Tandis que L’Or du Rhin et Siegfried selon Simon Rattle furent dûment enregistrés par Radio Classique, La Walkyrie eut, seule, les honneurs d’une retransmission sur Arte. Le présent DVD, qui reprend cette captation, demeurera peut-être le seul témoin visuel du Ring Aixo-Salzbourgeois dans lequel s’aventure, pour la première fois depuis les années Karajan, le Philharmonique de Berlin. Inquiétude légitime, si ce seul DVD devait refléter à lui seul la totalité de cette formidable aventure, qui donnera à certains l’opportunité de se morfondre en maudissant les Dieux du Walhalla télévisuel et, à ceux qui préfèrent voir le verre à moitié plein (ou au quart plein, s’agissant d’une seule partie de La Tétralogie), une excellente occasion de profiter de cette première journée avec un plaisir immodéré. Assurément, ces derniers auront raison de se réjouir, tant le reflet de ces soirées aixoises rend optimiste le plus sceptique des téléspectateurs.
Optimisme depuis la fosse, en particulier : parfois décrié par la presse allemande qui lui préfère Thielemann, sir Simon Rattle embarque ses musiciens berlinois dans une formidable épopée. La sèche nervosité des cordes et des percussions nous projette directement vers la tragique issue qui attend Siegmund et qui, à terme, va conduire au crépuscule des Dieux. Cette rigueur implacable s’accompagne de bois et de cuivres incroyablement fruités, d’une richesse de couleurs inégalée. L’orchestre est alors à son meilleur, à chaque instant de la soirée : les passages les plus énergiques sont animés d’un rythme irrésistible, tandis que les fameux « tunnels » wagnériens, où s’égarent tant de chefs de la veine « théâtrale », sont l’occasion de dévoiler les beautés plastiques d’un orchestre qui joue mieux que quiconque du mariage des timbres. Dans l’action comme dans la contemplation, Rattle et ses Berliner sont absolument insurpassables, et donnent à entendre un « wagnérisme » parmi les plus excitants et les plus brillants jamais osés.
Optimisme aussi pour le chant wagnérien : comment pourrait-on le croire moribond, alors qu’une trentenaire, Eva Maria Westbroek, se hisse sans peine au niveau des plus grandes Sieglinde ? Le timbre, d’une saveur laiteuse, est porté à bout de bras par une vocalité hors norme, capable de contenir fermement la flamme d’une ligne de chant miraculeuse, qu’aucun saut d’octave, qu’aucun obstacle technique ne semble pouvoir rompre. Dès lors, l’abandon, sensuel et tendre, d’un personnage délicieusement femme-enfant s’exprime avec une liberté sans égale. Le Wotan de Willard White, colosse aux pieds d’argile qui, par orgueil, devient toujours plus élégant au fur et à mesure que le monde qu’il contrôle lui échappe, se situerait presque sur les mêmes hauteurs ; trois décennies d’une carrière sans complaisance ont peut-être altéré la vaillance du chanteur, la force des coups d’éclats du vocaliste, mais pas le raffinement du musicien, dispensant sur un legato intact un timbre dont les teintes moirées nous bouleversent encore. Eva Johansson comme Robert Gambill sont moins vénérables : on n’en admire pas moins cette walkyrie joviale, au regard mutin et au timbre tranchant, et ce Siegmund élégiaque et poète, tout entier consacré à la dame de son cœur. Les deux « mal-aimés » de la Walkyrie, Fricka et Hunding, sont interprétés par Lilli Paasikivi et Mikhail Petrenko. Déjà formidable dans L’Or du Rhin, la mezzo finnoise dessine une politicienne aguerrie, au verbe perçant sous son ample voix, tandis que la basse russe, bien connue des spectateurs de l’Opéra de Paris, fait entendre une timbre dont les harmoniques éblouissent, mais dont les accents n’effraient pas. Les huit walkyries, aidées par la vivacité sans lourdeur que leur prodigue Rattle, pépient dans une chevauchée qui (Dieu soit loué !) évoque davantage un vol d’oiseaux de proie qu’une marche des éléphants.
Optimisme, enfin, pour la mise en scène, même s’il s’agit de l’aspect le plus contestable de cette production. Braunschweig semble ici moins inspiré que par la peinture des relations de domination offertes par L’Or du Rhin, et propose une approche somme toute assez linéaire, qui évacue la dimension mythologique et grandiose de la Walkyrie. La guerre d’intérêts entre Wotan et Fricka, au deuxième acte, en est l’exemple le plus frappant, qui évoque surtout la dispute d’un couple de grands bourgeois fatigués. Qui plus est, ce sage spectacle ne propose qu’une direction d’acteur claire et nette, où les non-dits, les tensions sous-jacentes et les gestes révélant, comme autant de lapsus, des pulsions inavouables, nous manquent. Mais Braunschweig sait tirer profit de cette limpidité, qui finit par exposer crûment la psychologie des personnages : ainsi la bataille Siegmund/Brünnhilde contre Hunding/Wotan, à la fin du II, est vécue comme un songe de Sieglinde, juste après que celle-ci a rêvé de sa mère. La confrontation père/fille, surtout, à la fin du III, fascine : Wotan y est présenté déchiré entre deux parties de lui-même et, pis, réalise que la partie la plus authentique, la plus sincère, est incarnée par sa fille, et non par sa propre personne… Ce Wagner regardé par le prisme de Freud n’est pas un contresens, tant les rapports entre les personnages, dans le Ring, révèlent les affinités qu’éprouvait le compositeur avec ce qui ne s’appelait pas encore psychanalyse. Mieux, il permet à Stéphane Braunschweig de venir à bout de l’œuvre sans être jamais déshonorant, et sans provocation gratuite… Les quelques huées que l’on peut percevoir au moment des saluts nous semblent alors injustifiées, et injustifiables.
Les Ring en DVD ne manquent pas : il faut à toute fin connaître le travail du tandem Boulez/Chéreau à Bayreuth et, au même endroit quelques années plus tard, l’équipe de choc formée par Barenboïm et Kupfer. Il faut connaître les excellents cast de James Levine au Met, et l’intelligence fantaisiste de la production Haenchen/Audi,… et il faudra compter, désormais, avec cette Walkyrie (suivie, souhaitons-le, des trois autres parties), qui réunit sans doute ce que l’on peut faire de mieux aujourd’hui sur les plans vocal et orchestral, en y ajoutant (bienfait non négligeable) une mise en scène sans fulgurance, mais qui ne manque n’y d’à propos ni de cohérence… Un nouveau must pour tous les wagnérophiles !
Clément Taillia