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Alain Lanceron : « il y aura toujours de nouveaux artistes pour rebattre les cartes »

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Interview
9 juillet 2024
Conversation autour de l’avenir de la musique classique enregistrée, des secrets de fabrication d’un album et des productions de l’Opéra de Rouen.

Infos sur l’œuvre

Détails

Acteur majeur de l’industrie discographique, Alain Lanceron est Président de Warner Classics et Erato, et depuis cinq ans conseiller aux distributions lyriques de l’Opéra de Rouen.

Comment se porte le marché du disque ?

Le marché du disque physique continue de s’effriter, mais il n’a pas connu jusqu’à maintenant l’effondrement total que les Cassandre lui prédisent depuis tant d’années. Il ne suffit cependant plus à soutenir à lui seul le financement d’une production. L’avènement du streaming est en ce sens une bénédiction, qui a fait repartir les revenus à la hausse, y compris ceux du classique, après de nombreuses années de déclin. A y regarder de plus près cependant, si le streaming a permis à nos répertoires de connaître des audiences inédites avec parfois des dizaines de millions d’écoutes, ce succès a un effet pervers auquel nous nous devons de prendre garde. Tel qu’il est aujourd’hui, le streaming favorise une écoute passive, principalement motivée par des playlists d’ambiance, conçues pour une utilisation fonctionnelle de la musique : musique pour faire ceci, ou musique pour ne pas faire cela. Le piège à éviter dans un tel contexte est que la valeur artistique ne devienne une valeur secondaire, au profit du easy listening. Les bons résultats commerciaux ne proviennent plus tout à fait de l’adhésion du public à un artiste, mais de l’adéquation entre le répertoire et les fonctions des playlists. Ainsi les pianistes sont aujourd’hui en plein boum. Mais ils le doivent davantage aux pièces et mouvements lents qui s’intègrent parfaitement dans les playlists « chill » et autres « calm »  que par adhésion à leurs qualités pianistiques.

Cela signifie-t-il que le streaming va tuer le physique ?

Le marché physique avait commencé son déclin bien avant l’arrivée du streaming. Aujourd’hui le marché du disque mondial – tous genres confondus – est de 80 % numérique et de 20 % physique, avec 10 % de CD et 10 % de vinyles. Désormais, et même si pour le classique la proportion des revenus numériques est sensiblement moins forte, une production n’a que peu de chances d’être financée par les seuls revenus du physique. On peut donc dire qu’aujourd’hui, c’est le streaming qui maintient vivante la production, du moins celle qui n’est pas subventionnée. La question à laquelle nous sommes confrontés est plutôt : le streaming va-t-il tuer le classique ? Car la part de marché du classique a considérablement chuté : en France, après avoir culminé à plus de 14% dans les heures glorieuses du CD, elle en est réduite aujourd’hui à environ 2%. Ce faible pourcentage est problématique pour obtenir des aménagements nécessaires à nos répertoires. L’implémentation des livrets, la qualité sonore, la qualité des métadatas sont autant de domaines où nous accomplissons des progrès, au prix parfois d’une véritable course d’obstacles. A 2%, vous n’êtes pas exactement une priorité.

L’opéra enregistré serait-il en danger ?

Le genre opéra fait les frais de cette nouvelle donne, car le chant, qui exige une écoute active et attentive, se consomme peu en playlists. D’un autre côté, le streaming permet aujourd’hui la pérennité qu’on peut espérer définitive de nos catalogues, ce que ne garantissait pas le CD, avec en particulier la révolution baroque de ce dernier demi-siècle. Le nombre d’œuvres enregistrées a augmenté de manière significative. Tous les opéras de Haendel bénéficient d’enregistrements importants aujourd’hui alors qu’il y a cinquante ans on les comptait sur les doigts d’une seule main.

Tout n’est donc pas perdu…

Je suis convaincu que nous allons sortir de ce cercle vicieux de l’écoute passive qui conditionne un répertoire standardisé. Si la part d’écoute active se redresse, alors le balancier repartira dans l’autre sens. Espérons que cela se produise à court terme. Nos artistes triomphent dans le monde entier devant des salles pleines, et je ne doute pas que viendra le moment où cette popularité se retrouvera dans nos résultats. Il est donc plus que jamais urgent de ne pas jeter l’éponge, et de résister en maintenant une exigence artistique qui est la seule garante de pérennité à long terme.

Comment mettez-vous en pratique cette exigence artistique ?

Nous avons aujourd’hui quatorze chanteurs exclusifs entre nos deux labels Erato et Warner Classics, avec de nombreux projets lyriques à éditer cet automne : un récital cross-over de Jakub Jozef Orlinski ; un deuxième récital de Pene Pati, Nessun Dorma, avec les mêmes forces que le premier (Bordeaux et Villaume) et la participation de son épouse Amina Edris et de son frère Amitaï ; un nouveau récital de Philippe Jaroussky consacré aux lieder de Schubert avec la complicité de Jérôme Ducros ; un deuxième récital également pour Bruno de Sà, Mille affetti, principalement consacré à des airs inconnus de l’époque de Mozart, un troisième récital pour Fatma Saïd consacré à des lieder avec différents accompagnateurs ; et aussi notre toute nouvelle signature , le baryton Huw Montague Rendall dans un programme carte de visite qui montre bien l’artiste considérable qu’il est. Mais aussi un oratorio de Hasse, Les Serpents de Feu, qui ne demande pas moins de cinq contre-ténors avec Les Accents et Thibault Noally, et de nouvelles versions des Boréades de Rameau avec Sabine Devieilhe et un nouveau Didon et Enée de Purcell avec Il Pomo d’Oro sous la direction de Maxim Emelyanychev, avec Joyce DiDonato et Michael Spyres dans les rôles titres.

Comment ces différents projets sont-ils décidés ?

Nous passons des heures avec nos artistes à concevoir les programmes, car aujourd’hui il faut que ce que l’on propose interpelle et surprenne : nous fuyons la banalité et les programmes stéréotypés. Nous essayons d’emprunter des chemins inédits en mélangeant titres connus et inconnus, valeurs consacrées et premières mondiales.

Vous dites le disque classique en déclin. Pourtant, à en juger à la liste des sorties chaque semaine, l’offre reste pléthorique.

L’époque est paradoxale : en dépit de la crise, on enregistre aujourd’hui beaucoup trop d’albums. Beaucoup bénéficient de subventions, du Centre National de la Musique ou autres – Warner n’y a pas droit car nous sommes sous juridiction britannique. Cette surproduction contribue à l’affaissement du prestige du disque. Il y a bien sûr de magnifiques parutions mais aussi beaucoup d’enregistrements inutiles qui ne se vendent qu’à quelques centaines d’exemplaires. Faire un enregistrement et ne pas le vendre, c’est pour moi un échec : nous sommes producteurs, et non documentalistes. J’ai coutume de dire que l’édition d’un disque devrait toujours répondre à la question « Pourquoi ? », plutôt qu’à la question « Pourquoi pas ? ». Si nous nous y tenons, je ne vois pas de raison d’être pessimiste : il y aura toujours de nouveaux artistes pour rebattre les cartes avec des propositions nouvelles et un public renouvelé pour aimer ces artistes.

Alain Lanceron © Jean-Baptiste Millot

En marge de vos activités pour Warner Classics et Erato, vous êtes depuis cinq ans conseiller aux distributions lyriques de l’Opéra de Rouen.

C’est un peu mon « bonbon du dimanche », un privilège et une grande joie pour moi qui ai toujours adoré le chant et l’opéra. Un agent allemand m’a dit un jour que certains théâtres lui donnaient un titre et lui demandaient de faire entièrement la distribution autour. Quel dommage ! Il s’agit de la partie la plus créative, la plus imaginative, la plus excitante de la gestion d’un opéra, un peu comme un cuisinier qui fait ses sauces. Et j’ai une vraie passion pour le monde lyrique et une admiration sans bornes pour ces chanteurs qui se remettent en question à chaque représentation.

Comment procédez-vous pour bâtir une distribution ?

Il y a une multitude de possibilités conditionnées par des facteurs aussi divers que la ville, l’histoire et la taille du théâtre, la typologie du public, l’acoustique et bien sûr le montant des budgets disponibles. Les distributions, au même titre que les chefs et les metteurs en scène, participent du profil d’un théâtre : on ne fait pas la même chose à Lille et à Marseille par exemple, sans pour autant qu’un choix soit en soi supérieur à l’autre. Mais ils correspondent à des démarches différentes. La première responsabilité est le choix du premier chanteur dans une distribution, car tous les autres en dépendent afin que les tessitures ne se ressemblent pas, que les timbres soient différenciés, que physique et timbres voix s’accordent et se complètent. Ainsi si l’on confie Don Giovanni à un baryton, on choisira un Leporello basse et inversement. Les goûts personnels comptent aussi pour beaucoup, chacun a ses critères.

Quels sont vos propres critères ?

En ce qui me concerne pour Rouen, je cherche toujours davantage des artistes que de simples voix : la musicalité, l’imagination, l’originalité de l’interprétation, le style, le bagage technique, les couleurs dans le timbre, la prise de risque sont des critères majeurs. Là encore, comme lors de la conception d’un album, j’essaie de sortir des sentiers battus, en proposant par exemple un maximum de prises de rôle à un chanteur, qu’il soit débutant ou confirmé. Je crois qu’à peu près tous les chanteurs de nos prochains Dialogues des Carmélites vont débuter dans leur rôle, avec de plus une distribution 100 % française. Débuts également pour Joyce El Khoury et Adam Smith en Aïda et Radamès. Si le spectacle a déjà été créé dans un autre théâtre, je mets un point d’honneur à changer 100 % de la distribution. Il peut y avoir des exceptions : dans notre récent Tristan, l’interprète initialement prévue étant souffrante, nous avons repris la soprano qui avait déjà chanté le rôle à Anvers et Gand : on ne trouve pas une Isolde sous les sabots d’un cheval, surtout du niveau exceptionnel de Carla Filipcic Holm !

Comment constituez-vous votre vivier de chanteurs ?

J’essaie d’assister à un maximum de représentations tant en France qu’à l’étranger. Je me tiens bien sûr au courant des nouveaux talents, ce que YouTube a rendu très facile. Nous faisons également régulièrement des auditions à Rouen. J’échange avec des directeurs de casting à qui je fais confiance et qui sont de très grands professionnels : Julien Benhamou par exemple, ou Josquin Macarez, Claude Cortez, Pal Moe… J’en profite pour saluer le dynamisme des théâtres lyriques en France dont la période Covid n’a pas réussi à ternir le dynamisme. Tous participent à une vision particulièrement excitante et inspirante de l’opéra. Avec des spectacles dignes des plus grandes maisons internationales : les récents Femme sans Ombre de Toulouse, Lohengrin et Guercoeur de Strasbourg étaient de pures merveilles.

Pensez-vous à la transmission ?

La transmission a été un peu le fil rouge de toute ma carrière. Quand je suis arrivé dans ce métier, j’ai hérité du legs de Walter Legge – si je peux dire –, et d’autres, de tout ce qui avait été fait dans la musique enregistrée avant moi. Donc, ce que je voulais, c’était apporter ma pierre et poursuivre leur œuvre. Aujourd’hui, il m’arrive de m’interroger. Que restera-t-il de ce que nous avons enregistré ? Pour être positif, je le répète, il y aura toujours le besoin qu’a le public d’adorer des nouveaux artistes, et donc ces artistes devront s’exprimer d’une manière ou d’une autre. Sera-ce au moyen du streaming ou autre chose ? Il est vrai que beaucoup de personnes aujourd’hui, les jeunes notamment, n’ont plus de CD. Moi, j’ai une collection dingue de CD ; je suis resté extrêmement « physique ». J’aime avoir le livret entre les mains. André Tubeuf, lui, gardait les disques et jetait les livrets pour gagner de la place dans sa discothèque. Il ne conservait que la page avec la distribution. A chacun, sa discophilie !

Et votre disque de chevet ?

C’est impossible d’avoir un seul disque de chevet parmi tous les enregistrements que j’ai produits. En revanche, s’il ne fallait en choisir qu’une, je sais quelle représentation d’opéra m’a marqué à vie :  le Ring de Boulez/Chéreau, pour lequel je me suis battu cinq étés consécutifs à Bayreuth.

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