Pourquoi imagine-t-on avec difficulté la Périchole dans une mise en scène « contemporaine », au milieu d’immondices, dans une décharge ou dans une favela ? Et pourquoi l’évocation d’une Amérique du sud folklorique est-elle bien souvent tout aussi insatisfaisante ? Et pourtant il faut bien choisir entre ces extrêmes, car si l’on en reste aux personnages, on risque d’être un peu gêné par la minceur de l’argument de base. De fait, cette œuvre d’Offenbach n’est pas des plus populaires, malgré le nombre croissant de productions théâtrales, et cela peut aussi expliquer la minceur du catalogue des enregistrements CD, avec le plus souvent des vedettes internationales inadaptées à ce répertoire.
La vidéo n’est pas mieux servie, puisque l’on n’en compte que deux : celle de Compiègne en 1995, avec Lucile Vignon, dont Laurent Bury disait « Ce DVD est la preuve que l’on ne peut plus jouer La Périchole comme on le faisait il y a deux siècles, ou même il y a 40 ans, quand l’œuvre faisait en 1969 les beaux soirs du théâtre de Paris, avec notamment Jane Rhodes et Jean Le Poulain. » Et quelques années plus tard, l’hilarant massacre à la tronçonneuse de Jérôme Savary avec sa « chanteuse et le dictateur » (1999-2007), dont on retiendra essentiellement la chute de la Périchole, « un peu grise », dans la fosse d’orchestre… Et depuis, quelques vidéos sur Internet, mais pas de nouveau DVD au catalogue officiel.
La présente édition se justifie donc de prime abord pour combler cette importante lacune vidéographique. Or on a tout lieu d’être inquiet quand on lit le compte rendu de ce spectacle donné à l’Opéra-Comique le 17 mai 2022, dans lequel Guillaume Saintagne soulignait « Malheureusement, la mise en scène de Valérie Lesort semble ne vouloir surligner que l’aspect bouffe de l’opéra, jusqu’à l’indigestion. » (…) « Ce soir, on croit plutôt assister à un spectacle de Jérôme Deschamps sur-vitaminé. »
Mais la captation des 17 et 19 mai, au lieu de laisser le spectateur se perdre en permanence dans l’ensemble de l’espace scénique, recadre tel personnage ou tel détail en gommant ce qu’il peut y avoir de gênant ou de superflu. C’est le travail du réalisateur de la vidéo, et en l’occurrence de François Roussillon, un orfèvre en la matière. Et grâce à lui, même si l’on peut rester un peu agacé par quelques partis pris, par certains costumes et par le côté parfois un peu « opérette du passé », on finit par être globalement conquis par le spectacle qui se regarde avec plaisir, d’autant plus que la qualité de l’image et du son est tout à fait excellente.
La production repose sur une distribution sans failles, à commencer par Stéphanie d’Oustrac, qui campe une Périchole de haut vol. Sans être une spécialiste exclusive d’Offenbach, elle a tout particulièrement brillé dans la Muse/Nicklausse des Contes d’Hoffmann, et dans le rôle-titre de La Belle Hélène à Strasbourg (2010) et à Montpellier (2012). Ici, elle mêle tous les éléments de son vaste registre, et apparaît tour à tour piquante, coquine, gourmande, espiègle, aguicheuse ou sentimentale. La voix chaude et ample dans tous les registres est à l’unisson, et le jeu scénique parfaitement en phase. Bref, voici une Périchole qui, à n’en pas douter, ne cessera pas de compter dans les filmographies du futur. Son Piquillo, Philippe Talbot, est de son côté un balourd sympathique, désarmant de naïveté, parfait contrepoint d’une compagne trop entreprenante. La voix est bien celle du rôle, avec des intonations bien en situation, et une belle ligne mélodique. Enfin, le vice-roi Don Andrès de Ribeira, est interprété par Tassis Christoyannis avec beaucoup de doigté, alternant les moments d’autorité avec ceux où il se laisse submerger par le destin. C’est dans les moments les plus dramatiques que sa voix se développe idéalement, pour camper ce personnage si ambigu.
Parmi les personnages de second plan, on retiendra surtout Éric Huchet et Lionel Peintre, qui n’ont plus besoin de confirmer leur compétence dans tous les domaines, du bien chanter au bien jouer et au bien dire, rendant parfaitement justice au moindre mot. La composition en travesti d’Éric Huchet, en particulier, avec sa poitrine en goguette, restera un morceau d’anthologie. Trois cousines un peu trop traditionnelles mais également bien présentes, et l’amusant prisonnier de Thomas Morris armé de son petit couteau complètent une distribution de très bon niveau. L’orchestre et les chœurs, menés tambour battant par Julien Leroy, donnent à l’ensemble un allant communicatif. On retiendra donc de cette production vidéo une lisibilité et une clarté parfaites du propos, dans un ensemble plein de lumière, d’humour et de tendresse. Cette captation occupe bien sûr la première place de la vidéographie actuelle de La Périchole.