Pour entrer dans le détail des interprétations du lied allemand par Fischer-Dieskau, il faudrait un volume entier. Nous intéressera ici plutôt le lien spécial qui unit le chanteur à ce répertoire, jusqu’à ne faire plus qu’un avec lui.
Fischer-Dieskau naquit par le lied. Prisonnier de guerre, il proposa à ses compagnons d’infortune des récitals de Schubert et de Wolf, alors que peut-être ils eussent préféré des chansons de Marlène Dietrich. Il sut, apparemment, les captiver. Après la guerre, son premier enregistrement fut un Winterreise (1947). Auditionné par Furtwängler, il lui chanta non pas Wolfram ou Posa, mais les Quatre chants sérieux de Brahms. Le chef, saisi, lui proposa de l’accompagner : Fischer-Dieskau, du haut de ses vingt-six dans, lui imposa des lieder de Mahler alors même que Furt avouait son peu d’affection pour Mahler. Cet attachement était, chez lui, d’enfance. Pendant et après la guerre, il devint autre chose : une mission. Avec le lied, dans ce qu’il portait de l’âme allemande, de ses poètes, il savait qu’il tenait une composante essentielle de son identité d’homme et d’artiste allemand, et que cela était indemne des ignominies du nazisme. Il savait aussi que la grande déroute de l’Allemagne avait tout contaminé et pourrait aussi bien entraîner dans son vaste tombeau non seulement la part corrompue de sa production artistique et intellectuelle (si l’on ose dire), mais aussi tout ce patrimoine dont on supposait qu’il avait des liens avec le dévoiement hitlérien.
Le lied fut ainsi cette région délicate et secrète dont nul ne pouvait supposer qu’elle avait nourri les délires racistes et pangermanistes du Reich. C’est par là que revivrait l’Allemagne et la langue allemande, qu’elles retrouveraient leur dignité ; là, on pouvait de nouveau faire sentir au monde la sensibilité et la lumière unique que la culture allemande avait su faire fleurir, pour le bien de l’humanité, avant que les barbares ne prennent en otage un héritage dont ils n’entendaient pas le premier mot. Fischer-Dieskau raconta la crainte et la douleur de faire entendre le lied allemand dans des pays que le nazisme avait martyrisés. Ce fut le cas dans les pays scandinaves, par exemple. Ce fut le cas aussi aux Etats-Unis où pourtant, apôtre, il se rendit tellement dans les années 50 et 60, remplissant Carnegie Hall. Ce fut le cas, a fortiori, en Israël, qui fut un de ses combats essentiels et une de ses grandes victoires, avec le soutien de Daniel Barenboim. Oui, il fallait que la langue et la musique allemande fussent dépolluées des associations maléfiques et rendues à une première jeunesse, dont le romantisme avait été le berceau. On se trompe généralement en pensant que Fischer-Dieskau se promena d’un répertoire à l’autre, visant la variété sinon l’éclectisme. Toute sa vie, Schubert, Schumann, Mahler, Brahms et Wolf furent et demeurèrent sa mission première. Il les emmena partout, tout le temps, avec une obstination inlassable. Aussi sa vie se consacra-t-elle à en faire valoir toutes les facettes, à faire comprendre que dans un simple lied, on pouvait tirer de multiples fils, et que la richesse des sentiments présents dans un vers de Goethe mis en musique par Schubert pouvait appeler trente lectures successives, jamais tout à fait la même. Il fallait que DFD, le premier, fût certain de l’inépuisable profondeur de ce répertoire pour qu’il s’y engage tout entier, comme il le fit jusqu’au dernier souffle. Ce faisant, il nous a nous aussi enseigné que, peut-être, nous devons mieux tendre l’oreille, écouter de plus près, jusqu’à entendre dans une syllabe, dans la couleur d’une voyelle, dans le souffle d’une consonne, un monde qui se déploie, comme les ailes de la nuit dans Mondnacht. Le récital de lieder avant DFD avait pu être un moment agréable ou émouvant de partage ; avec lui et après lui, il est devenu une exploration, un voyage.
Outre cette vocation apostolique, Fischer-Dieskau nourrit pour le lied allemand une ambition encyclopédique. Elle passa non par le concert, mais par le disque. Sa conviction était en réalité elle aussi ancrée dans l’expérience du désastre et de la destruction : un jour, tout serait perdu. Il lui fallait s’assurer donc de tout mettre à l’abri de la ruine et de l’oubli. Le lied allemand fut, plus que tout autre pan de son répertoire, l’objet de sa passion salvatrice. Il en explora les moindres recoins, et en confia au disque les moindres gemmes. Il est amusant parfois de constater que les chanteurs de concert offrent, sur scène ou au disque, des œuvres qu’ils présentent comme très rares, voire carrément inconnues. Dans quasiment cent pour cent des cas, Fischer-Dieskau en a déjà produit au moins un enregistrement, depuis les lieder de Reichardt jusqu’au lieder de Eisler en passant par les mélodies allemandes de Grieg. Cette thésaurisation serait un moindre événement si à ces interprétations il n’avait apporté un soin aussi minutieux qu’à ses Winterreise ou Dichterliebe, exhumant pour nous la signification et le parfum de lieder que tout pourtant destinait à rester inconnus.
Si bien que derrière l’encyclopédisme se profile, me semble-t-il, une raison plus profonde, plus vitale aussi : faire comprendre qu’il n’y a pas, chez les génies, d’œuvres mineures, et que rien n’est nativement passible d’oubli et d’indifférence. L’histoire de la culture est, on le sait, grevée par cette pensée absurde, celle du « canon ». C’est ainsi que des dizaines de tragédies de Sophocle ou d’Eschyle, il ne nous en reste, pour chacun, que sept. Le tri effectué dans le travail du génie humain par des pédagogues bien intentionnés a souvent abouti à la disparition entière et souvent irrémédiable de chefs-d’œuvre dont la redécouverte occasionnelle atteste qu’ils ne méritaient pas de sombrer. Ce que les amoureux de la musique ancienne firent pour Monteverdi, Vivaldi ou Haendel, Fischer-Dieskau avant eux le fit pour Schubert ou Schumann, et tout aussi bien pour Zelter et Reichardt. Un combat contre le temps, contre la mort, contre l’oubli et finalement contre cette propension de toute génération à l’amnésie, voilà aussi ce qui définit le rapport de Fischer-Dieskau avec le lied allemand.