Vingt ans après leur premier enregistrement en commun, un programme de lieder de Liszt (Harmonia Mundi, 2005), voilà un extraordinaire double album : Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch y marquent la discographie schumannienne de lectures troublantes, musicalement et humainement, de Dichterliebe et des Kerner-Lieder à quoi ils ajoutent le DVD d’une fascinante mise en scène du Schwanengesang de Schubert.

Bravache
Il y a du panache dans ce CD. Comme une réponse bravache à ceux qui glosent mélancoliquement sur la voix de Kaufmann. « Bien sûr, qu’elle a changé, semble-t-il leur répondre, et je le sais mieux que personne. D’ailleurs écoutez ce qu’elle était en 1994…. » Et de proposer en bonus quelques lieder d’un Dichterliebe enregistré en 1994, qu’il conservait sur une cassette DAT. Il avait vingt-cinq ans. Que pense-t-il de cet Éliacin ? Réponse dans le livret de l’album Sony : « Beau matériel, une voix de ténor flexible et douce, mais qui sonne trop serrée lors de la transition vers les aigus. Cela fonctionne bien avec une jeune gorge pendant un certain temps, mais à long terme il faut absolument trouver le moyen de franchir avec relâchement le passagio vers le haut. Mais le point positif, c’est qu’alors j’essayais déjà d’interpréter. »
Hormis ce bonus, voilà donc le premier enregistrement « officiel » du cycle fameux, mais dont on trouve sur la toile de nombreux témoignages de concert, et aussi un enregistrement « de studio » qui aurait été fait à Hammelburg (Bavière) le 28 juin 2001 avec déjà Helmut Deutsch et non publié.
Hausmusik
Quant à celui-ci, d’avril 2020, Helmut Deutsch évoque l’étrange atmosphère de l’époque du confinement, où tout était fermé et les voyages difficiles entre Autriche et Allemagne, mais aussi l’accueil dans une maison privée, à Herrsching am Ammersee, dont l’ambiance, plus chaleureuse que celle impersonnelle d’un studio, donne à cet enregistrement son côté « Hausmusik ». Il n’empêche, ajoute Kaufmann, tout était bizarre, on mangeait à des tables séparées, on se parlait à distance, mais de ces contraintes naquit un travail rapide, dans une grande concentration.

Portrait du ténor en Dichter délaissé
Parmi les dons généreux qu’il a reçus, la voix, la prestance, etc., Kaufmann a celui d’incarner puissamment un personnage, un état d’âme, une sensibilité, que ce soient Parsifal, André Chénier, Werther, Faust (celui de Berlioz) et combien d’autres. Ici c’est le Poète, ou plutôt l’homme mûrissant, laissé sur le bord du chemin. Est-ce le fait de cette diction parfaite, de cette gravité, au double sens d’austérité et de pesanteur, de ce passage des années que la voix donne inéluctablement à entendre, mais sa lecture de cet illustre cycle de mélodies, davantage que d’innombrables autres auxquelles nous sommes attaché, invite à retourner aux textes admirables de Heine, choisis par Schumann.
Les quatre premiers poèmes-lieder replongent aux temps des amours débutantes, au présent de l’indicatif, puis, apparition du prétérit, quelque chose se brise (« Ich will meine Seele tauchen »), et dès lors les amours du poète mûrissant se vivent sur le mode du ressouvenir et de la douleur.
Couleurs blafardes
Kaufmann, dit, incarne, la grandeur désespérée de Im Rhein, im heiligen Strome (« In meines Lebens Wildnis – Dans ce désert de ma vie »), l’altière indulgence de Ich grolle nicht – Je ne te maudis pas (« Ich sah, mein Lieb, wir sehr du elend bist – j’ai vu, mon amour, ta souffrance »).
Et Helmut Deutsch fait déferler les flots de notes de Und wüssten’s die Blumen avant d’en asséner les fatals derniers accords sur « Sie hat ja selbst zerrissen, Zerrissen mir das Herz – Elle m’a elle-même déchiré, déchiré le cœur » avec une brutalité impitoyable, égale à celle ici de Kaufmann.
Ce n’est pas une version gracieuse de Dichterliebe, c’est une version douloureuse – d’ailleurs en parfaite cohérence avec la conception par Claude Guth du Schwanengesang que propose le DVD -, à l’instar de Das ist ein Flöten und Geigen, dont Kaufmann dévore, mâche, rugit les consonnes avec hargne (schmettern !)

L’art du chant est intact. Écouter l’usage de la voix mixte dans Hör’ das Liebchen klingen, les couleurs blafardes qu’elle suggère. Kaufmann se met à la hauteur de Schumann mais aussi et peut-être surtout des poèmes de Heine qui ne sont pas de petites choses : « So will mir die Brust zerspringen / Von wildem Schmerzendrang – Ma poitrine veut éclater d’un désir sauvage de douleur ».
Entre terre et brumes
Nulle tendresse dans Ein Jüngling liebt ein Mädchen, mais seulement de l’amertume, presque de l’aigreur, et un auto-apitoiement suspendu entre terre et brumes dans un Am leuchtenden Sommermorgen, où la voix, presque détimbrée, flotte dans un camaïeu de gris. Comme l’insaisissable postlude qu’égrène Helmut Deutsch comme en rêve.
Écouter justement comment le pianiste ponctue les moroses ruminations de Ich hab’ im Traum geweinet – J’ai pleuré en rêve. L’osmose est parfaite entre le chanteur et son partenaire, tous deux étirant les silences, et passant du presque rien, du ressouvenir pâli, du pianissimo infime, au sur-expressif, à la violence des deux derniers vers, « Je me suis réveillé et mes larmes coulaient toujours à flots ».
Enfin l’un et l’autre osent l’idylle, presque mièvre, d’Allmächtlich im Traum seh’ich dich, le chromo bondissant (et peut-être ironique sous la plume de Heine) de Aus alten Märchen winkt es ou le sardonique grinçant de Die alten, bösen Lieder, mais à nouveau le long postlude, évanescent, en viendra démentir les dernières résolutions du Dichter, celles d’enfermer les douceurs et les douleurs de ces amours éteintes dans un cercueil qu’on jettera à la mer.

Une grande version, tragique, violente, des Kerner-Lieder
La dramaturgie des Kerner-Lieder n’est pas moins intéressante, notamment si on la rapporte à la vie personnelle de Schumann. Un cycle qu’il définit comme Liederreihe (suite de lieder) écrit dans les deux derniers mois de 1840 : enfin le mariage avec Clara a été célébré, mais s’en est suivi pour Robert une période déprimée, un peu creuse et improductive.
Les poèmes sont d’un médecin-poète souabe, Justinus Kerner, dont Heine raillait la passion pour le spiritisme, et chantent en vers réguliers la nature, la forêt allemande, le vent, les nuages, les longues marches, les nuits de tempête, les fleurs, les oiseaux (beaucoup). La traduction musicale que Schumann en donne n’a rien d’apaisé ni de bucolique. C’est l’histoire d’une tempête intérieure et Kaufmann en offre une lecture tragique, violente, sauvage. Aucune concession à l’aimable ou au sentimental.
La vie comme une lande déserte
Le volcanique Lust der Sturmnacht (Joie d’une nuit de tourmente) donne d’emblée le ton : le voyageur égaré malmené par la bourrasque qui agite la nature et l’âme trouve l’apaisement dans la douceur du foyer : « Puisses-tu ne jamais finir, nuit d’orage ! » Autant Kaufmann est ici ardent , autant il sera séraphique dans le lied suivant, Stirb Lieb’ und Freud’, qui évoque une jeune fille prenant le voile. Helmut Deutsch y est aussi suave de toucher qu’il avait été tempétueux auparavant, tandis que Kaufmann, qui par instant use de la voix de tête, étire le tempo à l’infini.

Le Wanderlied, chanson de route conquérante et musclée, semble exprimer la résolution d’embrasser à nouveau la vie, comme un peu plus loin Wanderung, et c’est le dessein de Schumann en somme à ce moment-là. Ce qui émeut, c’est peut-être le timbre un peu vieilli, où l’on croit entendre les fatigues de la vie, et une manière de sursaut malgré tout.
Le souvenir (et le désir) d’un printemps consolateur (Erstes Grün) ou la nostalgie d’une forêt protectrice, alors que la vie a pris l’aspect désolé d’une lande déserte (Sehnsucht nach der Waldgegend), la mort des compagnons de route (Auf das Trinkglas eines verstorbenen Freundes), tout cela Kaufmann l’exprime par un jeu de couleurs assourdies, presque grisâtres, des passages translucides en voix mixte, l’effacement de toute rutilance.
Crépusculaire ?
Dépouillement, effacement, confidence sottovoce (mais le piano dit ce que la voix ne veut avouer), le sublime Stille Liebe côtoie le silence, moins désemparé, dénudé, décharné toutefois que l’encore plus sublime Frage (Question). C’est le moment où l’on se dit que cet enregistrement a quelque chose de crépusculaire.
Tout le savoir, toute la vie d’un liedersänger semblent se concentrer dans le monumental Stille Tränen (Larmes secrètes), sommet de cette liederreihe. Le texte très beau évoque les larmes qu’un homme peut verser la nuit, en secret, avant de reprendre sa route au matin, dans une nature qui a versé, elle, des larmes de pluie.
Kaufmann, sur les accords obsédants du piano, construit un crescendo infini, comme s’il allait chercher petit à petit les ultimes ressources de sa voix. Voix qui monte à la recherche de ses notes les plus hautes (un si bémol sur Schmerz, douleur, dans la tonalité originelle d’ut majeur) et jubile enfin sur un fröhlich Herz, un cœur joyeux, conquis de haute lutte. L’impression d’un effort (réel ou simulé ?) ajoute encore au tragique de ce lied.
Que suivront deux lieder somnambuliques, qui s’enchainent, Alte Laute, le dernier, semblant le fantôme de Wer machte dich so krank (Qui t’a rendu si malade ?)

Un testament ?
Dernier message testamentaire ? Kaufmann y semble s’effacer, faire un dernier signe de la main avant de disparaitre. Il n’y a plus là qu’un filet de voix, fragile, chancelant, désolé. Certes, Kaufmann et Deutsch ne font là que respecter à la lettre les indications de Schumann, Langsam, leise (lentement, doucement) puis Noch langsamer und leiser (Encore plus lent et plus doux), mais le piano et la voix mourant là ensemble, sans postlude, ils semblent vouloir prendre congé. Sans retour ? C’est à la fois magnifique et d’une tristesse infinie.
Quel contraste alors avec les six lieder de 1994, l’enthousiasme, l’innocence des débuts, la voix éclatante de santé, les aigus insolents. On écoute ces exploits d’abord en jubilant, avant de tomber dans une mélancolie sans fond, schumannienne s’il en est.
Doppelgänger : le Chant du cygne transfiguré
Neuf rangées de lits métalliques blancs, chacune de sept lits, sauf une où un piano a pris la place d’un lit. Là, en pantalons militaires, chemises sans col et bretelles, dix-huit hommes, dont Jonas Kaufmann.
On entend des grondements sourds, explosions de mortier au loin, passage de blindés ou escadrilles d’avions. Ces bruits menaçants composés électroniquement par Mathis Nitschke s’ajouteront à la partition de piano (jouée bien sûr par Helmut Deutsch).
De part et d’autre de l’immense aire de jeu, dans l’ancien arsenal de New York, les gradins du public, dont l’éclairage bleuté froid contraste avec la chaleur de celui des soixante-deux lits.

Gisant sur eux, les blessés sont parfois agités de soubresauts. Les uniformes bleus et les vastes tabliers blancs des six infirmières évoquent les sœurs de charité dont parle Rimbaud. Encore que celles-ci, avançant d’un pas militaire en poussant les potences des perfusions, ont des airs et des raideurs de garde-chiourmes.
Il semble – mais on est dans le symbolique, non pas dans le réalisme – que cet hôpital de campagne pourrait être sur le front durant la Première Guerre mondiale. Et les gestes incontrôlés des jeunes soldats, se soulevant sur leurs lits, ou errant dans les travées, font supposer des dégâts psychologiques plutôt que des blessures sanglantes.
Donner chair au lied
Jonas Kaufmann est l’un de ces vaincus de la guerre. Il traverse parfois l’aire de jeu à grands pas, comme hagard, parfois il s’inscrit avec ses compagnons de malheur dans la chorégraphie de Claus Guth, puis se recouche, avant de se relever hagard. Il écoute les bruits, scrute le ciel où passent des bombardiers (et des bandes de lumière menaçantes balaient l’espace d’un bout à l’autre), et il chante le Chant du cygne de Schubert dans (croyons-nous) la seule version scénarisée qui en existe (le Voyage d’hiver l’a été plusieurs fois).
Ce cycle bâti quelque peu de bric et de broc, déséquilibré par les six lieder sur des poèmes de Heine placés à la fin, y trouve une cohésion qu’on lui dénie le plus souvent.
On se prend à penser que Kriegers Ahnung (Pensées de guerrier), le deuxième lied du cycle, mais placé ici en premier, a pu être à l’origine de cette mise en scène : « In tiefer Ruh liegt um mich her / Der Waffenbrüder Kreis – Autour de moi, dans une profonde quiétude, / Dorment en cercle mes compagnons d’arme ».
Mais tous trouveront un sens nouveau dans ce contexte. Un peu comme ceux de Dichterliebe. Les plus tendres prenant les couleurs du ressouvenir des moments heureux. L’ordre traditionnel de passage est entièrement modifié dans cette optique (cf. nos « détails »), à quoi s’ajoute un lied Herbst-Automne D. 945 (texte de Rellstab aussi) qui ne fait pas partie du recueil.

Glissement de sens
Nombre de lieder changent de sens ou d’esprit, ainsi Frühlingssehnsucht dont Kaufmannn livre une version violente et désespérée et tandis qu’il fait jaillir des pétales de fleurs rouge sang des lits vides, que les soldats et les infirmières sont soulevés par un vent de folie, Helmut Deutsch transforme le postlude du lied en musique répétitive rageuse.
Le doux Ständchen (Sérénade), chanté par un Kaufmann se traînant au sol, devient pathétique et désespéré. Aufenthalt, moment où il semble menacé par ses comparses puis ignoré par eux qui errent comme des zombies, devient l’expression de la solitude humaine. Abschied (adieu) devient le chant douloureux d’un prisonnier qui croit pouvoir s’évader, mais cette velléité va déclencher on ne sait quelle attaque de gaz qui les précipitera tous au sol.
Alors commencera quelque chose d’inouï : le second mouvement de la sonate en si b majeur de Schubert, joué par Helmut Deutsch, ce formidable pianiste qui s’est promis de ne jamais donner un concert en soliste.

Cet intermède marquera le début de la deuxième partie. Secouée par un spectaculaire bombardement ordonné, dirait-on, par Der Atlas (et ce lied sonne plus impressionnant que jamais). Puis c’est l’ombre gigantesque d’un B52 qui jette au sol les hommes.
Tous se prennent à rêver sous la menace de la mort, à plonger dans leur passé, les infirmières deviennent autant de Fischermädchen, d’images d’un bonheur possible. Mais Kaufmann a été blessé, une tache rouge envahit sa chemise, on l’entoure comme un mourant, on porte son lit comme un cercueil, c’est gisant là qu’il chante Am Meer, et son cortège funèbre traverse tout l’espace.
Effet de réel
Images saisissantes : celle des infirmières le livrant sur lui à une manière de toilette mortuaire, prématurée puisqu’il se relève alors que s’ouvre dans un grand fracas la porte d’acier de l’Armory donnant sur Lexington Avenue et qu’il commence Die Stadt (magnifiquement). Effet de réel formidable : la rue, les voitures qui passent, des taxis jaunes, des passants indifférents. Il en revient suivi de son double halluciné, blessé comme lui.
Image fascinante et indéchiffrable à la fois : les lits, les soldats gisants, le Dichter et son double, son Doppelgänger qui lui vole sa place sur son lit.

Fin énigmatique d’une mise en image superbe et troublante. D’autant plus marquante qu’elle est abstraite et laisse place à l’imaginaire.
Jonas Kaufmann y est constamment puissant, grandiose et désemparé. Il s’empare de ces lieder, les habite, leur donne corps, physiquement impressionnant comme dans ses plus belles incarnations à l’opéra. Musicalement il ne l’est tout autant, utilisant avec art sa voix actuelle pour donner de ce Schwanengesang une lecture inoubliable de force et d’émotion.