Créé en 1791 à Vienne avec un grand succès, Die Zauberflöte ne sera entendu à Paris que 10 ans plus tard et dans une adaptation française. Adaptation et non simple traduction : avec ses longs dialogues et un texte parfois trivial, l’ouvrage n’est pas au goût de l’époque. De plus, la répartition des rôles ne correspond aux tessitures disponibles dans la troupe de l’opéra. Enfin, le cahier des charges du Théâtre de la République et des Arts (qui deviendra l’Académie impériale de Musique) impose, outre l’usage du français, des récitatifs accompagnés et des ballets. C’est Ludwig Wenzel Lachnith qui se charge de ce remaniement. Né à Prague en 1746, Lachnith est venu à Paris en 1773 pour se perfectionner dans le jeu du cor. En raison d’une santé fragile, il s’est ensuite orienté vers la composition auprès de François-André Danican Philidor, tout en enseignant le clavecin. Après avoir composé quelques ouvrages lyriques, il fuit la Terreur en 1790, pour revenir en France en 1801 à l’Opéra comme « instructeur », période de la création de son pasticcio Les Mystères d’Isis. Obligé de fuir à nouveau en 1802, il reviendra définitivement en 1806. Il meurt à Paris en 1820, laissant quelque 24 symphonies, 3 concertos (pour cor), trois ouvrages lyriques, deux autres pasticcios (les oratorios Saül et La Chute de Jéricho), de la musique de chambre et une méthode de forte-piano.
Les Mystères d’Isis connaîtront un immense succès à Paris, puis en province, en dépit des imprécations grincheuses de Berlioz qu’on ne résiste pas au plaisir de citer partiellement : « Puis, quand cet affreux mélange fut confectionné, on lui donna le nom de Les Mystères d’Isis, opéra ; lequel opéra fut représenté, gravé et publié en cet état, en grande partition ; et l’arrangeur mit, à côté du nom de Mozart, son nom de crétin, son nom de profanateur, son nom de Lachnith ». Il faut dire que cette adaptation est particulièrement … audacieuse. Certes, assez souvent, on retrouve, et au bon endroit, la musique originale de Die Zauberflöte, mais elle peut être aussi réaffectée à un autre personnage : ainsi Pamina chante le premier air de la Reine de la Nuit, sans ses contre-fa mais avec un contre-ré. Lachnith puise aussi des airs dans les autres opéras de Mozart : Myrrène (la Reine de la Nuit version mezzo) chante un air de Vitellia adapté de La Clemenza di Tito, et un autre de Donna Anna du Don Giovanni ; le célèbre « Fin ch’han dal vino » de Don Giovanni devient un trio pour basse et sopranos, etc. On trouve même une introduction à l’acte IV tiré du début de l’adagio de la symphonie n° 103 de Haydn. Les interminables dialogues parlés de la version originale, assez insipides il faut le dire, sont ici remplacés par des récitatifs dans le style … de Gluck ! Tout cela, il faut le reconnaître, est extrêmement réjouissant d’autant que Lachnith fait preuve d’une grande liberté de formes (duo finissant en trio, par exemple).
Le livret garde les grandes lignes de l’intrigue originale mais avec quelques simplifications : plus de dragon, de flûte, de cadenas, d’enfants ni de Monostatos ou d’Orateur. L’ordonnancement des scènes est plus classique et l’intrigue plus cartésienne, plus fade aussi. Myrrène n’est pas le personnage mauvais de la Reine de la Nuit, mais une mère dont la fille a été enlevée pour éprouver Isménor (Tamino) à la demande de Zoroastre, père décédé de ce dernier : elle se réconcilie avec Zarastro et offre elle-même la main de sa fille à la fin de l’opéra. Sacrifié chez Mozart, le personnage de Mona (Papagena) est bien développé : elle hérite de l’air de Monostatos et d’un duo avec Bochoris extrait des Nozze di Figaro. Il est dommage que le texte de Morel de Chédeville ne soit pas d’un meilleur niveau, avec des rimes au kilomètre et parfois des vers un peu boiteux ou bizarres pour nos oreilles modernes (« J’aurais dû rétrograder »).
La réalisation musicale est superbe. Citons en premier lieu Diego Fasolis qui apporte fougue et énergie à cette partition, et réussit à donner une vraie homogénéité à ce patchwork. Le Concert Spirituel et le Chœur de la Radio Flamande sont ici excellents, également plein de fougue. Compte tenu des conditions de réalisation (Diego Fasolis a dû remplacer Hervé Niquet quatre jours avant le concert qui a servi de base à cet enregistrement), le professionnalisme de cette réalisation est tout simplement remarquable s’agissant d’une œuvre qui n’était plus jouée depuis plus d’un siècle et dont il n’existait aucun enregistrement.
La distribution vocale est parfaite, dominée par le Bochoris (Papageno) de Tassis Christoyannis. Le baryton grec chante dans un français très légèrement accentué mais parfaitement articulé. La voix est claire et bien conduite, le timbre chaud. C’est un interprète d’une grande intelligence et le personnage, sympathique, est dessiné avec finesse. Chantal Santon Jeffery est une excellente Pamina, pleine de jeunesse et de vie, tout aussi à l’aise dans les récitatifs tragiques que dans les airs mozartiens. Avec une voix bien corsée, Renata Pokupic incarne une Myrènne musicalement impeccable, mais à laquelle manque un brin d’engagement dramatique. Ténor de technique typiquement mozartienne, Sébastien Droy est d’une parfaite élégance et d’une belle musicalité, mais dans cette version, le personnage est moins présent que dans l’original. C’est exactement le contraire avec l’excellente Marie Lenormand qui rend pleinement justice à sa partie, bien plus développée que dans Die Zauberflöte. Jean Teitgen est un superbe Zarastro (le seul rôle qui soit à peu près épargné par Lachnith) et Mathias Vidal est comme d’habitude superbe mais son rôle trop court. Citons enfin les trois dames, avec Camille Poul, Jennifer Borghi et Elodie Méchain, parfaites également.
Quelques bémols néanmoins : le coffret cartonné n’est pas très solide et se déforme naturellement dans une discothèque. Plus ennuyeux, le livret n’est pas très précis : des duos peuvent apparaître comme une suite d’airs par exemple, et surtout les emprunts aux autres ouvrages de Mozart ne sont pas identifiés. Pour ceux qui échoueraient au blind test, il reste possible de se référer au livret publié en 1806 : pour les airs tirés d’autres ouvrages mozartiens, le titre de l’opéra est indiqué en tête du morceau concerné. A noter que ce livret diffère légèrement de celui du CD, l’enregistrement correspondant à la version éditée quelque temps après la création, version nettoyée des pièces chorégraphiques obligées.
Au final, c’est avec un léger pincement au cœur que nous quittons cet opéra. C’est un peu comme si, du Ciel, l’espiègle Wolfgang avait voulu nous laisser ce beau cadeau, un ultime témoignage de son génie. On attend avec impatience que le Palazzetto Bru Zane à qui nous devons cette résurrection nous propose bientôt cet autre pasticcio (de Cosi fan tutte cette fois) Le Laboureur chinois (!) ou la version de Don Giovanni adaptée pour l’Opéra de Paris.