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Simon Boccanegra, le doge sans gêne

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Actualité
8 novembre 2018
Simon Boccanegra, le doge sans gêne

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Bien des verdiens passionnés vous diront que Simon Boccanegra est leur opéra préféré, ou qu’à tout le moins, il figure dans leur Panthéon lyrique. C’est le cas de votre serviteur. Et si bien sûr les merveilles de la partition y sont pour beaucoup, la noble figure du héros et son destin en sont des atouts maîtres. Le profil psychologique du personnage, ses fractures et son autorité bienveillante nous donnent l’image d’une modernité sans doute un peu anachronique, mais qui éveille irrésistiblement la sympathie. Or, L’uomo del mar qu’aimait suffisamment Verdi pour remettre toute la partition sur le métier, plus de 20 ans après l’échec cuisant de la première version de l’opéra, fut de fait non seulement le premier, mais aussi l’un des plus grands doges de la république de Gênes au temps de sa splendeur. 

Si celle de Venise est très ancrée dans les  mémoires au-delà des actuelles frontières italiennes, la république de Gênes, qui a duré à peine moins longtemps (8 siècles contre 11), n’en fut pas moins une puissance d’importance, surtout au Moyen Age et tout particulièrement au XIVe siècle, celui de Boccanegra.


Simon Boccanegra. Détail de la façade du Palazzo San Giorgio à Gênes.

A Gênes comme à Venise, le pouvoir est affaire de familles, qui s’allient et se déchirent au gré du temps, des enjeux et des circonstances. Aux vieilles haines recuites entre les Spinola et les Doria, qu’évoque Simon dans le magnifique « Plebe, patrizi, popolo » de l’acte II, s’ajoutent les rivalités avec les Fieschi et les Grimaldi. Ces quatre grandes familles omniprésentes dans l’opéra de Verdi, se partagent ou se disputent le pouvoir, ou bien contrôlent ceux à qui ils le délèguent, les Adorno, les Fregoso, jusqu’aux Durazzo et Brignole. 

Cette république, ou plutôt ces cinq républiques successives, sont un curieux mélange politique , défini ainsi à la fin du XVIe siècle par le doge Matteo Seranega : « Elle ne rentre dans aucun des trois bons gouvernements, ni aucun des trois mauvais, présentés par Aristote ; mais c’en est plutôt un mélange ; ce n’est pas une démocratie, puisque le peuple ne la gouverne pas ; ce n’est pas une aristocratie, puisque tous les recensés (ascritti), c’est-à-dire les optimates, y gouvernent ; on ne dira pas non plus que c’est une anarchie car la justice y est sévère à l’égard du peuple. ».

Ainsi, on trouve d’abord la « Compagna » des consuls, créée en 1100 si on en croit les annales, sans doute inexactes, de Caffaro de Caschifellone, premier historien de la cité.  Six consuls élus pour 3 ans, parmi les plus riches habitants de la ville, qu’ils soient aristocrates issus des vieilles familles qui contrôlent Gênes depuis toujours, ou bourgeois fortunés.  Puis, à partir de la fin du XIIe siècle, vient le temps des « podestats », à l’instar de ce que l’on trouve alors dans plusieurs communes de la péninsule italienne, sous le contrôle plus ou moins lointain de l’empereur romain germanique. Le podestat est une sorte de gouverneur élu pour un an, dont la particularité est de venir d’une autre cité ou d’un autre pays, ce qui lui confère une forme d’impartialité dans les affaires de justice locale, dont il a la charge en même temps que le pouvoir exécutif. L’un des premiers, Jacopo de Balduino, est ainsi un grand juriste bolognais.

Dépositaire du mandat du peuple, il gouverne avec deux instances, le Grand Conseil (entre 60 et 100 membres) et un conseil plus restreint dont on ne sait pas grand chose. Peu à peu, le peuple, régulièrement convoqué en assemblée générale, est tenu à l’écart des affaires de la cité.

En 1257, une révolution renverse ce mode de gouvernement. C’est là que la famille Boccanegra entre en scène et on ne peut pas comprendre Simon sans se pencher sur son aïeul Guglielmo.

Ce dernier est en effet désigné pour être son capitaine par le peuple, réuni à l’église San Siro de Gênes. Ce Boccanegra n’est pas issu de la haute noblesse. Il était consul des Génois en France, à Aigues-Mortes, puis à Acre, avant de devenir membre du Grand Conseil. Le nouveau capitaine est entouré de 32  anciens (4 par quartier de la ville), doté de 1000 lires par an et d’un palais, flanqué d’un juge, de deux scribes, 12 serviteurs et 50 soldats attachés à sa personne. Il est élu pour 10 ans. S’il meurt avant le terme, un de ses frères devra le remplacer. Pour autant, le système du podestat demeure, mais ce dernier est désigné par le capitaine. 

Si Guglielmo Boccanegra n’est pas un grand aristocrate, il n’est pas sans moyens. C’est un banquier relativement riche. Il est soutenu par les Gibelins, le parti de l’empereur romain germanique. Ces derniers, exilés par le pouvoir des Guelfes – partisans du pape – reviennent lorsque Boccanegra accède au capitanat. Ils vouent une forte animosité aux principales familles associées aux Guelfes, les Fieschi en tête, mais aussi les Grimaldi, lesquels détiennent les clés du pouvoir économique. Apparenté à de nombreuses familles nobles des Gibelins, il semble que Guglielmo Boccanegra ait focalisé les espoirs d’un peuple très versatile. Le nouveau capitaine entend utiliser fermement et de façon très autoritaire le pouvoir qui lui est concédé. Il met au pas l’archevêque en supprimant l’impôt que ce dernier prélevait jusque là sur les marchandises entrant dans Gênes. De même, toutes ses décisions sont favorables aux intérêts du peuple contre les nobles guelfes. Ces derniers fomentent une révolte dès 1259 mais Boccanegra la déjoue, les exile et rase leur maison. Dès lors, Boccanegra n’est plus seulement le chef du peuple, il se réclame de la Commune tout entière. Trois ans plus tard, une alliance des familles riches issues du peuple et de l’aristocratie finit par le contraindre à l’exil. Il retourne à Aigues-Mortes, où il se mettra au service de Saint-Louis, qui veut fortifier cette ville pour en faire partir les croisades. Les fameuses fortifications d’Aigues-Mortes sont donc l’œuvre d’un Boccanegra. 

Après Guglielmo, les nobles reviennent au seul podestat, avant que le système des capitaines ressurgisse sous la forme d’une dyarchie, sous l’autorité des deux Oberto, Spinola et Doria, pro-Gibelins qui chassent les Grimaldi, revenus au pouvoir avec les Fieschi après le départ de Boccanegra. On le voit, les luttes permanentes qui constituent la toile de fond de l’opéra de Verdi viennent de loin. 

Les années passent et la ville reste pendant plusieurs décennies sous la domination des capitaines Doria et Spinola et de leurs descendants. Soudain, le 23 septembre 1339, Simon Boccanegra apparaît en pleine lumière. 

À ce moment là, il passe pour un homme nouveau. Gênes n’a certes pas oublié le premier Boccanegra, son arrière grand-oncle, qui a fait beaucoup pour le rayonnement de la cité et a laissé par ailleurs quelques grandes traces architecturales, comme le fameux Palais de la Mer, aujourd’hui Palais San Giorgio, au centre de l’arc portuaire. Simon est un marchand, et n’a pour ainsi dire rien du corsaire décrit par le livret de Piave et de Boito. Il est issu de la fraction le plus éduquée du peuple, tout comme les banquiers ainsi que l’était son arrière grand-oncle. Ce 23 septembre 1339, comme c’est l’usage, les habitants de la ville et des environs se réunissent pour élire leur représentant, celui du peuple, en présence des deux capitaines, Raffaele Doria et Galeotto Spinola. C’est cette assemblée qui désigne Simon « doge à vie » par acclamations. On imagine d’ici les « Boccanegra ! Boccanegra ! » du prologue de l’opéra. Apparemment nettement moins réticent que le laisse croire ce dernier, il prête serment le 24. Il a alors 38 ans et, comme son aïeul, il réussit ainsi à rassembler autour de lui le peuple au sens large contre les familles nobles. Ce sont les bourgeois, les banquiers, les hommes de loi, les marchands, qui ont ourdi cette révolution, avec l’assentiment de quelques familles issues des Gibelins. Simon inaugure la nouvelle ère du pouvoir : le doge est aussi le « Défenseur du peuple ». On ne crie pas « Viva Simone » comme à la fin du prologue, mais « Vivat populus et mercatores et dux ». 

D’emblée, l’ambitieux Simon s’impose comme un doge à poigne, à l’instar de Guglielmo, désireux comme lui de laisser une trace durable. Il réforme profondément les institutions, qu’il centralise au détriment des petites villes satellites environnantes.  Profitant des accointances gibelines, il convainc même la très turbulente Savone de se rallier à son système administratif. Il déploie une politique extérieure très dynamique, en concluant des accords avec Pise, mais aussi avec Venise, comme il le propose à son conseil dans l’opéra de Verdi. Il se rapproche du pape pour donner des gages aux Guelfes, et se tourne également vers la péninsule ibérique et même vers le souverain hafside de Tunis pour développer le commerce, clé de la puissance génoise. Gênes prend également le contrôle de l’île de Chio durant le premier dogat de Boccanegra.


Gisant de Simon Boccanegra (XIVème siècle), musée Sant’Agostino de Gênes

Mais mis en danger par un équilibrisme permanent et périlleux entre les nobles des petites et grandes familles, et le peuple qui l’a porté au pouvoir, Simon finit par agacer tout le monde.  Tout aussi soucieux de placer ses proches aux principaux postes que ses prédécesseurs, il cristallise l’opposition avant d’être chassé, juste avant la Noël 1344. Il fuit à Pise, comme le suggère le livret de l’opéra. 

L’opéra de Verdi fait de Simon un gouvernant déterminé mais magnanime. Le vrai Simon est surtout caractérisé par le premier de ces deux adjectifs, davantage que par le second. Lorsqu’il revient, après 12 ans d’exil, c’est par les armes. Le voici seigneur de guerre à la tête de mercenaires pour soumettre sa cité. Une image bien éloignée de la grandeur de son avatar lyrique. 

C’est qu’entre temps, les choses se sont considérablement dégradées, tout a changé : la Milan des Visconti est devenue très puissante et veut faire de Gênes un satellite soumis, y compris grâce à l’Eglise, qui installe l’un des membres les plus illustres de la famille Visconti comme archevêque de Gênes en 1353. À sa mort, l’année suivante, ses neveux réussissent à liguer la ville contre eux. Les alliés d’autrefois, Venise et le royaume d’Aragon, sont en guerre l’une contre l’autre. Rien ne va plus et les vieilles rivalités reprennent de plus belle. Depuis Pise, Boccanegra propose sa médiation aux Visconti. Mais en fait d’arbitrage, il débarque avec 200 mercenaires et prend d’assaut le Palais ducal, sans doute avec l’assentiment voire l’aide des Milanais. Le 15 novembre 1356, le peuple se soulève pour le soutenir et le proclame doge, malgré l’opposition farouche des Doria, Grimaldi et Spinola, alliés de circonstance. Simon les fait arrêter ou exiler, tel le frère d’Amelia dans l’opéra, et confie les charges publiques à des représentants des « Populares ».

Redevenu doge « à vie », il reprend une politique diplomatique très active, cherchant à la fois à se rapprocher de l’empereur et du pape. Il profite de la lutte entre Venise et le royaume d’Aragon pour mettre la main sur la Corse, à la demande de représentants locaux du peuple désireux de se débarrasser de la domination aragonaise, soutenue par la noblesse corse. De même, il fait main basse sur Monaco aux dépens des Grimaldi. 

Ce n’est pas non plus tout à fait par hasard que l’opéra évoque les lointains Tartares et leur roi lors de l’ouverture de l’extraordinaire scène du Conseil (« Messeri, il Re di Tartaria vi porge pegni di pace e ricchi doni e annunzia schiuso l’Eusin alle liguri prore. Acconsentite ? »). Gênes détenait en effet depuis le traité de Nymphée (1261) les droits exclusifs sur le commerce de la mer Noire. Elle y établit une colonie puissante en Crimée, à Caffa (aujourd’hui Théodosie), où le khan tartare a vendu des terres aux Génois. Ce comptoir, quand même régulièrement attaqué par ce dernier, restera un point d’ancrage très lucratif, tout comme d’autres sites tels que Trébizonde dans l’actuelle Turquie ou l’île de Chio. 

Avec son retour aux affaires, Simon croit que ce sont les mêmes circonstances que 1339 qui l’ont ramené au pouvoir. De fait, le peuple l’a voulu, fatigué une nouvelle fois par les excès de la noblesse et des familles les plus puissantes. Mais il ne se rend pas compte qu’il tombe peu à peu dans les mêmes travers qu’elles. Il adopte un train de vie opulent, alors que la cité est très endettée. Il est même le propriétaire d’un véritable léopard, couvrant d’or et d’honneurs son dresseur.

Le 13 mars 1363, il reçoit fastueusement le roi de Chypre, Pierre de Lusignan, dans la résidence de Pietro Malocello, à Sturla, tout près de la mer. Le lendemain, Simon meurt subitement, ce qui alimente immédiatement la thèse d’un empoisonnement, qui reste vraisemblable. La réalité rejoint alors la fiction lyrique, même s’il n’y a dans l’histoire véritable aucune trace connue d’un Paolo Albiani, ni d’une mystérieuse Maria Fieschi que Boccanegra, en Roméo génois, aurait aimé malgré l’opposition séculaire entre Guelfes et Gibelins.

A sa mort, Boccanegra laisse non pas une fille – du moins rien ne l’indique – mais trois frères, incapables de s’entendre pour conserver le pouvoir. Ils sont arrêtés.

C’est cependant bien Gabriele Adorno, vicaire de Boccanegra, qui lui succède. Diplomate, Adorno a été son ambassadeur  un peu partout. Il est lui aussi issu de la bourgeoisie marchande et il est très riche. Mais il n’a pas les talents de son prédécesseur. Totalement isolé par une politique qui concentre contre elle tous les partis, il doit fuir en 1370. Il est arrêté et emprisonné dans la forteresse de Voltaggio. C’est son neveu Antoniotto qui portera le nom des Adorno au sommet de sa gloire en occupant le devant de la scène génoise pour tout le reste du XIVème siècle. Quant aux Boccanegra, on n’en trouvera plus trace au sommet du pouvoir et on n’en entendra plus parler, jusqu’ à la pièce d’Antonio García Gutiérrez, à l’argument passablement alambiqué, tout comme l’était son Trovatore, et dont Piave s’inspirera pour le livret de la première version de l’opéra, avant qu’Arrigo Boito ne vienne le restaurer, permettant à Verdi de signer un immense chef-d’œuvre, victoire posthume du premier doge de Gênes, qui le fait plus grand encore que l’Histoire elle-même.

 

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