La voix est opulente, dans une santé éclatante et Adèle Charvet, avec la complicité de Florian Caroubi, la met au service d’une anthologie de mélodies, quelques-unes fameuses à juste titre, d’autres méconnues, parfois non sans raisons… Le choix est intéressant, sort souvent des sentiers battus et assume le grand format vocal et pianistique, plutôt que la proximité d’un chant pour les micros. Tout cela, et le piano très timbré de Florian Caroubi, donne un récital de grand caractère.

« Belle époque » ? Pour la mélodie française, sans aucun doute. Sinon, l’expression est ambigüe, qui fit florès dans les années vingt pour dire la nostalgie d’une avant-guerre idéalisée, heureuse pour certains, d’une société sûre d’elle-même, d’une France mère des arts, rayonnant sur et par son Empire et dont la langue était parlée partout ou presque. Une avant-guerre où l’on ne songeait qu’à la revanche. Et la mélodie n’est-elle pas aussi la réplique au lied de la langue française ? Cette langue dont, au temps de Lully, était né le chant à la française. Roland Barthes disait que la mélodie française est « le champ (ou le chant) de célébration de la langue française cultivée ».

Les deux figures tutélaires de ce programme sont Fauré et Massenet, nés tous deux dans les années 1840. De leur enseignement, de leur influence, de leur ombre portée, découle toute la suite (pas seulement d’eux bien sûr, il faudrait aussi nommer parmi les pères tutélaires un Dukas ou un Lalo, et parmi les oncles Berlioz, Gounod ou Bizet…)
La quête du chant intime
Le timbre pulpeux fait d’emblée merveille dans Nuit d’Espagne, de Massenet, d’un pittoresque sans complexe sur un texte du prolifique Louis Gallet, librettiste par ailleurs de Thaïs, du Cid ou du Roi de Lahore. Et auteur du texte de la célèbre Élégie qu’on entend ici dans sa version initiale pour piano seul, op. 10 n° 5, mettant en valeur le toucher raffiné de Florian Caroubi. La troisième pièce de Massenet, son Crépuscule, est une des plus belles plages du programme, peut-être parce que Adèle Charvet y maîtrise sa grande voix, pour des demi-teintes en confidence, et atteint à ce « chant intime » dont parle François Le Roux.
Massenet est aussi présent par le biais de quelques-uns de ses disciples, Chausson, Reynaldo Hahn, Caplet, Moret ou Bachelet
Sensualité
Le Colibri d’Ernest Chausson ne cède pas au pittoresque tropical du sonnet de Lecomte de Lisle, mais devient une ballade mélancolique sur de beaux arpèges sensuels.
La sensualité, c’est bien ici le climat dominant, témoin la splendide Enamourée de Reynaldo Hahn, sublime mélodie, assez représentative de la manière d’Adèle Charvet, privilégiant plutôt la couleur musicale, disons le sentiment, l’esprit plutôt que la lettre.

Quant à Fauré, il est présent en personne par sa Chanson du pêcheur, dont le texte de Théophile Gautier inspira à Berlioz l’une de ses Nuits d’été et à Gounod son Lamento. Les insaisissables modulations fauréennes se parent des couleurs fauves de la voix d’Adèle Charvet qui semble avoir atteint sa pleine maturité.
Encore plus belle s’il se peut, sur un poème sublime de Verlaine, En sourdine est d’un charme envoûtant. Le piano délicat de Florian Caroubi y est très en avant, et Adèle Charvet grâce à un souffle apparemment inépuisable peut y étirer à l’infini les lignes de la mélodie. Dans l’une et l’autre, l’interprète choisit de suggérer l’émotion, sans la surjouer. Et la Romance sans paroles qui sert de postlude à En sourdine a sous les doigts du pianiste un charme exquis, très « belle époque » justement.
Intériorité
Cette discrétion, cette approche feutrée font le charme aussi de Spleen (« Il pleure sur mon cœur »), d’après Verlaine dont la très mystérieuse Madeleine Dubois, disciple indirecte de Fauré (par le truchement de l’enseignement de Nadia Boulanger), donne une version émouvante de fragilité, d’intériorité, de retenue. Découverte précieuse comme l’est l’Adieu en barque d’André Caplet, certes élève de Fauré, mais surtout ami proche de Debussy, auquel le long prélude de cette mélodie sur un beau poème de Paul Fort semble rendre hommage, une musique merveilleusement liquide, qui inspire à Florent Caroubi, comme La Fille aux cheveux de lin qui lui sert de frontispice, un subtil jeu sur les timbres.

En revanche, Apparition, mélodie d’un jeune Debussy sur un texte du jeune Mallarmé, sonne assez décousu, un peu opératique, et convient sans doute mieux, avec ses périlleux sauts de notes, à une voix plus légère. On en dirait autant de La Chevelure (Debussy et Louÿs) : la voix d’Adèle Charvet semble d’un format un peu grandiose pour la petite Bilitis. De surcroît, ici comme ailleurs, son lyrisme passionné a pour contrepartie une diction quelque peu estompée, paradoxale pour une artiste aussi sensible à la poésie et aux mots.
Par contre, son timbre mordoré et son ampleur conviennent à l’esprit, à la gravité de Novembre, de Charles Koechlin, vaste (et très belle) mélodie d’abord mélancolique et de plus en plus dramatique à mesure qu’elle avance, se parant de teintes funèbres. Beaucoup d’intériorité de la part des interprètes et un jeu sur le temps et les silences intensément expressif.
Curiosités (ou pas)
Certaines plages sont à ranger sans doute au rayon des curiosités oubliables, telle la fastidieuse Plainte d’amour de Xavier Leroux, sur un texte pluvieux de Paul Gravollet (et la voix toujours dans la même zone du haut medium n’y semble pas très à son aise), ou le très opératique et bref (heureusement) Tu peux baisser la tête d’Ernest Moret, ou l’assommant et tapageur Vaincu de Louis Aubert sur un texte de Franz Toussaint qui ne vaut pas mieux… Là encore, est-ce un signe ? la voix n’y sonne pas des mieux.

D’autres sont des témoignages d’époque, ainsi La paix de blanc vêtue, d’André Messager sur des vers assez médiocres de Léon Lahovary (« La paix se vêt de blanc comme un petit enfant / Qui sourit à sa mère et sourit à la vie »). La musique n’est guère meilleure, mais on comprend bien à quel sentiment profond cela pouvait correspondre en 1922. Adèle Charvet la chante avec la sincérité qu’il faut.
De même qu’une mélodie langoureuse du bien oublié Alfred Bachelet, « Chère nuit… », composée en 1897 pour Nellie Melba et qui devint, on ne sait trop pourquoi, peut-être que parce c’est un excellent bis, une manière de passage obligé pour les sopranos les plus illustres : Claudia Muzio, Ninon Vallin, LIly Pons, jusqu’à Barbara Hendricks… Un de ces bibelots qui encombraient les étagères de nos grands-mères, et qui prenaient gentiment la poussière…
On signalera encore deux autres curiosités, le Entsagen d’Enesco (élève à la fois de Massenet et Fauré) : c’est une prière fervente sur un texte d’Elisabeth de Roumanie. Est-ce le fait qu’elle est en allemand, on perçoit là tout ce qui sépare le monde du lied de celui de la mélodie.
Quant à la pièce d’Albéniz, sur un poème en anglais de Francis Coutts, quelque fauréenne puisse-t-elle sonner, elle semble vouloir démontrer a contrario combien la mélodie est indissociable des sonorités de la langue française.