La nouvelle semble avoir tétanisé la presse italienne qui, trois jours après la dépêche de l’ANSA, conserve un silence assourdissant: Farinelli serait au coeur de la plus grande supercherie de toute l’histoire de l’opéra. En effet, une source, certes anonyme, mais qui produit des documents scientifiques à l’appui de ses dires, prétend que le célèbre chanteur n’était pas un castrat. Une mise en perspective et un rappel des faits s’imposent pour que chacun puisse se forger une conviction en toute connaissance de cause.
Le 12 juillet 2006, une équipe pluridisciplinaire coordonnée par Gino Fornaciari, professeur d’anthropologie médico-légale à l’université de Pise et Maria Giovanna Belcastro, professeur d’ostéologie et responsable du laboratoire de bioarchéologie de l’université de Bologne, exhume les restes de Carlo Broschi (1705-1782) du cimetière Certosa à Bologne. Les chercheurs espèrent récolter des informations sur son style de vie, ses habitudes, notamment son régime alimentaire, mais aussi sur d’éventuelles maladies dont il aurait souffert et, de manière générale, sur la physiologie des castrats. L’analyse des restes (la mâchoire, des dents, des morceaux du crâne et les os principaux), déclare alors le musicologue Carlo Vitali à La Repubblica, « pourra nous apprendre la circonférence de sa cage thoracique et la taille de sa bouche », des données essentielles pour expliquer les prouesses vocales de Farinelli. Dans sa livraison de novembre 2011 (volume 219, issue 5, p. 632-637), le Journal of Anatomy livre les premières conclusions de l’étude: l’artiste souffrait d’un épaississement de la table interne de l’os frontal. L’hyperostasis frontalis interna (HFI) est relativement banale chez les femmes post-ménopausées, mais rarissime chez les hommes que seule une déficience hormonale peut exposer à cette pathologie associée, dans sa forme la plus sévère, à des maux des têtes, de l’épilepsie ou des accès de démence. Le professeur Belcastro y voit une des graves conséquences de la castration, même si Broschi n’a jamais présenté les troubles précités.
Or, voici une semaine, un inconnu communiquait à l’agence de presse italienne d’autres résultats censés prouver que Farinelli était bel et bien une femme, atteinte, pour des raisons (encore) inconnues, d’acromégalie et de gigantisme. L’analyse du bassin s’est avérée décisive: moins haut que celui des squelettes d’hommes de l’époque, il présente une forme typiquement gynécoïde, avec des crêtes iliaques plus larges et évasées, autant de caractéristiques indéniablement féminines et plus probantes que la taille du crâne ou du sternum. L’information aurait été tenue secrète à la demande expresse de l’initiateur de ces recherches, un riche antiquaire florentin passionné d’opéra, et de ses sponsors dont le Centro Studi Farinelli, anéantis par cette découverte. C’est du moins ce qu’affirme le mystérieux expéditeur du courrier adressé à l’ANSA, mu par le seul amour de la vérité et qui n’a pas hésité à copier les pièces manquantes du dossier Farinelli.
Plusieurs éléments historiques et biographiques tendent à corroborer cette hypothèse a priori incroyable. D’abord, les historiens nous apprennent que des Romaines ont réussi à braver la censure et à se produire sur scène en se faisant passer pour des castrats. Casanova rapporte le subterfuge d’une de ses amies qui a ainsi pu tromper les autorités ecclésiales en adoptant l’apparence vestimentaire et les manières d’un musico, et en « plaçant un objet évocateur à l’endroit voulu » (P. Barbier). Ensuite, Farinelli, contrairement aux autres castrats, était issu de la petite noblesse et d’une famille instruite. Si ce n’est pas la pauvreté, qu’est-ce donc qui aurait pu amener un père à sacrifier la virilité de son fils en lui infligeant une opération extrêmement risquée que, fait remarquable, l’intéressé n’aborde jamais, même de manière allusive, dans ses écrits ? En revanche, Salvatore Broschi n’avait pas d’autre issue que de faire passer sa fille pour un garçon, puis pour un castrat, s’il voulait qu’elle puisse exploiter ses dons et faire carrière. Mais alors quelle était alors la nature réelle des liens si forts qui unissaient l’artiste au poète et librettiste Métastase, couvert de cadeaux et de mots tendres ? Qui était au courant de l’identité sexuelle de Broschi ? Est-ce vraiment pour enterrer sa petite nièce (Carlotta Pisani Broschi) à ses côtés que son tombeau fut rouvert en 1850 ou plutôt pour que la dépouille de sa petite fille repose avec la sienne ? Les possibles implications d’une telle révélation donnent le vertige. [Bernard Schreuders]