L’argument de Lucia di Lammermoor ferait aujourd’hui la manchette de Détective : contrainte d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, elle devient folle et le poignarde le soir de leur mariage. A Munich, en juillet 2013, Diana Damrau célébrait ces noces de sang dans une version de concert de l’opéra de Donizetti dirigée par Jesús López-Cobos. Depuis la révolution Callas, on sait qu’une voix sombre peut donner une envergure dramatique insoupçonnée à la cinglée la plus célèbre du bel canto. La créatrice du rôle, Fanny Tacchinardi-Persiani, avait à l’inverse de la Divine, une voix argentine, brillante mais peu étoffée. Si l’on en croit les commentaires de l’époque, pureté, agilité et justesse compensaient l’absence de passion. Le soprano d’essence légère de Diana Damrau, est vraisemblablement plus proche du modèle initial. Est-ce à dire qu’aujourd’hui une telle Lammermoor nous semble manquer de chair théâtrale ? Oui, saine, solide, brave fille au demeurant, les traits lisses, la colorature sage, l’aigu mesuré, l’ornementation réduite, sans que rien ne laisse supposer un quelconque déséquilibre mental, jusqu’à ce que la scène de la folie vienne la tirer de la passivité expressive dans laquelle elle s’abîmait. L’usage des sonorités irréelles de l’harmonica de verre (auquel la démission de l’instrumentiste avait contraint Donizetti à renoncer lors de la création), le choix de la cadence de Mathilde Marchesi, d’une durée supérieure à deux minutes (quand celle d’origine n’excède pas quelques secondes) fouettent le propos. La lumière froide du timbre devient inquiétante, la précision de la virtuosité meurtrière, l’aigu tranchant. Le frisson passe. Un quart d’heure avant la fin de l’opéra, est-il temps encore ?
A sa décharge, Diana Damrau n’est pas aidée par des partenaires dont les enjeux dramatiques de l’ouvrage ne semblent pas davantage la préoccupation première. Jesús Lopez-Cobos butine une partition qu’il connaît comme sa poche pour avoir en 1975 préparé l’édition Urtext enregistrée alors par Montserrat Caballé. Ça ne nous rajeunit pas. Droit dans ses bottes comme un officier à la parade, l’Edgardo de Joseph Calleja adopte d’un bout à l’autre la position figée. La chaleur de la voix, son ampleur, l’étrangeté attachante de son léger grelot ne compensent en rien l’inertie du chant. Excès de facilités ou absence de prise de risque ? Les deux, mon capitaine. L’affrontement de la scène de Wolferag, heureusement restituée dans son intégralité, est moins combat à la vie à la mort que cordiale empoignade. Ludovic Tézier fronce les sourcils, s’étrangle de colère puis, ramené à la sagesse par ce petit accroc dans le maillage serré de la cuirasse, finit dans la strette, par mêler joyeusement sa voix à celle de son prétendu ennemi. Pourtant, cet Enrico sait, derrière la splendeur parnassienne de l’étoffe, dévoiler de temps à autre les dérèglements d’une âme noire. Les crocs, toujours acérés, auraient sans doute voulu gorges moins apathiques pour lacérer davantage. Reste Nicolas Testé qui prouve que Raimondo est un personnage à part entière lorsque l’on consent à préserver l’intégrité de sa partition. Non qu’il soit beaucoup plus investi que les autres mais, compte tenu des coupures dont son rôle fut souvent l’objet, il offre une palette moindre de comparaisons au sein d’un nombre pléthorique d’enregistrements. Capté en direct mais privé de l’urgence de la scène, celui-ci n’en est qu’un de plus parmi d’autres.