Il est temps de casser l’image d’un XVIIIe siècle tout d’une pièce, fait de formules compassées bousculées par la providentielle réforme. L’Histoire aime les héros et les moments fondateurs, et le pauvre Johann Adolf Hasse conserva l’image d’un habile faiseur agrippé aux conventions de l’opera seria, tandis que Gluck fut absout par son « rejet » de ces codes et adoubé par Berlioz.
La réalité est évidemment beaucoup plus nuancée. De fait, Hasse fut le parfait représentant de l’opera seria façon Metastasio, les deux artistes ayant émergé parallèlement dans les années 1720. Eux-mêmes revendiquaient leur connivence esthétique, jusqu’à l’ultime Ruggiero de 1771. Malgré une adhésion jamais démentie à l’univers métastasien, Hasse n’est pas resté statique : quand il s’installe à Vienne en 1763, son style a sensiblement évolué. Chassé par la guerre de Sept Ans, il vient de quitter Dresde après une trentaine d’années de service.
Auréolé d’un immense prestige, il trouve sans mal une place auprès de l’empereur d’Autriche. Si Metastasio est poète impérial, Vienne est aussi animée par un courant réformateur soutenu par le comte Durazzo. En une décennie, elle verra naître Orfeo, Alceste, Telemaco, Paride ed Elena de Gluck, Ifigenia in Tauride de Traetta ou encore Armida de Salieri, autant de drames novateurs à divers degrés.
Dans sa correspondance, Hasse affirme n’avoir jamais entendu Orfeo, et l’on peut douter de sa pleine adhésion à cette esthétique*. Mais il connaît sa propre maturation à partir d’autres ferments, à commencer par le dramma giocoso et l’opéra-comique français, qui se répand dans toute l’Europe – y compris Vienne. Loin de la noble grandeur et des contrastes de l’opera seria, ces pages mettent en scène des « gens normaux » dans un langage plus direct. La vogue de La Cecchina de Piccinni (1760) signe l’avènement d’un sentimentalisme qui vient teinter le grand genre.
Le Hasse des années 1760 s’en ressent notablement, surtout dans le singulier Piramo e Tisbe de 1768. La désignation même de l’œuvre, intermezzo tragico, est une nouveauté. C’est le fruit d’une étroite collaboration avec Marco Coltellini, auteur de drames innovants pour Gluck (Telemaco) ou encore Traetta (Ifigenia in Tauride, Antigona). L’œuvre répond à la commande d’une Française dont l’identité reste inconnue. Cette dernière interpréta Tisbe accompagnée d’une autre chanteuse dilettante en Piramo et de Coltellini lui-même dans le rôle du père. Concentrée autour du couple, avec une vraie mise en scène et un orchestre complet, l’expérience se veut ambitieuse sur le plan musical et dramatique. Le succès est au rendez-vous, et l’opéra connaît une belle diffusion.
L’argument évoque Roméo et Juliette : dans la Babylone antique, Piramo retrouve secrètement Tisbe dans ses appartements. Il se cache : le père de son aimée survient et professe sa haine du jeune homme. Quand il repart, les amants décident de se retrouver pour fuir. Dans la seconde partie, Tisbe attend seule dans la forêt ; un fauve la met en fuite. La bête lacère et ensanglante le voile de Tisbe avant de repartir : quand Piramo arrive à son tour au rendez-vous, il croit que son aimée a été dévorée et se perce le cœur. Tisbe revient et se poignarde pour expirer avec lui. Le père arrive à son tour et se donne la mort, rongé par le remords.
Peu de rôles, un récit épuré, une expression mélancolique au service du tragique : voici qui rappelle Gluck. Ce resserrement est propice à la continuité de chaque partie, constituée d’un seul tableau. Les formes des airs et des nombreux duos sont étonnamment variées pour répondre aux élans des jeunes cœurs, avec une belle efficacité dramaturgique, et presque tous les récitatifs de la seconde partie sont accompagnés. Enfin trois suicides sur scène, voilà qui était proprement inouï !
Hasse, dont l’instrumentation est d’une grande finesse à ce stade de sa carrière (cors et flûtes en particulier), exploite sa meilleure veine mélodique. Pas de tempos contrastés ni d’airs de bravoure : lent ou andante, l’ensemble se colore tour à tour d’espoir, de tendresse ou de détresse. Le galbe de « Perderò l’amato ben » ou « Fuggiam dove sicura » séduit immédiatement et les accompagnati sont remarquables, par exemple la scène de Piramo attendant son aimée, qui ose un clin d’œil à « Che puro ciel ». Tendre effusion entrecoupée de palpitations orchestrales allant s’évanouissant, le duetto de la mort est vraiment touchant, et sent déjà Mozart.
On se félicite que ce chef-d’œuvre trouve ici un enregistrement de qualité, qui vient rejoindre l’album Capriccio de 1994. La proximité de timbre des sopranos Roberta Mameli et Anett Fritsch, un brin plus charnu chez l’Italienne et à peine plus vert et adolescent chez la seconde, contribue à sceller le lien du jeune couple. Bien qu’écrites pour des amateurs, les parties ne sont pas sans exigences, ici amplement satisfaites. Jeremy Ovenden s’acquitte avec conviction du rôle du père, beaucoup plus bref. Du premier violon, Bernhard Forck mène l’Akademie für alte Musik Berlin à travers toute la palette de nuances nécessaires pour aviver la délicate dramaturgie de l’œuvre.
Retenue, élégance et mélancolie : voilà qui parlera moins aux amateurs de sensations fortes. Néanmoins, Piramo e Tisbe mérite pleinement l’attention des dix-huitiémistes pour sa singulière beauté.
* En 1975, dans son article « Aspetti gluckiani nell’ultimo Hasse » le musicologue Francesco Degrada s’interrogeait sur les relations entre ces compositeurs, et plus largement sur la valeur « progressiste » accordée à chacun, à travers l’analyse de Piramo e Tisbe. On pourra aussi approfondir la question du style de Hasse dans les années 1760 et sa relation avec Metastasio grâce à l’ouvrage L’autunno del Metastasio de Raffaele Mellace.