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DFD 100 – Dietrich Fischer-Dieskau et Wagner

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Actualité
11 juin 2025
La baryton allemand partageait avec Wagner un culte absolu du verbe.

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Détails

Dietrich Fischer-Dieskau ouvre le livre qu’il a consacré à Wagner (1813-1883) et Nietzsche (1844-1900) par une anecdote : « Socrate, attendant la mort dans sa prison, entendait chaque nuit dans ses rêves une voix qui lui murmurait : “Fais de la musique”. Dès cet instant, le vieux philosophe obéit à la voix mystérieuse et se mit à jouer de la flûte, composant un hymne à la gloire d’Appolon, transcrivant des fables en vers. Musique et philosophie, cheminant de concert, l’accompagnèrent jusqu’à sa mort »[1]. D’emblée, alors qu’il consacre un ouvrage qui tient à la fois de la biographie et de l’essai à deux enfants terribles du romantisme (ou monstres sacrés, selon les sensibilités), DFD établit un lien intime entre musique, philosophie et pensée de la mort ou, dans une lecture un peu différente mais pas incompatible, entre musique, poésie et sensation de l’écoulement du temps.

S’il est le maître incontesté du lied, c’est sans doute parce que, mieux que personne, DFD a su toucher le sens profond des mots – sens qui, dans ce contexte, ne prend son épaisseur qu’en rapport avec la partition, d’une part, et avec l’exécution de celle-ci, c’est-à-dire avec l’expérience directement vécue de la durée, d’autre part. Sens profond des mots qui, bien sûr, déborde et se répand dans le monde : toucher le sens profond des mots, c’est toucher le sens profond des idées et des sentiments – c’est-à-dire le sens profond de toute vie. Avant de choisir le chant, c’est à la poésie que DFD voulait se consacrer. Constatant qu’il avait peut-être plus à apporter en interprétant qu’en écrivant, il n’a toutefois jamais rompu ce lien fort : « Les poèmes m’ont séduit très tôt. Je leur ai consacré ma vie, par devoir et par plaisir, en les comprenant peu à peu »[2]. Les cycles de lieder sont autant de cycles de poèmes que l’interprète a su ciseler, c’est-à-dire comprendre de plus en plus finement, de plus en plus profondément en les travaillant – certes – mais aussi en se documentant, en lisant (notamment les travaux de Freud et des psychanalystes), en écrivant énormément. DFD intellectualisait pour interpréter.

Avec le romantisme, la musique allemande amorce un renouveau expressif qui cristallise la fusion du mot et de la partition : « Alors apparut le langage lyrique, d’abord dans des pièces courtes et simples, convenant aux sentiments les plus intimes de l’âme »[3]. Schubert donna au lied de nouvelles dimensions, certes, mais la révolution gagnait aussi l’opéra. Chez Schubert comme chez Wagner, au fond, le sens prend une dimension nouvelle, à la fois au-delà des mots et au-delà de la partition – une dimension nouvelle qui doit beaucoup à la poésie en ce qu’elle porte un rythme et une direction qui, à bien des égards, sont déjà musicaux. DFD avait évidemment pleinement conscience de l’importance du mot chez Wagner et n’a pas manqué d’établir le parallèle avec le lied. Malgré des proportions en apparence incommensurables (quelques minutes pour un lied, quelques heures pour un opéra wagnérien), DFD souligne l’unité conceptuelle qui unit Schubert et Wagner :

« Wagner décrit parfaitement la synthèse du vers et de la mélodie. Et l’on peut constater, de ce point de vue, qu’il se rapproche de Schubert. Le vers – élément poétique – constitue la base qui détermine la structure mélodique. Le musicien réalise alors la superposition du vers et de la musique selon la manière dont il conçoit les centres de gravité et l’accentuation, l’organisation rythmique, la hauteur des sons et la combinaison des uns et des autres. La modulation et les timbres de l’orchestre ainsi que l’expression dramatique des chanteurs (chanteurs-acteurs) soutient l’action qui se déroule sur scène »[4] .

[1] D. Fischer-Dieskau, Wagner et Nietzsche. L’initiateur et son apostat [1974], trad. fr. L. Touzin-Bauer et C. Gaulin, Paris, éd. Francis Van de Velde, 1979, p. 9.
[2] D. Fischer-Dieskau, Résonance. Mémoires [1987], trad. fr. B. Hébert, Paris, éd. Pierre Belfond, 1991, p. 16.
[3] D. Fischer-Dieskau, Wagner et Nietzsche. L’initiateur et son apostat [1974], op. cit., p. 13.
[4] Ibid., p. 25.

Mais le rapport de l’interprète à la musique de Wagner n’est pas qu’intellectuel, loin s’en faut. Comme Obélix – à supposer que la musique de Wagner soit comparable à la potion magique, ce qui n’est pas absurde d’emblée –, il est tombé dedans quand il était petit. Dans ses mémoires, DFD raconte : « Mon plus grand plaisir était de me blottir comme un animal familier sous le grand piano à queue, et de tendre l’oreille aux sons puissants qui, sous les doigts magiques de mon père, s’en échappaient, proches à faire peur. Mon père m’a raconté plus tard qu’à l’âge de quatre ans, ayant entendu à la radio des extraits de Lohengrin, j’avais été totalement subjugué par ce premier échantillon lyrique. J’en fus, plusieurs jours durant, tout enfiévré »[1]. On sait que, une trentaine d’années plus tard, en 1955, le jeune Dietrich donnera au héraut de Lohengrin – rôle pourtant succinct – une épaisseur dramatique singulière à Bayreuth. On lit ainsi dans la Rhein und Ruhr-Zeitung de l’époque : « La plus vive impression fut produite par DFD dans le rôle du héraut ; il a montré, notamment grâce à la puissance et à l’aisance de sa voix, que le personnage est essentiel à l’intelligence de l’œuvre ».

Quand il avait cinq ans, c’est avec un théâtre de marionnettes que le petit Dieter s’amusait, jouant les classiques et s’amusant, avec son oncle, à mettre en scène le deuxième acte de Tannhäuser, le tournoi des chanteurs à la Wartburg. Au fond, du petit théâtre pour poupées au temple de Bayreuth, DFD n’a jamais cessé de raconter des histoires – d’éclairer les textes de Wagner par sa sensibilité d’abord instinctive puis, peu à peu, nourrie et travaillée. À Bayreuth, DFD interprètera quelques rôles, plutôt secondaires : Wolfram von Eschenbach dans Tannhäuser et Der Heerrufer dans Lohengrin en 1954, à nouveau Wolfram von Eschenbach et Amfortas dans Parsifal l’année suivante, en 1956 Fritz Kothner dans Die Meistersinger von Nürnberg, encore Wolfram von Eschenbach en 1961.

[1] D. Fischer-Dieskau, Résonance. Mémoires [1987], pp. 16-17.

C’est surtout au disque que DFD s’illustre dans le répertoire wagnérien, couvrant les œuvres principales du compositeur allemand. Il enregistre une intégrale de Tannhäuser avec le chœur et l’orchestre du Deutsche Oper Berlin sous la direction d’Otto Gerdes en 1969 aux côtés notamment de Birgit Nilsson. Sous la baguette de Franz Konwitschny, il tient le rôle-titre dans Der fliegende Holländer avec Gottlob Frick en Daland et Marianne Schech en Senta. Il grave Lohengrin dans deux rôles différents : le rôle de Friedrich von Telramund en 1963 sous la direction de Rudolf Kempe avec Jess Thomas en Lohengrin, Elisabeth Grümmer en Elsa et Christa Ludwig en Ortrud, les Wiener Philharmoniker et le Chœur du Wiener Staatsoper, et le rôle du Héraut, une vingtaine d’années plus tard, sous la direction de Georg Solti, entouré de Plácido Domingo (Lohengrin) et Jessye Norman (Elsa), avec les Wiener Philharmoniker. Dans Tristan und Isolde, il est Kurwenal sous la direction de Wilhelm Furtwängler en 1952 et, exactement trente ans plus tard, sous la direction de Carlos Kleiber avec René Kollo et Margaret Price. Il saisit la complexité de Hans Sachs (Die Meistersinger von Nürnberg) dans un enregistrement d’Eugen Jochum, à la tête de l’orchestre et des chœurs du Deutsche Oper Berlin. Plácido Domingo est alors Walther et Catarina Ligendza, Eva. Il enregistre Amfortas (Parsifal) sous la direction de Georg Solti avec les Wiener Philharmoniker, René Kollo (Parsifal), Christa Ludwig (Kundry), Hans Hotter (Titurel) et Gottlob Frick (Gurnemanz).

Du côté du Ring, DFD n’enregistre que le prélude, une partie de la première journée et la dernière journée. Il est Wotan dans Das Rheingold sous la baguette d’Herbert von Karajan. Quant à Die Walküre, il n’en enregistre que la dernière scène où le roi des dieux exprime ses sentiments contrariés alors qu’il bannit sa fille, Brünnhilde. Dans Götterdammerung, il enregistre sous la baguette de Georg Solti aux côtés de Birgit Nilsson.

Si DFD a davantage marqué par ses enregistrements que ses prestations scéniques dans ce répertoire, c’est peut-être parce qu’il se considérait lui-même comme un acteur moyen, sinon médiocre. À une époque où chanter n’impliquait pas de jouer, Gustav Krug (1843-1902) écrivait : « Wagner n’a-t-il pas déjà fait la preuve qu’il avait mis sa théorie en pratique dans Tristan et dans le Ring, où poésie et musique sont si intimement liées ? Ne serait-il pas également possible que le chanteur, par exemple, devienne également comédien ? ». Dans cette quête d’un art total, sensible à toutes les dimensions d’une œuvre unique mais protéiforme pour véhiculer un sens plus profond et mieux saisi, DFD a assurément parfaitement réalisé l’union de la musique et du texte (union qu’il a d’ailleurs développée dans un livre : Les Sons parlent et les mots chantent[1]). Certes, le timbre manque peut-être du tranchant des barytons wagnériens et la puissance de l’émission ne s’abandonne pas à la part d’irrationnel que l’on décèle chez d’autres. En un mot, ce n’est pas aux sens que Fischer-Dieskau s’adresse d’abord. Le raffinement du sens, en revanche, faire émerger des dimensions insoupçonnées, révèle des personnages, épaissit nos horizons. Dans une musique qui revendique un texte littéraire et un sous-texte orchestral, dans une musique où les degrés de compréhension sont multiples – enchâssés mais pas toujours concordants – n’est-il pas indispensable de toujours revenir à Fischer-Dieskau ?

[1] trad. fr. M. Vignal, Paris, Buchet/Chastel, 1993.

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