Chose impensable il y a quelques lustres : un ténor ayant chanté les rôles-piliers du répertoire, Werther, Des Grieux, le Duc de Mantoue, Lensky, Gérald (de Lakmé), Rodolfo (de La Bohème), Don José, Alfredo Germont, Roméo (de Gounod), Faust (de Berlioz et de Gounod, mais aussi de Boito), Hoffmann, Arturo (de Lucia), mais aussi Nicias (de Thaïs), Raimbaut (de Robert le Diable) ou Benedict, sur les plus belles scènes, Covent Garden, Vienne, São Paulo, Munich, New York (pour un remplacement au pied levé de Jonas Kaufmann resté fameux), Paris bien sûr et à peu près toutes les salles françaises, et devant attendre l’âge de cinquante ans pour son premier récital solo !

Raffinement et discrétion
L’avantage étant que les quelques airs rassemblés ici par Jean-François Borras sont un concentré de maturité, de maîtrise, de savoir, mais aussi de sensibilité, de délicatesse. Rien de démonstratif, au contraire une discrétion telle que c’est au fil de plusieurs écoutes qu’on découvrira à chaque fois de nouveaux raffinements de phrasé, de couleur vocale, se révélant peu à peu.
On en dira tout autant de la direction de Pierre Dumoussaud à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo : là aussi on entendra des finesses d’orchestration, des contrechants, des éclairages nouveaux, mais surtout, grâce à une superbe prise de son, cette attention à la fusion des pupitres, à la création d’une sonorité d’orchestre d’ensemble, cet équilibre entre la plénitude, la rondeur du son et la clarté des détails, tout ce qu’on entend quand Dumoussaud est dans la fosse, et qu’on retrouve ici.

Le rocher comme prétexte
Le programme adopte le prétexte d’un hommage à Raoul Gunsbourg, qui fut de 1893 à 1951 le directeur de l’Opéra Garnier de Monte-Carlo, à laquelle il donna une personnalité à sa ressemblance.
Élément biographique plus personnel, Jean-François Borras commença son éducation musicale à la maîtrise de la cathédrale de Monte-Carlo, d’où son attachement au rocher. De surcroît il a chanté à maintes reprises dans des mises en scène de Jean-Louis Grinda, titulaire du fauteuil de Raoul Gunsbourg de 2007 à 2022, et aujourd’hui directeur des Chorégies d’Orange (où il dirigea Borras et Marie-Nicole Lemieux dans un mémorable Carmen en 2023).
Pour l’essentiel, plutôt que des raretés créées sur l’initiative de Gunsbourg, tels L’Ancêtre, de Saint-Saëns (qui d’ailleurs paraîtra bientôt sous étiquette Palazetto Bru Zane), Naïs Micoulin de Bruneau ou Messaline d’Isidore de Lara, ce sont des piliers de son répertoire que Jean-François Borras a choisis.

Un merveilleux Werther
Et d’abord ce Werther qu’il a chanté partout et où il est merveilleux. Écoutez la façon déconcertante de naturel et de sincérité dont il dit/chante son « Toute mon âme est là ». L’air lui-même est un modèle de tenue vocale, avec des allégements en voix mixte, une émission à fleur de voix mais aussi des forte éclatants amenés par un souffle inépuisable, une évidence de la ligne qu’on retrouve dans l’arioso, « Ce qu’elle m’ordonne », qui est miraculeux de justesse (tandis que l’orchestre distille les raffinements de Massenet et fait respirer ses ponctuations).
Quant à « Lorsque l’enfant revient », au gré des écoutes on admire l’entremêlement de voix mixte et de voix de poitrine, la puissance vocale qui passe par-dessus un orchestre considérable en gardant sa douceur et l’intériorité du personnage, une alchimie qui fait regretter l’absence de « Je ne sais si je veille… Ô Nature…»
La ligne et les mots
On s’en console avec les extraits de Manon. Dans « Je suis seul… Ah ! Fuyez, douce image », on retrouve cette façon de passer de la douceur, presque de la confidence, à des éclats qui ne sont jamais durs, sans jamais perdre la ligne, de varier l’émission vocale, la dynamique et les couleurs en s’appuyant sur le texte (aucune syllabe ne se perd)… Le rêve de Des Grieux n’est pas moins magique, continûment sur le fil entre voix de poitrine et voix mixte et porté par des cordes lumineuses. En un mot, on ne sait pas trop comment c’est fait…

L’éclat, la beauté d’un timbre très rond
Pour en rester à Massenet, Borras arrive à se dépêtrer de la prosodie un peu bancale de « Je vais la voir… Soir admirable » (extrait de Roma, créé à Monte-Carlo en 1912 sur un livret de Henri Cain) qui met en valeur la limpidité de son registre supérieur, et une homogénéité qui, dans la même veine héroïco-drapée, se laisse admirer aussi dans l’extrait d’Hérodiade, « Adieu donc, vains objets », où Borras, grand diseur, réussit à concilier la noblesse et l’intimité. Le Philharmonique de Monte-Carlo y fait des merveilles dans le prélude comme dans l’accompagnement de l’air, d’un Massenet orchestrateur très inspiré.
À peu près contemporain, l’air de Polyeucte, qui commence par une marche funèbre pour finir dans des effusions typiques de la veine sensuelo-religieuse de Gounod, oscille entre la prière et la romance. Borras y est irrésistiblement lyrique, porté par un orchestre aux « flatteuses voluptés ».

L’instrumentation à la française
Un orchestre qui palpite d’angoisse au début de la scène du tombeau de Roméo et Juliette (et quel cors !), pour introduire un autre moment d’anthologie, où l’art du phrasé de Boras et la rondeur du timbre, avec ses demi-teintes et ses éclats dorés, sa diction impeccable, et toujours cette étonnante maîtrise de la ligne, rendent justice à la complexité d’écriture d’une page singulière et novatrice (1867). Non moins envoûtante, frémissante, la page orchestrale du sommeil de Juliette, avec ses bois chambristes, et l’ample respiration que Pierre Dumoussaud lui confère.
Le brio, aussi
Novateur, Berlioz ne l’était pas moins cinq ans auparavant : l’orchestration de Béatrice et Benedict semble extra-terrestre et Dumoussaud en restitue la nervosité et les scintillements. Non moins virtuose Borras se joue d’une mélodie à l’écriture capricante, comme pour montrer qu’il a dans la voix, non seulement le legato et le chant spianato, mais aussi la virtuosité.
Un brio qu’il déploie dans la légende de Kleinsach, ou dans l’air d’Amica (1905), commande de Gunsbourg à Mascagni, à laquelle il confère fluidité et légèreté (de même que Dumoussaud parvient à en aérer le copieux Intermezzo). Qui apparaît comme une concession (un peu longuette) au programme de cet album de même que l’air, assez peu convaincant selon nous, extrait de Le vieil Aigle, un des opéras de Raoul Gunsbourg, qui programma certains de ses propres opéras sur la scène de Monte-Carlo, plutôt discrètement d’ailleurs.

Un Don José belcantiste
En revanche, ce qui convainc tout-à-fait c’est l’air de Don José, qui donne envie de parler de bel canto, même si c’est anachronique : ce cantabile impeccablement tenu, souple, ces moyens purement lyriques, cette retenue… et puis ce passage en falsetto, si délicat, sur le si bémol de « j’étais une chose à toi »… Non moins beaux les détails d’instrumentation en arrière-plan, le cor anglais, les cors, les vagues des cordes, les flûtes, un basson, les arpèges de harpe, toute cette conversation discrète, ces voix qu’on essaie de distinguer…
La leçon de chant français que donne Jean-François Barras au fil de ce très bel album a aussi l’attrait d’éclairer ce moment de la musique française, où, le symphonique se portant mal et la musique de chambre restant encore dans les limbes, c’est dans la fosse d’orchestre que tout se passait.