire une séparation entre l’homme et l’œuvre, même si c’est difficile.

Malgré cela, qu’est-ce que cela dit de nous en tant qu’êtres humains, quand nous avons la chair de poule en entendant les Métamorphoses ?

C’est très lié à la tendance actuelle de certains courants politiques qui, voulant mettre en avant la justice et la transparence, se concentrent sur la dénonciation d’un certain racisme ordinaire exacerbé. Mais cela va si loin que l’on a un problème en ce moment avec la Flûte enchantée aux États-Unis. Monostatos, esclave noir, appelé le Maure, qui devrait chanter « weil ein schwarzer hässlich ist », « parce que je suis un noir affreux », ne chante plus « schwarzer » mais « grüner » (« vert »). On donne maintenant dans l’extrême inverse. On doit considérer ces choses-là dans leur contexte historique. Il y a évidemment des choses auxquelles on ne doit pas toucher quand il s’agit de propagande pour des crimes atroces, mais nous devons également voir quelle distance garder avec le passé. Le prendre au sérieux sans mélanger ce que nous découvrons maintenant avec ce que l’on vivait cent ou deux cents ans auparavant. C’est aussi la question de ce dont on hérite qui se pose, et ce que nous faisons de ce type de connaissances. Pourtant nous devons vivre avec, car c’est aussi la définition de notre culture. On va aussi dans ce sens concernant le colonialisme. Les compositeurs de l’époque piochaient des éléments ici et là, et si on cessait de jouer tout ce qui, aujourd’hui, venait à heurter nos valeurs, il ne resterait presque rien. Je pense qu’il s’agit plus de ce que nous avons appris de tout ça et de notre manière, non de le dédramatiser, mais de le prendre au sérieux et de l’intégrer à notre futur. C’est le fait de regarder vers le futur qui nous permettra de mettre en lumière et de prendre conscience de toutes ces choses qui ont été néfastes au genre humain. Mais tourner autour du pot en décidant de ne plus jouer Wagner, Strauss ou Pfitzner n’est pas une solution. Cela n’apporte rien.

Revenons à Strauss : pourrait-on voir quelque chose de beau dans la distance qu’il a prise avec le monde ?

Absolument, mais ça n’a rien à voir avec la politique. Je ne juge pas Strauss là-dessus. On peut juger Strauss sur le fait qu’il a fréquenté Hans Frank, et qu’ils s’écrivaient en s’appelant « cher Hans » et « cher Richard », et qu’au même moment Hans tuait vingt-cinq mille Juifs ou Russes ou Polonais… Trouver un moyen d’ignorer tout ça et de ne considérer qu’un aspect de la personnalité d’une personne est très difficile, et je ne peux pas accepter. Qu’un artiste de génie prenne la décision de s’exiler intérieurement pour composer de manière toujours plus raffinée, pour exprimer tout ce que le style de son époque a à donner, alors on voit où se situe Strauss. Je peux comprendre ça. La beauté et la facilité qu’il mettait à orchestrer une pièce, la connaissance qu’il avait des instruments, de leur caractère, de leur manière de sonner et de toutes les tessitures était unique. Personne à son époque ne pouvait prétendre à un tel savoir, une telle imagination et un tel charisme. Tant que je n’ai pas à chanter cette musique tous les jours, c’est merveilleux de la travailler de temps en temps, mais mon cœur m’emmène ailleurs. Les Lieder que nous avons choisis pour ce disque sont magnifiques, et en particulier Im Abendrot – en est-il de plus beau ? – sur un sublime texte de Eichendorff, qui est si signifiant, mais qui parle d’un sujet complètement normal : tout le monde doit mourir. On y traverse l’été, le printemps, l’automne et l’hiver, qui amène la mort. Dans cette période romantique, Strauss et Eichendorff parlent de quelque chose qui n’est pas si extraordinaire, puisque tout le monde va mourir, mais qui peut ne pas être si plaisant. Comme je le disais au début, ils vont de plus en plus loin dans ce sujet, dans cette douce amertume qui peut devenir malsaine à la longue.

J’ai vu un jour dans la crypte des Capucins à Vienne, la statue d’un enfant mort dont le visage était recouvert d’un voile de cuivre. J’ai fait un parallèle avec votre voix, qui a cette solidité, cette froideur de la mort, et en même temps cette délicatesse. Comment en arrive-t-on, avec des cordes vocales, à devenir un tel coloriste ?

Tout est une question d’identification, et non de peindre au sens naturaliste du terme. Quand vous avez un texte merveilleux comme celui d’Eichendorff, Im Abendrot, vous le lisez, vous vous familiarisez avec la musique, vous assemblez le tout, vous répétez avec le pianiste, et vous vous rappelez la première fois que vous l’avez entendue sur CD ou à la radio. Quand j’ai entendu les Quatre derniers Lieder étant enfant, j’ai été très impressionné par le flot ininterrompu de la mélodie et cette irrigation constante. Dans Im Abendrot, ce couple est au courant qu’il n’a pas deux cents ans à vivre, que la fin est proche. Ils reviennent sur les expériences qu’ils ont vécues ensemble. Ils sont complètement comblés et presque étonnés de se trouver face à la mort. Quand vous avez suffisamment d’empathie ou de sensibilité, c’est très facile de trouver ce que ça signifie pour vous et ce que vous vivez quand vous y pensez. À la différence que je suis bien plus jeune que la personne dont nous parlons, j’ai essayé de m’imaginer si je devais m’en apitoyer ou en être soulagé. Après une vie riche et bien remplie, une faiblesse arrive, les choses ne sont plus si faciles… Peut-être est-ce quelque chose que l’on finit par vouloir atteindre que la mort, quand on est comblé et qu’on ne regrette rien. On aime la vie, mais si cela arrive maintenant, c’est bien ainsi. C’est très idéaliste. C’est aussi pensé, écrit et composé de sorte à outrepasser la peur que nous avons tous pour nourrir l’espoir d’arriver à cet instant de la mort. C’est pour ça que c’est si facile pour moi de le chanter : cela me parle de choses concrètes. Ça en vaut la peine parce que, même si je ne fais que répéter ce que Strauss et Eichendorff ont créé, c’est en lien très étroit avec ce que je ressens au fond de mon cœur.

Cela me fait penser au Lied de Brahms O Tod, wie bitter bist du, « Ô mort, que tu es amère », qui, dans ce chant, est la phrase la plus sereine de la Terre.

Justement, dans Im Abendrot, il y a un magnifique changement harmonique à ce moment. On le retrouve aussi dans le dernier Lied, au moment où il dit qu’il lui suffit de regarder en arrière, et tout ce qu’il y avait de divin s’en va. Il y a quelque chose de très positif et optimiste là-dedans. Je crois que tout dépend de la manière de regarder les choses et avec quelle énergie. On parle ici de la vie normale, pour qui n’a pas à échapper aux bombes en Syrie ou dans le Donbass en Ukraine. Je ne parle pas de ce type de situation mais de gens à la vie normale, stable, et qui ne souffrent pas réellement. Ils souffrent juste à cause des conflits intérieurs dont est traversé l’être humain. Mais pour peu qu’on commence à penser et qu’on ne se prenne pas trop au sérieux, alors on a une chance de voir au-delà.

Propos traduits et transcrits par Quentin Cendre-Malinas

 

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