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Sylvain Cambreling: à propos de Katia

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Interview
10 novembre 2001

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Sylvain Cambreling
A propos de Katia

Sylvain Cambreling n’est pas homme à se cantonner dans un répertoire, il est même assez gourmand: de Rameau à Lachenman de Mozart à Boesmans, il a essuyé de sa phalange une parcelle impressionnante du répertoire lyrique. Sans nul doute, Janacek est un compositeur qu’il aime et qu’il connaît ; à l’occasion de son retour à la Monnaie (dont il a été le directeur musical pendant près de dix ans) il nous expose sa vision de Katia Kabanova, avec une intelligence qui force l’admiration.
 

Peut- on dire de Katia Kabanova que c’est une oeuvre qui – tant musicalement que dramatiquement – ouvre les portes à la modernité ?
 

On peut certainement le dire et pour plusieurs raisons : sur le plan dramatique, le personnage principal est une jeune femme qui décide d’être libre, donc non seulement de pratiquer l’adultère mais surtout de le revendiquer et de se dénoncer en public dans une société qui a priori ne peut pas du tout l’accepter. C’est pour elle la seule façon de manifester sa liberté, d’être elle-même, ce qui veut dire aussi qu’elle mourra, très vite. Mais plutôt mourir que de continuer à vivre dans l’hypocrisie et le mensonge. Dans ce sens c’est un personnage assez moderne car Janacek se pose comme défenseur des droits de la femme et de son émancipation. Finalement ce n’est pas très « opéra » puisque presque toutes les héroïnes du genre doivent mourir en scène – ça fait partie du jeu – mais elles meurent en victimes ce qui n’est pas le cas de Katia ; Katia Kabanova décide tout d’abord d’assouvir son désir, de transgresser la loi et à travers cet  » accident  » elle a l’impression de se libérer complètement. Donc ce n’est vraiment pas un thème commun pour l’opéra du début du vingtième siècle. Ensuite musicalement, oui, il y a une certaine ouverture vers la modernité encore qu’à cette époque il existait différentes voies pour la modernité. Janacek garde avant tout une certaine forme de lyrisme pour les phrases chantées qui sont très lyriques, très vocales – presque à la limite du sentimental, mais elles sont accompagnées de manière tout à fait surprenante : les accords, les harmonies, l’orchestration, les timbres font que ce qui pourrait – par d’autres compositeurs – devenir banal avec la même mélodie, devient avec Janacek très étrange, très surprenant et finalement accroche l’auditeur. De cette façon- là aussi, oui, la musique de Janacek fait partie de la modernité du début du vingtième siècle, à côté de la révolution des musiciens viennois ou à côté de Stravinsky qui joue tout sur le rythme.
 

A propos de terminologie Gérard Mortier déclarait dans une interview au Figaro que la musique de Janacek était pour lui une sorte de vérisme inspiré.
 

Disons que les thèmes utilisés par Janacek auraient très bien pu être utilisés par un compositeur vériste. Prenons le thème de Jenufa : une jeune femme a un enfant en dehors du mariage et l’enfant est tué par sa belle mère puisque celle- ci doit protéger sa bru du déshonneur d’avoir un enfant avant le mariage. Ca, ça aurait très bien pu être un thème mis en musique par Mascagni. Janacek prend des thèmes du quotidien et il insiste, il veut que ce soient des personnages dont on pourrait lire la vie dans le journal mais il ne se contente pas de la sentimentalité ou de la sensiblerie ; il musicalise ces thèmes d’une manière qui rend les personnages non pas pathétiques, comme c’est presque toujours le cas dans le vérisme, mais au contraire dignes. Ce sont des personnages qui ne sont pas des victimes, ce sont des personnages qui luttent. Il y a une espèce de dignité humaine qui consiste à lutter même dans le pire des malheurs, d’être justement un homme ou une femme et ça, c’est peut- être du vérisme inspiré. On est peut- être dans le sordide, on est peut- être dans le quotidien, dans la banalité mais la forme artistique qu’utilise Janacek fait qu’il sort ce thème- là du vérisme. La musique ne se contente pas de toucher pudiquement la première fibre – parce qu’on est avant tout touché par la mélodie, c’est la première des fibres – après il y a des choses très complexes qui se passent en plus de la mélodie, tout ce qu’il y a derrière, tout ce qui est accompagnement, harmonies, orchestration, timbres, couleurs, tout ce qui est beaucoup plus bizarre, beaucoup plus secret et qui fait qu’on se souviendra toujours de la mélodie, mais que quelque chose de beaucoup plus profond aura été touché en nous, quelque chose qui n’est pas uniquement du domaine de la sensiblerie. Dans ce sens là, je ne dirais pas que c’est du vérisme inspiré : je dirais que si Janacek n’était pas Janacek ce serait du vérisme.
 

Vous avez dirigé Katia à la Monnaie en 1983, vous revenez aujourd’hui, près de vingt ans plus tard. Est- ce que votre regard sur cette oeuvre a changé ?
 

Pas fondamentalement. Dans les détails certainement. Ce qui déjà à cette époque- là était présent, c’était la volonté de ne pas tomber dans le piège du folklore slave, que la nature ne soit pas directement représentée sur la scène : la Volga, les berges, les saules pleureurs qui ne peuvent être sur une scène évidemment que du plastique ou du carton peint. Bon évidemment, l’esthétique est différente vu que c’était il y a presque vingt ans ; et puis à l’époque nous nous étions surtout intéressés à l’aspect psychanalytique de la pièce, aujourd’hui c’est le côté social qui a surtout retenu notre intention. Bien au- delà du personnage de Katia, il y a ce problème des sociétés fermées, nos références sont évidemment les petits villages de province d’avant la chute du mur de Berlin, mais quelque part on n’est pas très loin de la problématique des cités où dans la cour intérieure d’un immeuble, tout le monde s’épie et où – sans communiquer – on sait toujours ce que fait l’autre, quand une personne vit un peu dans la marginalité on l’envie mais on l’accuse aussi. Quelque part c’est un réalisme fantastique, ce qui tient très fort de la tradition belge. Le décor et le lieu de l’action sont typiques du travail de Marthaler et d’Anna Viebrock : ce sont des décors qui sont faits avec des éléments très très concrets, mais en même temps, ce sont des lieux qui n’existent pas, on ne sait pas si on est à l’intérieur ou à l’extérieur, dans l’appartement ou dans la cour. C’est un décor qui permet de souligner les contacts et les conflits, les rapports entre les individus et surtout c’est un huis clos. Quand on est dans une salle de spectacle comme ici à la Monnaie, une salle italienne, ronde avec ses pluches et ses ors, complètement enfermée, très protégée de l’extérieur, on n’imagine pas de quoi a l’air la place de la Monnaie. Et quand on est face à la scène, on est face à un décor qui est aussi complètement fermé, ça veut dire que le huis clos qui a lieu sur scène s’étend au public : c’est la confrontation entre un public et des acteurs de la narration d’un drame où on oblige presque le spectateur à prendre position :  » Qu’est ce que vous auriez fait dans cette situation, vous auriez été du côté de Katia, du côté de son mari, de son amant ?  » Ca c’est typique du théâtre de Marthaler. Ce n’était pas tout à fait notre propos il y a vingt ans, il était plus distancé, ici c’est vraiment l’exposition du drame d’une femme qui a un amant, qui a envie de rejoindre ses rêves d’enfance où elle voulait voler, et là elle a pour une fois – après les tristes nuits avec son mari – l’occasion de vivre quelque chose de magnifique sur le plan sexuel et donc après ça elle s’envole vraiment. Elle en mourra mais ce n’est pas tellement grave.
 

Justement, au niveau du public, ça a été joué à Salzbourg maintenant à Bruxelles, deux publics de réputation assez bourgeoise. Est- ce que les gens acceptent d’être ainsi pris à parti ?
 

Janacek n’étant pas encore un compositeur très connu, le public a peu de références, il est toujours plus facile de faire des mises en scène relativement osées sur des pièces qui ne sont pas des pièces de grand répertoire. Le grand public ne fait pas spécialement la différence entre la modernité de la pièce et la modernité de la présentation. Je crois tout de même – et je fais de la publicité pour ma paroisse – que grâce à Marthaler – qui est quelqu’un qui entend, qui comprend tellement bien la musique – ce que l’on voit sur la scène, c’est exactement ce que l’on entend dans la musique. Il n’y a pas de volonté de heurter chez Marthaler, il y a une volonté de donner à entendre, de donner à écouter et ce qu’il propose comme images qui servent de support à l’émotion, c’est effectivement ce qu’il y a dans la musique. Vraiment cette mise en scène n’a absolument rien de choquant, elle peut être surprenante parce que l’on ne s’attend pas à ce que l’opéra puisse être vrai. Ce dont ils parlent, ce sont nos problèmes. Prenez Varvara, la belle soeur de Katia et Vania son petit copain qui sont les petits jeunes du village, les modernes, dans les années soixante ç’auraient été des yéyés, peut- être qu’ils fument un joint de temps en temps mais ça ne va pas plus loin. ils sont peut- être un peu insolents avec leurs parents, mais ça ne va pas plus loin, ils ne quittent pas la maison, ils ne quittent pas le village, ce ne sont pas de vrais révolutionnaires et puis il y a les personnages comme Katia qui a épousé un petit bourgeois et puis finalement – elle – elle est la vraie révolutionnaire, elle a été élevée religieusement, elle a eu ses aspirations, ses crises de semi- hystérie et elle est vraiment révolutionnaire, c’est à dire qu’elle va dire  » Eh bien oui j’ai couché avec ce bonhomme, j’en avais envie et maintenant je m’en vais.  »
 

Pour finir, j’avais envie de vous faire réagir par rapport à une phrase trouvée dans la presse, elle est d’Helmut Lachenman :  » En musique la beauté naît du refus de l’habitude.  »
 

Je connais bien Helmut. En plus, j’ai créé quelques-unes de ses pièces. En tout cas je dirais que – certainement – on n’arrive à percevoir la beauté que lors – qu’elle continue de nous surprendre, c’est dans ce sens- là où il est important de refuser l’habitude ; quand on a l’habitude de la beauté, la beauté ne nous semble plus belle. Donc pour recréer le choc que la beauté doit provoquer en nous, il faut qu’on soit un peu dérangés dans nos habitudes. Evidemment, ce n’est pas parce que quelque chose nous a dérangé dans nos habitudes qu’elle va forcément être belle. On sait bien qu’il existe des beautés insipides ; les canons de la beautés sont quelquefois bien ennuyeux, donc je voudrais peut- être compléter Lachenman : pour redécouvrir en permanence le sens de la beauté, on doit se remettre en question.
 
Propos recueillis par Camille De Rijck

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