Tandis que, ces dernières années, Pierre-André Weitz s’attachait, avec le soutien du Palazzetto Bru Zane, à redonner vie à certains des opéras-bouffe d’Hervé, Les Chevaliers de la Table Ronde (Bordeaux, 2015), Mam’zelle Nitouche (Angers, 2017) ou V’lan dans l’œil (Bordeaux, 2021), tous repris en tournée, Dominique Ghesquière poursuivait ses recherches autour du « compositeur toqué ». Déjà auteur de Hervé, un musicien paradoxal (livre co-signé avec Renée Cariven-Galharret, éditions Cendres, 1992), il propose dans ce nouvel ouvrage, soutenu lui aussi par l’institution vénitienne, une étonnante somme de documents sur le versant anglais de sa carrière et de sa vie.
Double vie
Hervé a presque cinquante ans quand il donne Mam’zelle Nitouche, dont le personnage principal est, le jour, Célestin, organiste dans un couvent et la nuit, sous le nom de Floridor, compositeur de bouffonneries musicales. C’est une manière de retour sur sa double vie d’autrefois : à dix-huit ans, côté pile, il est Florimond Ronger, élève en composition d’Auber au Conservatoire et titulaire de l’orgue de Saint-Eustache (après avoir été maître de chapelle à l’hospice de Bicêtre et essayé d’apaiser les aliénés en les faisant chanter) et, côté face, sous le pseudonyme d’Hervé, ténor au Théâtre Montmartre (aujourd’hui l’Atelier) où il place ses premiers couplets.
Il a vingt-deux ans quand, entre deux messes, Il se fait remarquer avec un Don Quichotte et Sancho Pança, créé au Théâtre Montmartre en 1847 : il est Quichotte et Joseph Kelm est Sancho. Ce « tableau grotesque » lui vaut d’être engagé à l’Odéon par Pierre Bocage qui lui met le pied à l’étrier.
La vie d’Hervé sera une galopade, une débauche d’énergie, une course de théâtre en théâtre, l’Odéon, le Palais-Royal, les Variétés, l’Eldorado, dont il sera cinq ans durant le chef d’orchestre attitré après avoir été celui de l’Odéon, jusqu’aux Folies-Concertantes (aujourd’hui Déjazet) sur le Boulevard du Temple qu’il dirige à partir de 1854. À la même époque, Offenbach, qui lui avait dirigé de son violoncelle l’orchestre de la Comédie-Française, prend la direction des Bouffes-Parisiens.
Le miroir d’Offenbach
« Rival oublié d’Offenbach », dit le sous-titre du livre de Dominique Ghesquière. La similitude de leurs deux parcours saute aux yeux. Hervé sera d’ailleurs le créateur en 1855 du rôle-titre d’Oyayaye ou La reine des îles, « anthropophagie musicale » de son concurrent. Qui, un jour, lui proposera le rôle de Jupiter pour une reprise d’Orphée aux Enfers, dans sa version en quatre actes !
Difficile de dire lequel des deux inventa ce style bouffe renouvelé, porté sur la parodie, le clin d’œil, le calembour musical, le second degré, voire pour Hervé une loufoquerie surréaliste avant l’heure portée par une prolixité mélodique infatigable. Et chez l’un et l’autre, une malice à se débrouiller avec un règlement des théâtres qui leur imposait à leurs débuts des partitions à trois personnages au maximum (pour protéger le privilège de l’Opéra-Comique).
En tout cas, pour tous deux, les œuvres dont on garde souvenir ne sont que la partie émergée d’un considérable iceberg.
Hervé doit attendre 1867 pour son premier vrai grand succès, L’Œil crevé, une parodie du Freischütz de Weber. À cause d’une obscure affaire de mœurs (un jeune serveur de restaurant dont il aurait tenté d’abuser, d’où une condamnation à trois ans de prison, commués en dix-huit mois), il a pris un retard impossible à rattraper sur Offenbach, qui triomphe avec Orphée aux Enfers dès 1858, vite suivi de la Belle Hélène en 1864, de la Vie Parisienne et de la Grande Duchesse en 1867, l’année de l’exposition universelle.
Demi-exil
L’Œil crevé est très vite repris à Vienne (Der Pferl in Auge) et à Londres (Hit and Miss). Désormais Hervé fera de Londres son autre capitale (Offenbach en fait de même mais à Vienne). Son Chilpéric, dont il a chanté le rôle-titre à la création aux Folies-Dramatiques en 1868 et son Petit Faust (1869), tout en références à Gounod et Berlioz, sont proposés au Lyceum Theatre, immense salle du West End dès 1870. De même qu’une « bouffonnerie musicale », rebaptisée Bagatelle par les Anglais, Le Compositeur toqué, qui deviendra bientôt le sobriquet d’Hervé.
Hervé désormais partagera ses jours entre Hower James Street et la rue de Tocqueville. Et, se séparant de son épouse, Eugénie Groseille, dont il a eu quatre enfants, il refera sentimentalement sa vie avec Ella Ann Riley, de vingt-quatre ans plus jeune que lui, qui lui donnera deux fils anglais, Louis et Auguste. Tout cet aspect privé est lui aussi documenté par Dominique Ghesquière.
Stratégie théâtrale
Mais c’est surtout l’étonnante campagne de conquête des théâtres et du public londoniens, que chronique Dominique Guesquière, qui a dépouillé et traduit d’innombrables critiques anglaises, souvent bien plus favorables au « redoutable charmeur étranger » – la phrase est d’Emily Soldene, l’une de ses partenaires qui le trouve « tellement gai, tellement gracieux, tellement distingué » – que la presse parisienne. Le Figaro se gausse de « sa belle voix de ténor qui tient le milieu entre l’enrouement et la ventriloquie » alors que The Globe écrit que « la voix de M. Hervé est plus axée dans le ‘registre diseur’ que dans celui de chanteur »…
Non content de transplanter ses succès parisiens, ou de les adapter (L’Œil crevé devenant The Merry Toxophilites, puis Shooting Stars), La Belle poule Poulet and Poulette, Hervé offre aux Londoniens des créations originales, ainsi Aladdin the second, 1870 ou Mefistofele II (1880), parodie de celui de Boito.
Chose plus étonnante, on le verra aussi pour un Concert Promenade à Covent Garden le 8 août 1874 composer et diriger une vaste symphonie dramatique avec solistes, chœur et orchestre intitulée The Ashanti War, d’esthétique résolument victorienne et célébrant une victoire britannique sur le peuple Ashanti du Ghana. Hervé en écrit aussi le livret, traduit par Alfred Thompson, le librettiste de son Aladdin. « Nous ne pensons pas que la symphonie héroïque de M. Hervé soit destinée à un vaste succès », écrira sobrement le London Evening Standard, avant un éreintement en bonne et due forme. En revanche, aux mêmes Concerts Promenade, Hervé sera apprécié dans des pages symphoniques de Wagner tirées de Rienzi, Lohengrin, Tannhaüser ou Le vaisseau fantôme.
Rebondissements
Il garde un pied à Paris, où il reprend, pour en confier la direction à son fils ainé Emmanuel, qui fait carrière de ténor sous le nom de Gardel, la direction du Théâtre des Arts, boulevard de Strasbourg, qu’il renomme Théâtre de l’Opéra Bouffe. Il y propose un opéra-comique, Estelle et Némorin, qui fait bâiller le public, puis une reprise de son Chilpéric, mais, fatigué sans doute, il semble avoir perdu sa verve. Le fiasco tourne à la faillite.
Mais il a tôt fait de se ressaisir avec La Marquise des rues, Panurge, puis La Femme à Papa. En même temps qu’il prend la direction de l’orchestre de quarante musiciens des Folies-Bergère, où il dirige des extraits de Verdi, Gounod ou Meyerbeer, mais aussi un ballet-pantomime, Assommoir et Canne à Sucre, où il entremêle des danses naturalistes inspirées de Zola et des danses créoles…
On en apprendra évidemment bien plus sur les stratégies d’Hervé, sur le petit monde des théâtres que sur les œuvres elles-mêmes ou les mises en scène : tous les aimables lyricographes que cite l’ouvrage, qu’ils soient de Paris ou de Londres, résument parfois les livrets mais restent dans le flou : les ouvertures sont « admirablement orchestrées », « Mme Untel chante et joue d’une manière inimitable », les mélodies sont « vives, délicates et étincelantes », « M. Hervé [dans Doctor Faust] maîtrise avec une grande habileté la voix que la nature lui a donnée » (litote anglaise). Ceci quand ils sont aimables. Les critiques parisiens se déchaînent au sujet d’Alice de Nevers (1875) : Albert Wolf dans le Figaro s’en prend à l’acteur « sans talent et sans voix » si habile à transformer « la finesse d’esprit du théâtre en folie grossière, en calembredaines d’arrière-boutique de marchand de vin » et Paul de Saint-Victor estime qu’il n’a « même pas cette verve grossière qui allume les boniments des pitres forains, pareils aux feux follets qui s’exhalent des fumiers en fermentation… »
Son heure commence à passer
Les directeurs de théâtre londoniens veulent tous du Hervé ou à défaut de l’opéra-bouffe à la française. Les Cloches de Corneville de Planquette y deviennent The Chimes of Normandy, L’Alhambra Royal Theatre commande à Offenbach un Whittington and his act, « grand opéra bouffe féérie » tandis que Gilbert & Sullivan triomphent avec H.M.S. Pinnafore. On lira dans le livre de Dominique Ghesquière la longue liste des créations parisiennes ou londoniennes, Lili, Mam’zelle Nitouche, La Cosaque, Fla-Fla, Frivoli, etc. Mais sentant sans doute que l’heure du burlesque et du non-sens est passée, Hervé donnera la musique de plusieurs ballets pour les soixante musiciens de l’Empire Theatre entre 1887 et 1889, Dilara, Rose d’amour, Diana, Duel in the snow after a mascared bal et le « sublime » Cleopatra à la musique « admirable »….
En 1889, il compose Paris Exhibition, ballet consacré à l’Exposition Universelle de 1889, celle de la Tour Eiffel. Lui qui écrit à un ami « Là-bas on m’étrille, ici on me laisse tranquille », il a pris la nationalité anglaise. Réaction du Gil Blas : « Le Maestro Hervé, dont un bon Français ne peut plus prononcer le nom sans frémir… »
Son retour à Paris est mélancolique. On ne veut plus de ses bouffonneries, désormais démodées, mais il escompte que l’opéra-comique, Bacchanale, qu’il parvient à faire jouer aux Menus-Plaisirs en 1892 lui ouvrira enfin les portes de la salle Favart. « Vous verrez, demain la presse me félicitera de m’être élevé à un genre supérieur… » La première est le 22 octobre. Les critiques sont sans pitié. Hervé avait toujours eu une haute idée de lui-même, et même un penchant à la mégalomanie. La déception est rude. Et la chute rapide. Il semble que son esprit vacille. Le 3 novembre, une ultime crise de l’asthme dont il avait toujours souffert l’emporte alors que, dit-on, il était en train de lire un article cinglant dans l’Écho de Paris.
Davantage biographique que musicologique, l’ouvrage de Dominique Ghesquière, remarquablement édité, ajoute à sa richesse documentaire considérable un cahier iconographique savoureux. C’est, entre autres, une contribution à l’histoire théâtrale. C’est surtout la remise en lumière d’un personnage sans doute plus complexe que le cliché de « compositeur toqué ». Il semble qu’il gardait dans ses tiroirs de nombreuses compositions pour orgue, des plus sérieuses, sa part secrète.