Au vu du succès d’Iphigénie en Aulide (avril 1774), les directeurs de l’Académie royale de musique de Paris commandèrent à Gluck pas moins de cinq nouveaux opéras. Le premier devant être livré au début de la prochaine saison, le compositeur opta pour l’adaptation d’une partition créée à Vienne, dont la renommée avait franchit les frontières : Orfeo ed Euridice (1762).
En devenant le « drame héroïque » Orphée et Eurydice (août 1774), la fête viennoise subit quelques transformations : les Français n’appréciant pas les castrats, le rôle-titre, écrit pour le contralto Guadagni, fut transposé pour la haute-contre (ténor aigu) Joseph Legros. Gluck révisa également l’orchestration (chalumeaux et cornets à bouquin cédant la place aux clarinettes) et procéda à divers ajouts : une ariette virtuose empruntée à l’un de ses opéras italiens (et non plus un simple récitatif) terminait désormais le premier acte ; un planant solo de flûte et un couplet pour Eurydice furent insérés dans le divertissement de l’acte II, tandis que l’Amour gagnait aussi un air et que les protagonistes se retrouvaient dans le trio final venu de Paride ed Elena.
Plus tard, en 1859, Hector Berlioz ressuscitera l’œuvre, en re-transposant la partie d’Orphée à l’intention de la contralto Pauline Viardot. De ces trois principales versions de l’ouvrage (« de Vienne », « de Paris », « Berlioz »), la seconde, aujourd’hui choisie par Les Arts Florissants, est la moins souvent donnée, sans doute parce qu’elle réclame du ténor une technique longtemps oubliée. Au disque, l’ineffable Léopold Simoneau, qui omettait « L’espoir renaît », semblait chanter Mozart ou Bizet (Rosbaud, Philips, 1956), tandis que le vigoureux Richard Croft lorgnait du côté de l’opéra séria (Minkowski, Archiv, 2004).
Le présent enregistrement bénéficie donc avant tout de l’incarnation de Reinoud Van Mechelen, authentique haute-contre rompue à Lully et Rameau mais désormais armée pour un répertoire plus tardif – et qui avait déjà gravé de larges extraits du rôle dans son portrait de Legros (Alpha, 2023). Le timbre est clair, suave, comme il convient à un demi-dieu capable d’enchanter la nature, l’élocution merveilleusement éloquente et la ligne de chant aussi nourrie que déliée. Si l’air d’entrée, « Objet de mon amour », pâtit encore d’une sur-articulation propre à l’école flamande, la redoutable ariette, en conformité avec le texte, se pare de vocalises légères, aériennes, très différentes du canto di forza plus belliqueux de Croft. Le sommet de son interprétation est atteint dans la supplique aux furies, où il parvient à une fusion inouïe de la déclamation et du cantabile, tandis qu’à l’acte III (duo, « J’ai perdu mon Eurydice »), il préserve l’émotion sans tomber dans la mièvrerie.
Aux côtés de Van Mechelen, le chœur des Arts Flo’ (dix-huit chanteurs) est l’autre grand atout du disque et pour des raisons similaires : à la fois transparent et coloré, il rend justice aux moindres sonorités du livret (les nasales d’ « il est vainqueur »), préserve la beauté du son tout en multipliant les nuances expressives. Enfin, jamais Julie Roset n’a mieux mérité son patronyme, sa voix fraîche coulant comme un baume sur les plaies d’Orphée, dans un style proche de l’opéra-comique qui sied parfaitement à son rôle. L’autre soprano, Ana Vieira Leite, possède le timbre corsé réclamé par Eurydice mais n’affiche pas la même précision dans la diction, parfois brumeuse.
La lecture de Paul Agnew, elle, ne nous convainc que de façon intermittente : en bon chef de chœur, il sait préserver la vocalité de l’écriture, si importante dans ce Gluck d’ascendance italienne, et son orchestre affiche des teintes assez marquées (quels cors féroces !), sans doute parce que ses cordes sont (presque) moitié moins nombreuses que celles de Minkowski. Mais, dans les danses, dans le tableau des Champs-Élysées (le moins réussi), on déplore une pulsation peu élastique, une ligne bien peu tendue, des fléchissements qui démontrent, une nouvelle fois, que la largeur, l’aplat, le sostenuto n’ont guère droit de cité dans l’orchestre des Arts Flo’.
On ne parlera donc point encore de référence, pour cette « version de Paris », mais d’une séduisante lecture à laquelle a manqué une baguette plus assurée.