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Le complexe Puccini

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Edito
1 mai 2006

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Le complexe Puccini

Pour quelques milliers de lecteurs remplis d’aise, Forum Opéra doit traiter avec l’acrimonie de quelques-uns. Acrimonie qui parfois confine à la haine. Haine qui confine parfois au délire, à la folie même. Ainsi, un récent lecteur, se prévalant d’une obscure chaire d’enseignement dans la splendidissime ville de Rome, s’autorisa à nous accabler d’amères injures et de menaces de mort

La raison ? Dans l’interview que Dieu a bien voulu nous accorder, Celui-Ci se défend de vouloir anticiper la montée jusqu’à Lui de Madame Anfuso, pour s’éviter les désagréments de gloussements incongrus. Chose que notre lecteur, maîtrisant mal notre langue, a comprise tout de travers – pensant que nous exprimions des intentions assassines à l’égard de Madame Anfuso. Si tel était le cas, loin de nous la naïveté de l’écrire. Du reste, tel n’est pas le cas. Nous demandons au contraire le droit de continuer à bien rire en entendant Monteverdi interprété à la manière d’un perroquet affligé de trachéite spongiforme. Et le droit de nous esclaffer lorsqu’une science qui se réclame d’une lecture soigneuse des manuscrits les plus rares et les plus scandaleusement oubliés aboutit aux rengorgements hoquetants d’une poule qui aurait avalé son œuf. Droit enfin de sourire lorsque la dame renvoie à leurs chères études les Harnoncourt, Gardiner, Biondi, etc. au nom des traités et méthodes dont elle s’est meublé la mémoire. Ces droits, hélas, notre cher ami romain nous les refuse au nom des certitudes que lui donnent sa science, sa chaire et une bêtise sinon sans fond, du moins sans pudeur. Nous sommes certains, pour notre part, que Madame Anfuso dispose d’un sens de l’humour à l’épreuve des balles, dont chacun de ses disques est l’immarcescible témoignage. La prochaine fois que nous la rencontrerons, nous rirons avec elle du zèle pathologique de certains de ses défenseurs.

Mais il y a quelque chose, dans cet échange, qui nous saisi. S’attaquant vertement à notre ignorance crasse due entre autres à une formation intellectuelle et musicale nullarde reçue au sein des « écoles de masse », notre correspondant raille notre ouvrage sur Puccini (Avec Puccini, PUF, 2002, en vente partout), sans naturellement, et de son propre aveu, l’avoir lu, ce qui prouve si besoin était que l’obscurantisme a encore de beaux jours devant lui, y compris parmi les Diafoirus d’académie. Mais raillant notre ouvrage, il raille Puccini lui-même. Puccini, dit-il en substance, ce n’est pas de la culture. Peut-être même pas de la musique. C’est de l’opéra. C’est-à-dire, nous dit-il encore, une sorte de bouillie sonore qui ne dépasse guère le niveau esthétique et intellectuel de Dallas.(sic)

Contre-argumenter ? A quoi bon ? Il nous suffit ici de sentir le frisson de joie qui nous parcourt l’échine, et qui vaut tous les arguments. Car c’est pur bonheur que de savoir que les petits doctes, les savants d’officine, les érudits de fond de cave, les traîne-savates de Sorbonne, les suppôts de séminaires pour retraités assoupis vomissent Puccini et tout ce qui pourrait y ressembler au nom de… de quoi, au fait ? Sans doute de l’enflure de cette musique, de son pathos bruyant, de son absence complète d’ambition intellectuelle, de son sensualisme terre-à-terre, de son lyrisme de venelle napolitaine, de son orchestre pâteux, de son usage sauvage des voix… sans parler de son indifférence absolue au néo-platonisme et à la mathématique aristotélicienne. Bref, on vomit Puccini au nom de la culture, de la tradition, de l’intelligence et peut-être bien de la Vérité.

Oserai-je le dire ? Puccini est à mes yeux un sommet de la culture, de la tradition, de l’intelligence et même de la Vérité. Il avait l’œil lourd, un cou de taureau, du goût pour les gros bateaux et les parties de chasse. Il aimait les notes tenues et les cantatrices à la gorge déployée. Mais Eschyle était un père de famille replet, et il présente des Chœurs qui piétinent sur place, des femmes qui ululent, des héroïnes masquées qui hurlent leur douleur ou leur lamentation. Mais Shakespeare fait jaillir le sang, baver les sorcières, éructer les tyrans. Mais Balzac aimait les draperies épaisses et les cannes à pommeau et ses personnages sentent la sueur, le soufre et la pisse. Et certes, nous sommes bien loin des cabinets de lecture où l’encaustique fait tourner de l’œil ceux qui ne se sont pas endormis sur le huitième commentaire de la huitième sous-partie du huitième traité du De Musica de Vaticinius le Jeune dont toutes les sous-Anfuso du monde font leur nectar… Nous ne sommes sans doute jamais très loin du beaufisme culturel, de la sensation comme critère esthétique ; nous ne sommes pas forcément exempts du soupçon d’anti-intellectualisme snobinard ; et nous risquons fort de verser dans un esthétisme ramolli.

Mais il me semble que dans cette épaisseur charnelle et nerveuse se convulse une humanité sanguine et vraie. Que l’intelligence suprême est de la capter, de la montrer, de la faire sentir physiquement. Que toute la tradition musicale et littéraire – et l’on ne peut que répéter la proximité troublante entre opéra et tragédie grecque – se réclame d’abord de ce désir fou de saisir l’humain en l’homme, et non dans la fascination morbide pour la littéralité. Que, même, cette littéralité, cet attachement presque maniaque au texte, l’acribie philologique, sont intellectuellement et esthétiquement une impasse. Une stérilité parée des atours peu trompeurs de l’érudition. (Nietzsche et quelques autres l’ont remarqué avant moi). Que le premier fruit de la littéralité stricte et absolue, c’est non pas la vérité, mais le dogmatisme. Et que le dogmatisme est précisément le contraire de ce qui, dans la vie, est foncièrement plastique, changeant, versicolore. Il y a au fond de toute opéra de Puccini, de toute phrase de Puccini, cette espèce de vitalité animale qui palpite. Ce même instinct de vie s’entend dans les plus beaux Requiems ?

Je n’aime guère les folles lyriques. Les bourgeois ignorants me fatiguent. Les parterres de têtes blanches où courent sans trêve les raclements de gorge et les toux grasses me désespèrent. Les péronnelles et les freluquets qui jugent les artistes et les œuvres du haut de leur récente discothèque m’irritent. Mais, mon Dieu, je suis prêt à les serrer dans mes bras, à les embrasser avec feu, à les défendre contre vents et marées, car ils ne sont pas de ceux qui haussent les épaules en entendant Tosca. Et s’ils tracent parfois des remarques sur leur ardoise de petits Beckmesser, c’est pour mieux cacher leurs larmes de joie. Ceux-là sont mes frères et sœurs. Et ce sont, bien évidemment, nos chers, nos très chers lecteurs.

Sylvain Fort

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