L’édition est luxueuse : elle rassemble dans un boîtier un DVD, un BluRay et deux compact discs (et un livret bien sûr). De surcroît, pour accompagner la captation vidéo faite à l’Opéra Gabriel de Versailles, on n’a pas hésité pour les CDs à effectuer un nouvel enregistrement avec une distribution un peu modifiée pour certains rôles.
La plus-value sonore y est spectaculaire : non seulement la prise de son (réalisée, on suppose, à la salle de concerts de Namur) est à la fois plus précise et plus profonde, mais la direction de Leonardo García Alarcón semble plus accentuée, plus libre, et les chanteurs, qui n’ont plus à danser en même temps, peuvent soigner (encore davantage) la conduite vocale. Qu’il s’agisse de la palette de couleurs de la Cappella Mediterranea, de la clarté des plans sonores, de l’équilibre voix-orchestre, de la finesse du son (notamment pour les voix d’Ana Quintans et de Giuseppina Bridelli, mais aussi de Matthew Newlin), le surcroît de qualité nous semble évident.

Mais heureusement il y a aussi l’image, restituant une soirée parfaite, comme il y en a peu à l’opéra. Grâce à l’entente évidente, visible, audible entre un chef et un metteur en scène-chorégraphe. Idée lumineuse de les avoir amenés à créer ensemble, eux qui ne se connaissaient pas auparavant.
C’est en somme une tragédie-ballet que proposaient à Genève et bientôt à l’Opéra Royal de Versailles) Leonardo García Alarcón et Angelin Preljocaj. Non pas une tragédie lyrique entrecoupée de divertissements dansés, mais une imbrication continue du chant et de la danse. À tel point que les chanteurs dansent (et même parfois le chœur aussi).
Mycènes et un Japon imaginaire
On disait chant, il vaudrait mieux dire théâtre chanté-dansé. Une réinvention de cet opéra que Louis XIV aimait tant qu’on le surnomma « l’opéra du roi ».
Atys aime Sangaride, mais Sangaride doit épouser Célénus, roi de Phrygie. Or Atys est aimé de la déesse Cybèle (dont il est le prêtre). La déesse va faire en sorte qu’Atys tue Sangaride. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est qu’il en mourrait de désespoir. Fatalité de l’amour et perfidie des Dieux, c’est une tragédie en cela que les humains (mais les Dieux aussi) sont les jouets d’un destin plus puissant qu’eux.

Le premier décor représente une muraille digne de Mycènes, un appareil de pierres énormes que traversent des lézardes (le thème visuel de la lézarde reviendra souvent). Devant ce mur imposant qui fait penser aux tragiques grecs apparaissent bien vite (car le réglementaire prologue a été supprimé, il n’en reste que quelques mesures et deux personnages, le Temps et Flore, chantés par Andreas Wolf et Gwendoline Blondeel, dans la version DVD et rien du tout dans les CDs) des silhouettes en noir de, comment dire ? samouraïs-prêtres-acteurs de Nō, longues jupes et cuirasses assez sexy, grandes lances noires, tandis qu’Atys affirme à son confident Idas (Michael Mofidian pour le DVD et Adrien Fournaison pour les CDs) qu’il « aime l’heureuse paix des cœurs indifférents ».
Le cérémonial des sentiments
On insiste ici sur la présence du décor et la surprise des costumes, venus d’un Japon fantasmé, digne des films de Kurosawa Akira, tant l’aspect visuel est saisissant. Visions de plasticiens, aussi bien les décors de Prune Nourry que les costumes de Jeanne Vicérial. Les danseurs seront constamment en scène, dans des tenues parfois japonisantes, parfois dans des voiles et des tuniques évoquant Epidaure ou Olympie, et souvent dans des justaucorps noirs androgynes, jambes et bras nus. La sensualité est très présente et un érotisme chastement diffus.
Le noir et le blanc dialoguent partout, et d’ailleurs plutôt l’écru que le blanc, avec parfois un gris léger (les tuniques de voile).

De drôles de petits chapeaux, dignes de prêtres shinto, des mouvements de groupes unisexes en justaucorps, des silhouettes agenouillées de profil comme sur un bas-relief égyptien, des défilés du chœur qui évoquent des moines zen dessinés par Hokusai, tout participe de la création d’un cérémonial des sentiments, majestueux et dépouillé, teinté de sacré.
Une émotion qui saisit
Raffinement, élégance. Tout vise à l’émotion. Beaucoup d’intériorité. C’est du drame vécu par Atys qu’il s’agit. Matthew Newlin l’incarne avec un je ne sais quoi d’affirmé et de fragile en même temps. Dans une tenue grise et noire qui évoque le novice d’un temple, il dit son texte autant qu’il le chante (mention particulière pour son français impeccable, lui qui n’est pas né francophone, et on en dirait d’ailleurs tout autant de l’ensemble de la distribution), on admire la manière dont il le projette, et sa voix un peu âpre ajoute à l’évocation d’un personnage éperdu, pris dans les pièges que lui tend la déesse. Sa prestation physique est assez prodigieuse, il danse en même temps qu’il chante, et habite la scène de sa haute silhouette, avec ce crâne dégarni qui ajoute à son dénuement. Aux saluts, on le verra embrasser avec effusion Angelin Preljocaj, image suggérant à quel point le chorégraphe l’aura révélé à lui-même.

Danser sa vie
Il n’est pas le seul à danser ses sentiments. Tous y sont amenés, certains avec une aisance remarquable, notamment Giuseppina Bridelli, qui dessine une Cybèle perfide à souhait, mezzo ou soprano dramatique, vocalement très convaincante dans la tessiture du rôle et imposant dans l’espace un personnage acide auquel on croit. Particulièrement beau, son lamento « Espoir, si cher et si doux » au troisième acte, qui semble préfigurer le « Cruelle mère des amours » que chantera la Phèdre de Rameau.
Ana Quintans, sensible Sangaride, dessine tout en finesse un personnage pris au piège de la fatalité. Quoi de plus beau que son duo avec Atys au quatrième acte, scène de dépit amoureux portée par les mots de Philippe Quinault, grand expert du cœur humain (« Vous m’aimez, je le crois, j’en veux être certaine, je le souhaite assez pour le croire sans peine »), tandis que les mouvements de leurs âmes sont exprimées par le ballet aérien de deux couples de danseurs au fond du théâtre.
Les rôles secondaires ne sont pas moins brillamment tenus : il faudrait tous les nommer mais on remarquera notamment le beau timbre de baryton de Célénus, son vibrato troublant et ses beaux graves (Andreas Wolf) et le ravissant soprano, très fin, de Lore Binon (la suivante Mélisse) et son agile ligne de chant.

L’essence même de l’esprit baroque
Le spectacle créé au château de Saint-Germain en 1676, somptueusement monté par Lully, homme de cour autant qu’homme de théâtre, entrecroisait la tragédie lyrique (c’était en somme l’invention du genre) et des divertissements (chœur des Nations, danses des Zéphyrs, ou des divinités des fontaines et des ruisseaux, etc.), tout un apparat interrompant le déroulé du drame. Rien de tel ici. Leonardo García Alarcón n’a pas hésité à faire des coupes drastiques, pour créer quelque chose de profondément baroque : tout s’entremêle, la musique, le théâtre et la danse, et les danseurs souvent sont amenés à traduire par la posture et le mouvement les sentiments qu’expriment (tout en dansant eux-mêmes) les acteurs-chanteurs, et dans ce système de doublage il est assez touchant de voir les mêmes gestes en somme poussés à leur terme par les danseurs, qui réalisent à la perfection des portés que les chanteurs esquissent avec une maladresse qui concourt à l’émotion.
Incisivité
Il est rare d’avoir autant l’impression de voir une troupe d’artistes, non seulement les chanteurs-acteurs, les danseurs, mais aussi l’orchestre et le chœur. On s’amusera à comparer le toujours excellent chœur du Grand Théâtre de Genève, imposant quand il apparaît voilé, et à l’occasion entraîné lui aussi dans la danse, mais restant surtout d’une rondeur, d’une plénitude sonore, d’un équilibre luxueux), avec le chœur de chambre de Namur, qu’on entend sur les CDs et qui bénéficie sans doute de la clarté de la prise de son (les différentes voix s’y détachant avec plus de précision).

Le son de la Cappella Mediterranea est d’un velours superbe, très appuyé sur les cordes basses. Un tapis sensible palpitant de vie. La direction de Leonardo García Alarcón, très ardente, anime constamment le discours, veillant à ce que la tension dramatique ne retombe pas. Elle semble encore plus incisive dans la version CD, et les accents plus nets, notamment dans les ensembles. De sorte qu’on ne sait trop quelle version préférer…
Du côté de la captation vidéo, les très beaux cadrages, les gros plans et la beauté plastique de la mise en scène, du côté de la version audio, la vigueur de l’articulation, une énergie qui semble décuplée et des chanteurs encore plus engagés.
Difficile de choisir
Que l’on écoute par exemple le monologue d’Atys, « Ciel ! Quelle vapeur m’environne ! » au cinquième acte : la différence est spectaculaire, tout sonne différemment, les phrasés de Matthew Newlin, les ponctuations de la Cappella Mediterranea, nerveuses, serrées, il y a là une urgence sonore que la version scénique, où le désarroi d’Atys s’exprime par ses mouvements de danse, donne moins à entendre.
L’impression est semblable, un peu auparavant pour la scène célèbre du songe d’Atys au troisième acte, l’un des plus beaux passages de l’opéra (c’est un stratagème de cette peste de Cybèle pour entrer dans les pensées du jeune homme) et le temps semble s’y suspendre, et même s’arrêter. Dans la version scénique on sent, on voit, la parfaite unité de pensée, de sensibilité, entre Leonardo García Alarcón et Angelin Preljocaj. La danse des songes, descendant des murailles puis charmant Atys endormi, est d’une grande beauté formelle. Mais l’envoûtement de la version uniquement musicale, notamment par la distribution vocale (Adrian Fournaison rejoignant Valerio Contaldo, tandis que Cyril Auvity restitue les phrases de Phantase coupées dans la version scénique) est tel qu’on aurait bien du mal à choisir.

L’arbre de vie
L’image finale sera à la fois saisissante et glaçnate : après qu’Atys aura clamé son désespoir d’avoir dans sa folie fait périr Sangaride (et Matthew Newlin aura été impressionnant de puissance et de vérité), après qu’il se sera donné la mort (ce qui est inouï dans le contexte de l’art classique), il sera transmué en arbre (un pin) par Cybèle. Et l’on verra monter dans les hauteurs des cintres cet arbre, création de Prune Nourry, un arbre évoquant ces écorchés de Raimondo de Sangro ou d’Honoré Fragonard où ne se voient plus que les veines en réseau ou les nerfs du corps humain, symboles glaçants de la fragilité qui est la nôtre.