Les 150 ans de Carmen et de la mort de Bizet sont l’occasion de rendre hommage à celle qui fut la créatrice du rôle-titre et, dit-on, la maîtresse du compositeur. Célestine Galli-Marié (1837-1905) était une des personnalités les plus fortes du chant lyrique en France dans la seconde moitié du 19ème siècle. Formée au conservatoire de Paris, notamment par son père qui y était professeur, elle se singularise assez vite par son refus du répertoire traditionnel dévolu aux mezzos, son intérêt pour les œuvres plus anciennes (elle crée La Serva Padrona de Pergolèse en France) et son entrain à stimuler les compositeurs de son temps afin qu’ils lui écrivent des rôles sur mesure. Elle était réputée pour la souplesse de sa voix et le réalisme de son jeu scénique, qui n’hésitait pas à intégrer la danse, et les expressions dramatiques les plus réalistes, jusqu’à causer pas mal d’émoi parmi les spectateurs de l’Opéra-comique, son théâtre de prédilection.
Le Palazzetto Bru Zane et Eva Zaïcik ont décidé d’exhumer les pages les plus marquantes de son répertoire. Si Carmen, Fantasio ou Mignon sont des titres encore familiers aux mélomanes contemporains, on ne peut en dire autant de Fior d’Aliza de Victor Massé ou des Porcherons d’Albert Grisar. Pourtant, que de joies musicales dans ces oeuvres aujourd’hui bien oubliées. Le charme mélodique le dispute à la finesse d’atmosphère, sur un tissu orchestral toujours soigné. C’est l’esprit français en musique, à son meilleur. Michel Plasson déclarait en interview que ce qui distinguait la musique française des autres était qu’elle « cherchait à décrire le bonheur. » On en trouvera ici d’éclatants exemples. Tout devrait être cité, tant le choix a été fait avec soin, mais contentons-nous d’épingler Le Passant de Paladilhe (avec l’excellente idée d’y ajouter le bref prélude orchestral), ainsi que José-Maria de Jules Cohen, deux morceaux de pure délectation, qui donnent envie d’en découvrir plus.
Depuis son deuxième prix au Concours Reine Elisabeth en 2018, Eva Zaïcik mène une carrière brillante et réfléchie. Sa voix semble atteindre aujourd’hui une première maturité, qui lui permet de marier dans des proportions à peu près idéales la clarté de la diction et le soin porté à la ligne purement musicale. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter la Berceuse extraite du Don César de Bazan de Massenet : il est rare qu’un abandon vocal aussi voluptueux ne vienne jamais gêner la compréhension de ce qui est dit. Chapeau ! Et dans les nombreux extraits où c’est l’esprit chorégraphique qui domine, la mezzo est irrésistible d’entrain, à la manière d’une meneuse de revues. Si on ajoute à tout cela l’accompagnement attentif d’un Orchestre national de Lille en grande forme, sous la baguette d’un Pierre Dumoussaud qui a exactement saisi ce qu’est le « demi-caractère » français, on comprendra aisément que ce disque est une friandise musicale de premier ordre.
Le Palazzetto et Actes-Sud ont également publié un fascinant ouvrage consacré par Patrick Taïeb à Clémentine Galli-Marié, fort apprécié par notre collègue Yvan Beuvard.